La presse française offre une lecture assez convenue de la politique américaine (je veux dire : de la petite politique = politics, voire politiking), et du scénario vraisemblable qui va se jouer pour la prochaine élection présidentielle. Si l'on garde à l'esprit, simultanément, la grande et la petite politique, on verra les choses autrement.

Le scénario de référence tenu pour plus probable a peu de chance d'aboutir :

  1. Le Tea Party cause le plus grand souci aux dirigeants républicains. Il faut prévoir la division du parti républicain en 2012.
  2. La rigidité idéologique des extrémistes de Droite (toujours le Tea Party) les conduira à paralyser la machine du gouvernement et cette situation, inquiétant et mécontentant l'opinion, fera basculer à nouveau les Indépendants du côté d'un Obama recentré, à l'image sociale, réaliste et conciliante.
  3. La durée de la crise et l'aggravation de la pauvreté devrait jouer dans le sens d'une demande de protection et de sécurité, qui a priori avantagera plutôt les socio-démocrates. Ces trois éléments permettent d'escompter la réélection du Président Obama en 2012. Tel est ce que j'appelle ici le scénario de référence .

 

Ce même scénario suppose aussi que les électeurs des primaires républicaines cèderont à la tentation de Sarah Palin – un choix tenu pour suicidaire.

Mme Palin est d'ailleurs candidate, comme le montre son activité débordante, la parution d'un second livre et la réalisation de son grand reportage sur TLC (annoncé dans le New York Times, C1 et C 17, le 12 novembre 2010 ; vous pouvez trouver une preview de Sarah Palin's Alaska sur www.nytimes.com/television ). Mais, pour l'instant, Sarah Palin reste le challenger. La plupart des gens avec lesquels je m'entretiens parlent plus volontiers de Mat Romney, de Huckabee, ou de Newt Gingrich.

Le scénario de référence ne semble pas être pas un scénario absurde. Tous les événements indiqués sont susceptibles de se produire. Il faudrait être prophète pour exclure aujourd'hui la réélection d'Obama en 2012 (aussi bien que pour la prédire avec assurance). Par exemple, s'il y avait la guerre, en Iran ou ailleurs, ou si une nouvelle crise financière générale se déclenchait, la face des choses serait changée.

Tout ce qu'on sait, pour l'heure, et selon les sondages, c'est que si l'élection avait lieu aujourd'hui, Obama serait battu par Huckabee ou par Romney (photo), et même, en cas de primaires démocrates, distancé par Hillary Clinton.

Maintenant, en présence du scénario de référence , ma réaction est plutôt de penser que la passion politique aveugle, hallucine et rétrécit l'esprit.

La 4e règle de Descartes est de ne pas faire des dénombrements partiels.

À omettre des données, on rend la pensée inadéquate au réel et l'action inefficace. C'est pourquoi les journaux nous apprennent si souvent plus sur les espoirs de leurs rédacteurs que sur la probabilité des événements. – Voyons donc successivement les trois éléments du scénario de référence .

1/ La scission dans les partis ?

Concernant la scission entre GOP et Tea Party, on dit ici qu'elle n'est pas impossible, mais qu'elle est pour l'instant moins probable que le contraire. Une telle scission remettrait Obama en selle et peu de politiciens ont un goût prononcé pour le suicide politique. Tout montre que le Tea Party veut conquérir et digérer le GOP pour le renouveler, non le tuer par une scission qui redonnerait toutes ses chances à Obama. Tout semble indiquer en outre que l'éviction d'Obama est pour tous ses opposants une priorité absolue.

La doctrine du Tea Party n'est rien d'autre que la pure doctrine républicaine. Les désaccords au sein du GOP portent donc plus sur des choix d'opportunité que sur des questions de principe. Ils portent aussi sur la détermination du degré tolérable d'intervention publique, tous étant d'accord pour la confiner au maximum. Ils portent sur la façon de concilier les intérêts du big business (plutôt soutenus par l'establishment républicain) et ceux du small business (plutôt soutenus par le Tea Party). Ils portent enfin sur le dosage nécessaire entre la confrontation et le compromis avec l'autre camp. Tout cela relève plutôt du pragmatisme.

Les journaux ajoutent ici que la scission n'est pas impossible non plus chez les démocrates. Les démocrates les plus progressistes sont outrés du recentrage probable d'un Obama déjà critiqué pour sa timidité durant les deux premières années de son mandat. Ils menacent à mi-voix de présenter en 2012 un challenger Démocrate contre lui. Si la perte de confiance dans Obama s'accélère, des primaires ne sont pas impossibles. Voyez par exemple l'article de Roger Simon : Can Dean challenge Obama ?

2/ Une opposition rigide et un pays paralysé ?

La presse française prête aux conservateurs américains l'intention de paralyser le gouvernement d'Obama. L'intention des conservateurs est de gagner les élections présidentielles en 2012, car la réforme conservatrice n'est possible que si la présidence et le sénat sont reconquis en même temps. Les conservateurs feront donc sans doute le nécessaire pour y parvenir, en paralysant le gouvernement, ou non, selon qu'il leur semblera opportun. Il est certain que l'agenda d'Obama est de toute façon caduc pour les deux ans à venir.

