[SERIE D'ETE] Dans un second volet de notre série d'été sur la saga des Harry Potter et ses enseignements philosophiques, libertepolitique.com propose des pistes de réflexion sur la définition du mal à travers les sept tomes et tout particulièrement l'identité de l'ultime ennemi du héros : Voldemort. Cette analyse tentera de faire la lumière sur la conception du bien et du mal sous-jacente à la saga : un élément non déterminant mais essentiel pour juger d'une bonne ou une mauvaise littérature jeunesse.
Du statut moral de la fiction
Il existe plus d'une raison d'être particulièrement attentif à la littérature proposée à la jeunesse. L'une d'entre elles est notamment que ces fictions – par l'emploi répétitif et la conception qu'elles ont des notions de bien et mal – peuvent altérer le sens moral des jeunes lecteurs en manque d'expérience. La saga des Harry Potter ne fait pas exception.
Attention cependant, si nous nous autorisons à considérer une certaine perméabilité entre le monde de la fiction et celui du jugement moral, il ne faut pas pour autant confondre les deux plans. Certes tout ce qui fait partie de la culture en général n'est jamais totalement amoral. Si l'œuvre elle-même peut parfois être considérée comme neutre, il y a toujours un aspect ou une conséquence morale, ne serait-ce que du côté de l'artiste ou du spectateur. S'il est important de s'assurer qu'une œuvre n'est pas délétère en matière morale, on ne peut pas pour autant juger sa qualité à partir de sa conformité à la morale. Une hypothétique fiction qui serait parfaitement morale pourrait être un désastre artistique et ne rendra pas meilleur son lecteur. La fiction est et demeure un divertissement qui s'adresse à l'imagination. Par là, elle peut, par le biais de l'expérience commune, influencer le développement moral mais ce sera toujours accidentel.
La conséquence de cette observation est double. Cela signifie d'une part que notre analyse de la conception morale présente dans la saga des Harry Potter ne peut en aucun cas constituer un encouragement à la lecture sans prudence. Rappelons-le, le discernement des éducateurs est essentiel et les différents tomes ne s'adressent pas aux mêmes tranches d'âges. D'autre part, une fiction, œuvre de détente, ne peut jamais en elle-même rendre meilleur son lecteur, même par le biais de l'identification ou de la catharsis. On peut en attendre au mieux qu'elle nous fasse réfléchir sur la vie, l'amour, le bien ou le mal... toutes choses qui peuplent les fictions et nous interpellent. C'est ce que nous proposons ici : de revenir sur la définition du mal présente dans Harry Potter et incarnée en majeure partie par l'un des personnages centraux : Voldemort.
Voldemort : le mal dans toute sa privation
Harry Potter, c'est l'histoire d'une lutte entre les partisans du bien et ceux du mal. Un mal incarné dans la saga par un personnage éminemment sombre et cruel : Voldemort. A mesure que le lecteur avance dans la découverte des tomes, il dispose de plus en plus d'informations qui aboutissent à une construction complexe très éloignée d'un simple antagonisme. Ce sont ces caractéristiques qui viennent enrichir notre compréhension du mal qu'incarne Voldemort dans la saga et qui rendent possible notre présente analyse de la conception morale dans Harry Potter.
Le mal est un parasite. Le mal est philosophiquement [1] l'absence d'un certain bien dans un sujet qui devrait avoir ce bien. Cela revient à dire que le mal est la privation d'une perfection liée à la nature du sujet. Définir le mal comme absence, comme manque ou comme privation, ce n'est pas nier la réalité du mal, mais c'est lui donner sa véritable nature : il n'existe pas par lui-même, mais toujours dans et par un autre être, lequel est atteint par ce mal.
Voldemort illustre parfaitement cette définition du mal. Rappelons que Voldemort est presque toujours défini par la négative. Il est par exemple celui dont on ne doit pas prononcer le nom . Lors de sa première rencontre avec Harry Potter dans l'Ecole des sorciers, Voldemort n'a pas de corps : Tu vois ce que je suis devenu ? dit le visage. Ombre et vapeur... Je ne prends forme qu'en partageant le corps d'un autre... (p.286). Voldemort est alors un parasite sur le corps du professeur Quirell. Sa survie dépend en outre du fait qu'il se nourrisse de sang de licornes, des êtres purs et sans défense . Parce qu'il parasite la vie des autres, sa vie n'est qu'une demi-vie : Voldemort ne fait que survivre. Sur le plan moral tout concorde dans la description et les actes de Voldemort à la définition d'un mal qui n'est pas un être en soi mais bien une privation d'un bien (ici le nom, le corps ou la vie).
