Noël nous a-t-il fait sortir de la religion ?

Avec la Nativité, le christianisme-a-t-il scié la branche sur laquelle la religion était assise ? Attention ! ne pas confondre Incarnation et sécularisation…

ON CONNAIT l'expression célèbre de Marcel Gauchet au sujet du christianisme : « La religion de la sortie de la religion ». Une telle définition est-elle fondée ? Pour le philosophe français, la religion ne consiste pas d'abord en un système de croyances, mais en un type bien précis de société. Lequel ? Celui d'une société qui reçoit tout d'une réalité extérieure à elle, société qui est régie par une altérité invisible sur laquelle elle n'a pas, ou très peu, prise. Généralement, c'est le passé qui fait loi dans ce type de collectivité. Ce qui est à l'origine ne doit jamais être dépassé, sous aucun prétexte. Telle serait la religion dans son essence pure. Gauchet admet cependant qu'il existe des variantes à cette définition, et a fortiori dans la réalité des « religions ».

Comment le christianisme-a-t-il rompu selon lui avec cet ordre de réalité ? En se faisant homme (ce que nous fêtons à Noël), Dieu quitte l'antériorité du passé et cesse dans le même temps d'être le Tout Autre pour l'homme. Il ne réside pas non plus dans une nature enchantée, dans les forces obscures du cosmos, mais dans un individu particulier : le Christ. Ainsi la divinité, dans le christianisme, en assumant le devenir d'une existence humaine, libérait l'humanité de l'hypothèque que faisait peser sur elle l'Originel, le « toujours déjà là », et valorisait dans le même temps le devenir, le progrès, l'histoire, et pour finir l'autonomie humaine.

Grâce à la religion initiée par le Christ, ce qui « a toujours été » a été supplanté dans l'estime des hommes au profit de ce que seront « les lendemains qui chantent ». Ainsi la Modernité lui est-elle redevable de s'être comprise comme nouveauté, volonté d'avènement d'une ère nouvelle. Il s'agit là de l'effet de l'appropriation par l'athéisme de la conception biblique du temps irréversiblement orienté vers le futur.

Pour Gauchet, le christianisme constitue la religion qui conduit à l'autonomisation de l'homme vis-à-vis de toute instance extérieure à lui. L'Incarnation, l'événement par lequel Dieu se fait homme, aboutit inévitablement à l'auto-institution de l'homme, et donc à la sortie de la religion, qui représente tout le contraire de cette autonomie.

Transcendance

 Pour séduisante qu'elle soit, cette thèse oublie que les chrétiens, tout en croyant à l'Incarnation, en la venue de Dieu parmi nous, n'en continuent pas moins de confesser l'absolue transcendance de Dieu. En effet c'est librement que Dieu s'est incarné, non parce qu'il y était poussé par une nécessité. Autrement dit, personne ne lui a dicté son initiative. Sa souveraineté n'a jamais été remise en cause. Le choix de la faiblesse de sa part ne remet pas en cause sa transcendance, le fait qu'il reste le Tout Autre, l'Incomparable.  

En assumant une nature humaine en devenir, en se faisant homme, et un homme d'une culture particulière, né dans un pays particulier, le christianisme a bien promu l'histoire et la multiplicité des cultures qui s'y déploient, a bien valorisé le progrès. Toutefois cela ne signifie pas que la « religion » soit passée à la trappe en étant absorbée par cette même histoire. Car Dieu reste maître de celle-ci, et ne se laisse pas happer par les réalités contingentes d'ici-bas, même s'il est libre de s'y immerger.

De ce point de vue, Noël n'est pas la négation de la religion par elle-même, si par religion nous comprenons la croyance en l'existence d'un Être différent du monde au sein duquel nous évoluons. 

Un Dieu « faible »?

Une autre école de pensée propose des thèses similaires. Selon elle, le christianisme aurait initié une théologie d'un Dieu « faible », une divinité capable de nous faire sortir des ordres sacraux dominés par le patriarcat, le clergé, les inégalités entre les hommes. En naissant dans une étable, et non dans un temple ou un palais de roi, le Fils de Dieu aurait chamboulé la différenciation immémoriale entre sacré et profane qui perpétuait la violence « religieuse » des sociétés.

Il est certain qu’en se faisant mortel, l'Immortel promouvait en effet la faiblesse, l'obscurité des conditions défavorisées, les sans voix, les sans-grade. Mais cela signifie-t-il que Dieu a désiré s’autodétruire ? Rien n’est moins sûr…

Une thèse récente affirme même que le phénomène de la sécularisation participe de l'épuration de l'idée de « Dieu », et que cette épuration est née elle-même de l'abaissement de la divinité dans le mystère de l'Incarnation, c'est-à-dire dans le mystère que nous fêtions ces jours-ci. Il est certain que ce sont effectivement les pays de culture chrétienne chez lesquels la sécularisation, autrement dit le reflux massif de la religion, est la plus avancée.

Les tenants de cette thèse se réjouissent d'ailleurs de ce phénomène en y voyant une confirmation de leurs propos. Ils s'en félicitent d'autant plus qu'ainsi « Dieu » ne pourra plus jamais être pris comme fondement des sociétés sacrales, du pouvoir, du patriarcat. Il s’agit maintenant, pour cette théologie « séculariste », de mener à ses conséquences extrêmes le mouvement d'affaiblissement commencé à Noël, en retirant à Dieu ses derniers attributs traditionnels: cause efficiente du monde, ultime fondement de la réalité, caution des autorités, toute puissance, etc.

Pour intéressant que soit ce point de vue, son défaut majeur réside dans le fait de ne pouvoir concevoir la toute puissance de Dieu autrement qu'en terme de pouvoir, d'oppression, de violence. C'est là une vue réductrice. La force de Dieu n'est pas disjonctive de son amour. Pour la foi chrétienne, le Très-Bas reste le Très-Haut. S'il a désiré se faire faible à Noël, cela ne constitue pas une preuve d'abdication de sa part, mais plutôt de sollicitude pour nos propres faiblesses qu'il prend sur ses épaules.

Ainsi entrer dans l'intelligence du mystère de Noël ne consiste pas à cautionner le mouvement de disparition de la foi en un Dieu souverain, à « sortir de la religion ». Non, le christianisme n’a pas scié la branche sur laquelle celle-ci était assise.

Terminons par une citation latine qui dit mieux que tous les développements discursifs possibles, le paradoxe de l'Incarnation, le paradoxe d'un Dieu à la fois immanent et transcendant, à la fois l'un des nôtres et en même temps infiniment différent : Non coerceri a maximo, conteneri tamen a minimo, divinum est – « Ne pas être contraint par le plus grand, mais être contenu par le plus petit, voilà qui est divin ».

 

Jean-Michel Castaing vient de faire paraître  48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).

 

 

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