Deux « vies » de catholiques allemands dans la guerre

Source [Politique Magazine] Le nouveau culte national imposé par les nationaux-socialistes, puis la guerre qu'Hitler déclenche dans un contexte de menace du bolchevisme, placent les catholiques allemands dans des situations inédites.

Extraits de la volumineuse biographie de Benoît XVI publiée récemment par Peter Seewald[1], les souvenirs du pape émérite et de ses proches font apparaître un garçon qui se sait destiné à la prêtrise mais qui, avec ses camarades de lycée, va devoir assumer ses obligations militaires.

En Bavière… « Une vie »

12 avril 1937 : quatre jours avant son dixième anniversaire, Joseph Ratzinger entre au lycée de Traunstein à une demi-heure de marche de la modeste maison familiale située dans le hameau du Hufschlag à la lisière de la forêt. La petite ville bavaroise compte alors 10 000 habitants, à 90 % catholiques. La famille Ratzinger vit en quasi-autarcie, disposant d’un potager et de quelques arbres fruitiers. Le complément est assuré par la crèmerie du village qui compte plusieurs fermes. La mère de Joseph est cuisinière, son père gendarme à la retraite. À 40 kilomètres à vol d’oiseau, un certain Hitler établit la même année sa résidence secondaire et son deuxième quartier général à Obersalzberg.

Au début de chaque trimestre, les élèves se mettent en rang dans la cour de l’école pour assister au lever du drapeau et au discours enthousiaste du directeur à la gloire du « très aimé » Führer, comme s’en souvient Georg, le frère aîné de Joseph, qui était lui aussi de la cérémonie en tant que séminariste – ses pairs et lui commençaient à être traités de « cochons noirs » par plusieurs lycéens.

Joseph est l’un des plus petits, mais se révèle aussi l’un des trois meilleurs du Gymnasium (lycée) à l’exception d’une discipline : le sport. Ses matières préférées ? Le latin, « qui était à la base de tout l’enseignement », se souvient le futur pape, le grec et l’hébreu qui sera encore enseigné dans les premières années avant que les nazis ne le rayent du programme.

Dans la maison familiale, le petit Joseph avait placardé un « SVP ne pas déranger » sur la porte de sa chambre ; il se révèle assidu à l’étude. Mais il aura détesté le pensionnat : « je fais partie de ces gens qui ne sont pas faits pour l’internat » confiera t-il plus tard, évoquant le cauchemar de ces journées réglées de 5 h 20 à 20 h 30 sans espace pour la rêverie… Il reçoit sa première communion le 9 juin 1937 à l’église paroissiale Saint Oswald du même cardinal Michael von Faulhaber qui l’avait tellement impressionné par sa magnificence et son prestige, lors d’une visite le 19 juin 1931 au jardin d’enfants, qu’il s’était alors exclamé du haut de ses cinq ans « je serai cardinal » !

« Il n’y eut pas une résistance active… mais une résistance spirituelle »

Cependant Hitler continue d’avancer ses pions. Le 15 septembre 1938, il reçoit dans sa résidence du Berghof le Premier ministre britannique Neville Chamberlain qui signera quinze jours plus tard dans la maison du Führer, place royale, les Accords dits de Munich avec ses homologues français et italien. Joseph se souvient de la colère de son père  « envers les Français, qu’il tenait en haute estime, mais qui donnaient l’impression de trouver presque normal chaque violation du droit qu’Hitler accomplissait l’une après l’autre ».

S’agissant des catholiques, « le but avoué du régime était d’interdire à l’Église toute vie publique » explique Peter Seewald. « En 1936 commencèrent les procès de moralité contre les moines et les prêtres, représentant d’une façon générale tous les ecclésiastiques comme pervertisseurs de la jeunesse ». Les associations catholiques de jeunes ayant déjà été interdites, ils n’avaient plus le droit d’enseigner la religion ailleurs que dans les églises, et les écoles confessionnelles étaient reprises en main.

Les religieuses étaient aussi visées, leurs écoles fermées, le ministère de l’Education estimant « inconcevable qu’aujourd’hui les futures femmes et mères au foyer reçoivent encore leur éducation et leur formation dans des couvents ».

Cette politique se heurta à des résistances : des campagnes de signatures et des manifestations de femmes contraignirent par exemple les nazis à revenir sur la suppression des crucifix dans les classes.

« Il n’y eut pas une résistance active mais, dans l’humanisme chrétien de la vieille génération de professeurs, une résistance spirituelle qui nous protégea des grandes intoxications » témoignera Joseph Ratzinger en 1997 dans son allocution prononcée au jubilé des 125 ans de son école.