Par la suite, le lecteur découvre que Voldemort a des partisans : les mangemorts. Il vit à leur crochet, abrité et nourri par ces derniers (notamment les Malefoy). C'est avec leur aide que Voldemort parviendra à retrouver un corps et à se régénérer au moyen d'un antique sortilège nécessitant trois sacrifices : les os du père, la chair du serviteur et le sang de l'ennemi mortel. L'horreur du processus démontre une fois encore le caractère parasite du mal. Contrairement à un véritable enfant, Voldemort affaibli ne peut s'épanouir et devenir adulte : il acquiert son corps mature aux dépens d'autrui expliquent David et Catherine Deavel dans Harry Potter et la philosophie (éditions Michel Lafon, p.188). Le mal est donc incapable des caractéristiques de l'être. Même la croissance naturelle est inaccessible à Voldemort dans Harry Potter. Il est d'ailleurs dit à propos de Voldemort qu'il tente constamment d'effacer toute trace de son humanité afin d'apparaître plus qu'humain. Mais se faisant il ne fait que nier un peu plus son être...
Ainsi, Voldemort se révèle au fil des volumes comme une illustration de cette définition du mal comme absence, comme privation. Mais s'il est une figure du mal, c'est bien entendu d'abord en raison de ses actes.
Par ses actes, Voldemort incarne le mal moral
Si le mal est une privation, il aura donc toujours une faiblesse, rappellent David et Catherine Deavel. Son pouvoir découle non pas de la véritable force, mais de la manipulation et de la déformation de ce qui est bon (p.189). Voldemort dans les romans est faible, physiquement au début comme nous l'avons vu et mentalement tout au long de l'histoire car Harry Potter représente un échec public de ses pouvoirs qu'il ne supporte pas, lui qui a passé son existence à en accumuler toujours plus.
Voldemort s'épanouit donc dans la tromperie et la dissimulation. La tromperie, en incitant ses partisans au nihilisme, en tentant de les convaincre de la vacuité des principes moraux : J'étais un jeune homme stupide, à l'époque, plein d'idées ridicules sur les notions de bien et de mal. Lord Voldemort m'a montré à quel point j'avais tort, il n'y a pas de bien ni de mal [...] révèle le professeur Quirell (L'école des sorciers, p.293-294). Vodemort trompe ses fidèles et les incite à partager sa vision du monde, une vision principalement faite de la quête des biens apparents comme le pouvoir, l'immortalité, signes de l'orgueil de Voldemort. A cette tromperie vient s'ajouter la dissimulation du mal et le mensonge . Un mensonge qui s'apparente au mal physique. Voldemort se transforme au fur et à mesure. Il change son nom passant de Tom Jedusor à Voldemort et change son apparence. Ce n'est sans doute pas un hasard – et peu importe que J.K Rowling en soit consciente ou pas – si Voldemort finit par ressembler à un serpent. Le serpent est, dans la Bible, l'image du Démon, celui qui est homicide dès l'origine, celui par qui le péché est entré dans le monde, un péché qui est précisément un péché d'orgueil. Son inhumanité morale se traduit dans son corps : il est même privé, par sa propre faute, de la beauté qui était la sienne au départ. En niant l'existence du bien pour laisser le champ libre au mal, c'est l'humanité même que [le mensonge de Voldemort] récuse.
Les bien apparents de Voldemort : le véritable sujet moral
Tout comme Voldemort trompe ses partisans, il est possible dans notre monde de nous faire abuser ou de nous abuser dans l'identification des biens réels ou apparents. C'est pourquoi une telle œuvre de fiction peut être une occasion de réflexion pour les jeunes. Pourquoi l'orgueil, la quête d'immortalité et le désir de puissance sont mis du côté d'un personnage mauvais, voire maléfique ? Parce que la quête de ces biens apparents conduit toujours à des dérives graves dans l'ordre moral.