Inversement, le Président Obama veut sans doute paralyser autant que possible l'action des législateurs républicains. La Constitution lui en donne de nombreux moyens. Mais lui non plus ne cherchera pas de façon passionnelle la paralysie de ses adversaires politiques.

En outre, la situation mondiale est sérieuse et les uns comme les autres ont quand même, ne serait-ce que par intérêt bien compris, le sens de leurs responsabilités.

Il existe une dissymétrie : les républicains sont moins enclins au compromis que les démocrates.

Mais ce que les uns et les autres ont dans l'esprit, pour l'éviter ou pour la reproduire en 2010/2012, c'est la fameuse séquence 1994/1996 (conquête du Congrès par les républicains/réélection de Bill Clinton).

Interrogé sur le principal objectif des républicains pour les deux ans à venir, le sénateur O'Connell, leader de la minorité républicaine au Sénat, a déclaré de façon abrupte que la première réalisation des républicains doit être que le président Obama ne serve qu'un seul mandat.

Chez les démocrates, les libéraux (c'est-à-dire, ici, la gauche) sont revenus plus puissants après des élections qui ont laminé les blue dogs (= les démocrates conservateurs enclins au compromis). Or les démocrates progressistes sont aussi enflammés à l'idée de réduire les dépenses publiques et les budgets sociaux que les républicains Tea Party à l'idée d'augmenter les impôts.

Dans l'article de Simon cité plus haut, je lis ceci au sujet de Howard Dean, auquel on prête l'intention de se présenter à gauche contre Obama : une fois connu le résultat des élections,

le président Barack Obama se montra humble, presque doux, dans sa conférence de presse : "Aucun parti, dit-il, ne sera capable de dicter la direction où nous devons aller. Nous devons trouver un terrain commun". En revanche, son opposant démocrate, Howard Dean usa d'un tout autre ton, quand ce même jour il m'a parlé au téléphone : "Si les républicains pensent que nous allons ralentir la croissance de Medicare ou de Medicaid et accepter des réductions d'impôts à ceux qui gagnent un million de dollars par an, eh bien ! nous allons leur serrer cela autour du cou et les foutre dehors en 2012".

3/ Une demande de protection favorisant la social-démocratie ?

Le scénario de référence suppose que les USA en dépression demanderont plutôt de la protection. La presse française, en faisant de telles anticipations, raisonne comme si la politique américaine était une affaire de riches versus pauvres. Elle oublie que l'Amérique est en majorité une immense classe moyenne possessionnée, et qui prend de l'âge.

Mais l'idée que les démocrates seraient la gauche et que la gauche serait le parti du peuple se heurte à de très fortes objections, aux USA, et même en France. Les journaux de gauche sont toujours financés par le big business. La taxation des riches profite surtout au big business, auquel elle procure un avantage concurrentiel décisif, en privant le small business de ses seuls moyens d'investissement. Et il en va de même de la plupart des régulations étatiques, que la gauche fait adopter pour de plausibles motifs d'intérêt général, mais qui ont surtout pour effet de distordre la concurrence au bénéfice des plus grosses entreprises.

Si la division entre les partis recouvre des différences de classes, cette différence est plutôt entre deux groupes dont chacun est complexe :

  • Le premier regroupe pêle-mêle une bonne partie du big business, la gauche idéologique, les syndicats, l'administration, les services publics, la culture postmoderne, le gros des médias, et aussi les plus pauvres, les plus malheureux et les plus marginalisés.
  • Le second groupe rassemble les adeptes d'une culture de travail et de concurrence traditionnelle en Amérique, qu'ils soient patrons, indépendants ou salariés.

 

Une foule d'électeurs démocrates ou indépendants ne se rattachent pas à la culture de gauche, et beaucoup de républicains ne se reconnaissent pas non plus dans la culture traditionnelle de l'Amérique, interprétée en termes très libertariens.

L'établissement républicain, et sans doute beaucoup d'électeurs, républicains ou indépendants, par routine et par culture du compromis, mais aussi par souci de l'unité nationale, restent réticents face à l'enthousiasme révolutionnaire du Tea Party.

Par conséquent, le scénario de référence est trop rustique. La Dépression peut avoir pour effet de pousser les électeurs dans un sens, ou dans l'autre.

En fait, une grande majorité de ce peuple polarisé, mais à culture de compromis, aspire à retrouver une unité, dans un mixte de tradition et de nouveau projet. Mais cela supposerait un nouveau compromis historique, une invention, dont les contours n'apparaissent pas encore, et qui ne s'affirmera, s'il s'affirme, qu'à travers la grande crise à venir.

 

 

*Henri Hude, normalien, philosophe, dirige le pôle d'éthique au centre de recherche des Écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan. Dernier ouvrage paru : Démocratie durable, penser la guerre pour faire l'Europe (Éd. Monceau, 2010).
Lire ses précédentes Lettres d'Amérique : cliquez ici

 

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