Une fois devenu pape en 2011, il précisa sa pensée sur cet humanisme chrétien devant le Bundestag : « La culture de l’Europe est faite d’une rencontre entre Jérusalem, Athènes et Rome, d’une rencontre entre la foi dans le Dieu d’Israël, la raison philosophique des Grecs et le droit romain. Cette rencontre entre trois dimensions forme l’essence de l’identité européenne. »

À la spiritualité chrétienne, Hitler opposait ce que l’idéologue du parti Alfred Rosenberg appelait une « religion du sang » : « le sang que vous avez versé, disait le Führer à ses « martyrs », est devenue l‘eau de baptême du Troisième Reich », un « amen » concluant parfois son discours.

Les évêques finirent par opter pour l’apaisement

« La manipulation de la jeunesse tient une place centrale dans la vision d’Hitler d’un empire aryen national-socialiste », souligne Peter Seewald. Hitler hurlait aux jeunes : « Soyez agiles comme des lévriers, robustes comme du cuir et durs comme l’acier ».

À l’été 1938, le séminaire de Traunstein est spécifiquement visé par la nouvelle décision du ministre de l’Éducation, Adolph Wagner, de ne baisser les frais de scolarité que pour les élèves qui appartenaient aux associations d’État. En réaction, l’archevêché exclut d’office toute appartenance aux Jeunesses Hitlériennes et compensa le manque à gagner pour les élèves pénalisés.

Mais le 25 mars 1939, tous les garçons de 10 à 14 ans devaient être membres de la « Jeunesse allemande » (Deutsches Jungvolk) et ceux de 14 à 18 ans des « Jeunesses hitlériennes » (Hitlerjugend) sous peine d’amende ou de prison. Il en fut ainsi de Joseph Ratzinger pour son quatorzième anniversaire – il ne porta cependant jamais son uniforme. Sept mois plus tard viendra le tour des séminaristes.

Cette fois, l’archevêché ne put rien y faire. Les formations, les exercices militaires et les appels étaient conçus naturellement de manière à perturber systématiquement le rythme quotidien du séminaire.

A contrario, d’une manière générale, les évêques allemands prônèrent une politique d’apaisement à travers leurs directives pastorales. Joseph Ratzinger devait en tirer cette conclusion a posteriori : « il m’apparaissait à cette époque que dans leur combat pour les institutions, ils méconnaissaient en partie la réalité. Car la seule garantie institutionnelle ne sert à rien si les hommes qui la composent ne portent pas une conviction intérieure ».

La guerre

1er septembre 1939 : l’invasion de la Pologne ouvre les hostilités. Nom de code de l’attaque : « Grand-mère morte ». L’armée rouge envahit l’Est du pays le 17 septembre. Le père de Joseph Ratzinger n’est pas surpris par ces événements qu’il avait anticipés en mettant sa famille à l’abri à Hufschlag quelques années plus tôt. Il est contraint de reprendre du service et participe à des patrouilles nocturnes pendant plusieurs mois avant de trouver un médecin pour l’exempter.

La guerre va changer la vie du jeune Joseph : son internat est transformé dès le mois de septembre en hôpital militaire. Dès lors, il ne va plus connaître la vie réglée des deux premières années – sa formation était prévue pour six ans. Le directeur du séminaire, surnommé « Rex », décide de partager ses séminaristes en trois groupes répartis dans la ville de Traunstein : avec huit autre élèves, Joseph se retrouve au couvent des demoiselles anglaises de Sparz dans le haut de la ville, une sorte d’ermitage entouré de ruisseaux, d’arbres et de prés – et, comble de chance, « sans terrain de sport ». Là, il se réconcilie avec le séminaire et expérimente la vie en communauté.

Le répit est de courte durée, le couvent est rapidement fermé et c’est le retour à la maison et à l’école pour les frères Ratzinger qui sont inséparables.

Hitler est en 1940 au faîte de sa puissance et de son prestige : Joseph se souvient qu’il apparaissait dès lors à son père qu’une « victoire de Hitler ne signifierait pas une victoire de l’Allemagne mais une victoire de l’Antéchrist, et des temps apocalyptiques pour tous les croyants et pas seulement pour eux ».

Le temps des enfants soldats

En 1941, Joseph a 14 ans, l’âge requis pour le service militaire obligatoire ! Parallèlement, Rex l’inscrit à la congrégation mariale des hommes à Traunstein. C’est l’époque où il consacre le plus clair de son temps à lire et à écrire des poèmes.

Cette année-là en Pologne, les bombes allemandes tombent sur Cracovie : dans la cathédrale, un étudiant en théâtre obéit aux injonctions du prêtre qui officie et continue de réciter « Seigneur prends pitié » tandis que les vitraux menacent à tout instant d’éclater ; son nom : Karol Józef Wojtyla.