Il est explicite que Voldemort recherche avant tout le pouvoir. Le professeur Quirell le dit dans L'école des sorciers au chapitre 17 : il n'y a que le pouvoir et ceux qui sont trop faibles pour le chercher (p. 294). L'influence de Voldemort pervertit le jugement de ses partisans et les convertit à sa vision du monde. Tout le reste de son action consiste, par l'intermédiaire des mangemorts, à prendre le pouvoir et à assurer la domination des sorciers sur toutes les créatures magiques, et sur les moldus. Son projet est totalitaire, comme une concrétisation du mal politique. Dans son rêve fou, des hommes libres – les moldus, les sorciers né moldus, les cracmols – sont privés de leur statut de citoyen. Même les sorciers seraient privés d'une part importante de leur liberté : de penser, d'agir... comme dans tout régime totalitaire ! On trouve même dans le projet de société de Voldemort le versant extrême d'une négation du réel :
A poudlard, les sorciers sont répartis dans des maisons selon leurs caractéristiques et leurs désirs (Gryffondor, Poufsouffle, Serdaigle ou Serpentard) ; mais Voldemort a pour projet de n'avoir plus qu'une maison, Serpentard, où tous les élèves seront placés, qu'ils le veuillent ou pas (Les reliques de la mort, p.853). La négation de la réalité des différences entre les personnes : nouvelle illustration du mal comme privation.
Le paradoxe de Voldemort est par ailleurs que toute sa quête tourne autour de la lutte contre ce qui est, au plan naturel, le pire des maux : la mort. Il ne veut pas mourir, il n'y a pour lui rien de pire que la mort , comme il l'affirme (L'ordre du phenix, p.968), ou Dumbledore le dit de lui, à plusieurs reprises (Le prince de sang mêlé, p. 643 : Une fois de plus, Lord Voldemort n'a pas compris qu'il existe des choses bien plus terribles que les blessures physiques. ; Les reliques de la mort, p. 829 : Cette nuit-là, Harry, il était plus effrayé que toi. Tu avais accepté et même assimilé l'éventualité de la mort, quelque chose que Lord Voldemort n'avait jamais été capable de faire.). Cela pourrait paraître positif. Mais dans les faits, Voldemort ne veut que sa propre immortalité. Il ne cherche pas à guérir les malades, ni à faire profiter autrui de ses découvertes. Sa quête est égoïste. En outre, il refuse la mort en tant qu'elle est liée à un ordre naturel qu'il ne contrôle pas, qu'il ne maîtrise pas entièrement. Sa quête de l'immortalité s'inscrit essentiellement dans son désir de toute puissance. La mort est le pire de tous les maux, c'est vrai, parce qu'il est toujours meilleur d'être que de ne pas être. Mais pour l'homme, comme pour les autres vivants naturels, elle est constitutive de son essence. Voldemort refuse cette donnée-là, cette détermination. Il y a dans sa révolte contre l'ordre naturel quelque chose de sartrien : être libre de tout, de la vie comme de la mort. Les remarques de Dumbledore sur la mort confortent cette lecture (ES, 17 ; OP, 36 ; PSM, 26 ; RM, 35). Ainsi, même ce qu'il y a de juste dans la vision de Voldemort – la mort comme un mal – est détourné, dévoyé pour prendre place dans une vision déformée de la réalité qui commande des actions mauvaises.
