Retrouvez l'intégralité de l'article de Pierre Labrousse dans le dossier du dernier numéro de la revue Liberté Politique Transmettre entre culture et morale que vous pourrez vous procurer en cliquant ici
Culture : étrange mot dérivant du latin coleo (culture des champs) et qui cousine à la fois avec le coutre, le couteau, le culter (fer à charrue) et avec le culte religieux. Il désigna d’abord l’agriculture, puis l’élévation de son propre esprit avant de devenir une revendication identitaire et un ministère de la décadence.
Son parrain fut Cicéron : « La culture de l’âme, c’est la philosophie : c’est elle qui extirpe radicalement les vices, met les âmes en état de recevoir les semences, leur confie et, pour ainsi dire, sème ce qui, une fois développé, jettera la plus abondante des récoltes. » (Tusculanes, II, 13)
La culture de soi tient donc de la philosophie, étant un exercice d’élévation spirituelle mais aussi une pratique morale des vertus. Elle noue le coutre et le culte, la terre et le ciel. Car à l’instar de l’agriculture, son sens premier, elle transcende une nature d’abord rétive, la taille et l’émonde à la force du couteau. Il faut que le stylet de la connaissance sillonne la chair de notre existence comme le culter de la charrue incise la terre. La culture, c’est un couteau qui lacère le corps pour que s’y répandent les semences de l’esprit.
Et c’est la première chose à rappeler. Un effort est nécessaire – parfois douloureux – si l’on veut atteindre la beauté du geste parfait, l’élégance altière du pas de danse, la note juste, la sentence bien cadencée, la vérité du corps sculptée dans l’argile. À chaque fois, il a fallu un labeur qui confine au labour. Du travail : éternité qui entre dans le corps, selon le mot de Simone Weil. Songez à l’apprentissage des vers, des poèmes et des rimes, à la patiente lecture de Heidegger, aux exercices de maths. Songez à la mémoire du comédien, aux gammes du pianiste, aux interminables dissonances de l’apprenti violoniste. Regardez l’épuisement des ballerines de l’opéra, les pieds bouffis du danseur, les ampoules qui crèvent en mettant les chairs à nu. Rappelez-vous les muscles qui brûlent, les doigts engourdis, la voix du ténor épuisé, la bosse sur le majeur de l’écolier. Combien d’efforts, de douleur, de fatigue, de répétition. Combien de temps pour atteindre le geste parfait. Combien d’esquisses avant qu’une ligne trouve la justesse du trait.
On voudrait que la culture soit un pur bonheur ; elle exige d’abord peine et douleur. Peine paradoxale : on ne parvient à être soi qu’au prix d’un effort sur soi et même contre soi. L’action que suscite la culture est réfléchie : se cultiver, verbe pronominal. Nul autre ne pourra me cultiver sinon moi-même. Les livres que je lis ne me cultivent pas. C’est moi, et moi seul, qui ME cultive par leur intermédiaire et dans le temps que je leur consacre. Et ils ne sont rien, ne font rien sans cet effort. Si vous croyez être cultivé par d’autres, c’est que vous êtes une salade.
« Deviens ce que tu es », selon le mot de Nietzsche que tout philosophe pourrait reprendre à son compte. Notre essence ne s’impose pas en nous. Il n’y a pas d’instinct humain. C’est pour cette même raison qu’il y a une culture et qu’elle ne vient pas toute seule. Notre corps grandit par nature et recherche les biens qui lui sont utiles. C’est automatique. C’est biologique. Pour notre esprit beaucoup moins. Justement parce qu’il pourrait facilement se contenter des plaisirs que cherche activement notre corps et s’endormir dans la mollesse des plaisirs, au fond de la Caverne de Platon.
La culture désigne aussi le résultat de cette action de se cultiver : avoir de la culture, être cultivé. Culture désigne alors des connaissances, des choses et des usages, mais aussi des capacités de jugement et de discernement sensible. Un œnologue, un gastronome un « nez » savent goûter, apprécier discerner des parfums. Leurs sens sont affûtés. Sapientia désigne autant la délicatesse du goût et l’habileté que la sagesse. De même un musicien sait entendre l’enchevêtrement de plusieurs lignes mélodiques. La fausse note hurle à ses oreilles.