Ces biens apparents après lesquels court Voldemort nous conduisent à sa caractéristique fondamentale, son orgueil. On le voit croître au fil des livres, si bien que à la fin, il ne se cache même plus : il est extraordinaire, il le sait, le revendique (voir Le prince de sang mêlé, p. 319 : Jedusor [véritable nom de Voldemort ndlr] se montrait tout disposé à accepter l'idée qu'il était – pour employer ses propres termes – "quelqu'un d'exceptionnel" ; Les reliques de la mort, p. 763 : Il est vrai que je suis extraordinaire concède-il). Nous l'avons déjà vu, Voldemort fait tout pour paraître plus qu'humain. Sa quête d'un pouvoir toujours plus grand tout comme ses transformations physiques viennent de cette volonté farouche de paraître plus qu'un homme. Par voie de conséquence, le trait de personnalité central de Voldemort est la négation de ce qui est constitutif du bonheur humain, c'est-à-dire l'amour et la connaissance. Sur l'amour, Dumbledore indique clairement que Voldemort n'a pas d'amis et ne veut pas en avoir (Le prince de sang mêlé, chapitre 13). Voldemort ne sait rien des elfes de maison, des contes pour enfants, de l'amour, de la loyauté, de l'innocence et il n'y comprend rien (Les reliques de la mort, p.827) : il n'aime personne, que lui-même ! Cela est vrai non seulement à propos de l'amitié fondée sur le bien honnête, mais aussi de l'amitié fondée sur le plaisir (Voldemort ne prend pas de plaisir avec les mangemorts) ou encore l'amitié fondée sur un bien utile. Voldemort n'a que des partisans qui l'appellent Maître ( My Lord ). Par conséquent, il ne peut exister aucune égalité, condition essentielle de l'amitié même imparfaite. Voldemort ne veut le bien en rien et pour personne. Il ne veut que ce qu'il voit comme son bien, c'est-à-dire ses biens apparents : le pouvoir et l'immortalité.
On comprend dès lors comment il peut ne montrer aucune pitié et n'est que mépris pour autrui, comment il peut tuer pour le plaisir et enchaîner les meurtres de sang froid (c'est le cas de le dire). Comme le résume Dumbledore il montre aussi peu de pitié pour ses partisans que pour ses ennemis (L'école des sorciers, p.291). En outre, Voldemort ne cherche pas à accomplir son intelligence. Ce n'est pas connaître qui l'intéresse, c'est maîtriser. De sorte qu'il est une illustration d'une connaissance tronquée. Tout son savoir est pratique, il n'y aucune quête d'une connaissance spéculative chez lui. Sa connaissance de la réalité, cependant, est demeurée tristement incomplète... révèle Dumbledore ! Lorsque quelque chose paraît sans valeur à Voldemort, il ne prend pas la peine de s'y intéresser (Les reliques de la mort, p. 827).
En somme, Voldemort dans le roman est une négation de l'amour et une négation de la connaissance. Il incarne la privation du bonheur comme finalité naturelle de l'homme et par là est une parfaite allégorie de la définition du mal comme privation. Voldemort incarne le mal de l'homme qui nie sa propre nature. Il agit toujours pour le mal, en le choisissant délibérément, en pleine connaissance de cause. Ce mal qu'il choisit est toujours un mal grave voire gravissime. Il le fait sans qu'aucune pression ne s'exerce sur lui : il est libre. On retrouve les trois critères théologiques du péché mortel, les trois critères philosophiques de l'actions moralement mauvaise : liberté, connaissance, mal grave. Voldemort illustre le choix du mal. D'autre part, son personnage est complexe et recouvre en fait la négation de tout ce qui est naturel chez l'homme : son essence (qui inclut la mortalité et la relation à autrui), son bonheur et son intégrité physique.
Bien sûr il sera toujours possible de trouver cette analyse exagérée. Rappelons cependant que la question n'est pas de savoir si J.K. Rowling est consciente de ces éléments présents dans ses romans. Il y a dans Harry Potter un enracinement dans l'expérience commune. C'est cette dernière qui rend possible cette analyse et explique une part du succès de la saga. C'est ce qui faisait dire à Aristote que la poésie est plus philosophique que l'Histoire [2].
A lire également :
- Les dangers spirituels de la magie (1/6)
- Voldemort : une allégorie du mal dans Harry Potter ? (2/6)
- Dumbledore, l'homme sage dans Harry Potter ? (3/6)
- Poudlard, une école de vie ? (4/6)
- Le jugement moral dans Harry Potter (5/6)
- Ron et Hermione, les leçons sur l'amitié (6/6)
- Harry Potter : ange ou démon ? (conclusion)
Cette série d'articles est réalisée avec l'aimable collaboration d'Antoine Gazeaud, enseignant en philosophie à la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Toulouse.
[1] Notamment d'après les définitions qu'en donnent Aristote dans l'Ethique à Nicomaque, Saint Augustin dans ses Confessions et Thomas d'Aquin dans le De Malo.
[2] Aristote, Poétique, chap. 9, 1451b 5-7, trad. J. Hardy, coll. Tel , Paris, Gallimard, 1996, p. 94.
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