La culture est donc une vie nouvelle à laquelle il faut éveiller notre esprit. Diogène Laërce rapporte cette parole cruelle d’Aristote : un passant, reconnaissant peut-être celui que Platon nommait « l’intelligence » lui demande quelle différence il y a entre le savant et l’ignorant. Réponse : « la même différence qu’entre un vivant et un mort ».
Mais alors que faut-il connaître pour pouvoir être dit savant ou « cultivé » ? À partir de quand cesse-t-on d’être spirituellement mort ? Pour passer ce cap, que faut-il savoir ? Pas tout : impossible. Surtout aujourd’hui. Pas rien : c’est la mort douce de l’ignorant. Suffisamment. Comment mesurer qu’on en sait « assez » pour être cultivé ? À quoi reconnaître le palier ? Distinguons ici la culture générale de l’érudition. L’érudit se spécialise dans un domaine dans lequel il sera incollable. Homme de détails, d’interminables parenthèses, homme à la prodigieuse mémoire, l’érudit impressionne par son savoir mais parfois il se perd et nous perd sous l’avalanche des détails – sentiment qu’il en dirait presque trop. L’érudit ne possède pas nécessairement une culture générale. Au contraire l’homme cultivé en sait assez en tout domaine. Il en dit juste assez, mais pas trop, c’est pourquoi sa conversation est plus agréable. Il en dit assez, mais « assez » pour quoi ? Assez pour pouvoir juger, comprendre, se faire un avis sur les choses.
Comprendre, littéralement : « saisir ensemble, embrasser quelque chose, entourer quelque chose » d'où «saisir par l'intelligence, embrasser par la pensée ». Pour comprendre le monde, il faut pouvoir l’envisager dans un regard englobant. Tel est le propre de la culture générale : pouvoir saisir le monde et les choses dans un point de vue global, en comparant les choses et les savoirs, en situant les disciplines afin de pouvoir juger. Comprendre : englober, comparer, situer, juger. C’est ceci que l’érudition ne confère pas nécessairement. La culture générale donne alors un aplomb, une compétence, une aptitude au jugement très appréciés en société c’est pourquoi, selon Arendt, certains utilisent la culture non comme une fin en soi, ou comme un bien, mais comme un outil de domination : ces manipulateurs de la culture sont appelés philistins. Ils manipulent des choses auxquelles ils ne croient pas, des idéaux qui ne leur parlent pas.
Le philistinisme selon Hannah Arendt
Définition : « état d'esprit qui juge de tout en termes d'utilité immédiate et de valeurs matérielles et n'a donc pas d'yeux pour des objets et des occupations aussi inutiles que ceux relevant de la nature et de l'art (…) Ainsi, celui qui se désintéresse des arts et de la culture, se désintéresse des choses belles, émancipatrices, sources d’élévation, de libération et d'unité ». Il se préoccupe davantage des choses matérielles, monnayables, rentables et ne fait pas d'efforts de pensée. Ces incultes sont décrits par Hannah Arendt comme de « simples faiseurs d'argent » (…) Les philistins cultivés sont tout autres : ils s'intéressent à la culture, mais pour des raisons illégitimes.
Ils utilisent les biens culturels comme instrument, comme un moyen au service de leur élévation dans les rangs sociaux. Ils portent certes un intérêt à la culture, mais ce n'est que pour nourrir les passions sociales que sont la recherche de pouvoir et de prestige. Ils consacrent ainsi du temps à l'étude des œuvres mais pour en tirer des bénéfices symboliques, une position sociale qu'ils jugent supérieure, pour des intérêts narcissiques. Arendt affirme que cette utilisation particulière de l'art, et ces finalités qui lui sont octroyées, détournent le philistin du réel message, et de la réelle portée de l’œuvre, à savoir : « le pouvoir d'arrêter notre attention et de nous émouvoir ».
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