Mais l’Allemagne commence aussi à subir des attaques aériennes. Les séminaristes de Traunstein ressemblent à des enfants-soldats : ils portent un uniforme gris en laine épaisse et sur leur poitrine figure l’aigle de la Luftwaffe surplombant les initiales LH (Luftwaffenhelfer) pour signifier qu’ils sont auxiliaires. Eux les traduisent par letzte Hoffnung (« dernier espoir »).

C’est dans les batteries de défense anti-aériennes que Joseph Ratzinger fera son service. « Ratzinger, tu es la terreur de tous les sous-officiers » lui disent ses camarades qui le laissent néanmoins tranquille avec ses livres : « il savait déjà qu’il voulait devenir prêtre, se souvient l’auxiliaire Wilhelm Geiselbrecht, nous lui foutions la paix ».

Ludwigsfeld, où il est caserné, jouxte Allach, un atelier de fabrication de matériel pour les missiles de BMW dont les jeunes apprentis-soldats ignoraient la fonction : c’était un camp de concentration qui fournissait la main d’œuvre nécessaire à l’industrie d’armement de la région de Munich. Les prisonniers portaient un uniforme rouge, vert ou bleu selon la raison de leur emprisonnement – politique, religieuse ou judiciaire – ; il n’y aurait pas eu de Juifs dans ce camp. Joseph et ses camarades se souviennent de leur avoir lancé du pain au-dessus de la clôture électrique, d’avoir été dégoûtés mais de ne pas avoir su alors que les Juifs étaient exterminés dans des camps de concentration.

D’internement, il n’était question dans leur esprit que pour des raisons politiques : « Ne mets pas la radio si fort, tu vas aller à Dachau » disait Maria Ratzinger au père de Joseph lorsque celui-ci écoutait la BBC, le buffet poussé devant la porte pour éviter toute dénonciation.

S’agissant des catholiques, « le but avoué du régime nazi était d’interdire à l’Église toute vie publique »

De la fin juin à la mi-juillet 1942, les premières feuilles volantes antinazis sont envoyées anonymement par la poste à des intellectuels à Munich et dans ses environs par le groupe clandestin de la « Rose Blanche » autour des étudiants Hans et Sophie Scholl (évangéliques), Alexander Schmorell (orthodoxe), Christophe Probst et Willi Graf, et du professeur de philosophie Kurt Huber (catholiques). Elles dénoncent l’oppression générale et le traitement infligé aux Juifs en particulier, et invitent à la résistance passive. À Berlin, le groupe correspondant s’appelle « Oncle Emile ». Exécutés en 1943, les frère et sœur Scholl ainsi que plusieurs de leurs condisciples feront partie après la guerre du martyrologe de l’Église catholique allemande.

Avec ses camarades, Joseph est transféré dans une nouvelle batterie près d’Innsbruck en Autriche, puis en février 1944 à Gilching où il devient téléphoniste avec un bureau pour lui tout seul, dans lequel il va pouvoir lire et écrire à nouveau. En avril, la gare de Munich et son quartier ont été anéantis par les bombes : nombre de ses camarades munichois n’ont plus ni famille, ni maison. Déchargé de sa mission le 10 septembre 1944, le groupe d’adolescents s’éparpille en Allemagne, en Italie et sur le front russe. Joseph se retrouve affecté au service militaire du Reich, créé le 20 septembre pour renforcer le flanc sud-ouest face à l’invasion imminente de l’armée rouge, et peut rentrer dans sa région natale.

Premier document conservé du futur pape, sa lettre à ses camarades de lycée qui devait être une contribution au journal des élèves, Helios : « Chers camarades ! Vous vous demandez peut-être pourquoi vous n’avez pas reçu de lettre depuis longtemps. Je ne suis qu’en partie responsable de ces changements de situation si surprenants que j’ai dû donner la préférence à d’autres occupations… Se lever à 4 heures du matin, se préparer à la hâte puis faire 14 kilomètres à vélo, en partie par des chemins de terre impraticables, pour rejoindre le travail. Hélas, nous sommes arrivés trop tard dans ces montagnes bien connues du Weinberg du Burgenland qui avaient déjà été récoltées pour ne goûter que très occasionnellement à leurs fruits sucrés… Nous devions nous occuper d’une main d’œuvre étrangère dont il fallait compenser le manque de zèle par des menaces, une activité en aucun cas agréable » qui va durer jusqu’au 16 novembre 1944.

De retour chez lui, le soldat d’infanterie Joseph Ratzinger sera emmené après la capitulation du Reich le 8 mai 1945 dans un camp de prisonniers militaires à Bad Aibling où il restera jusqu’au 19 juin. De ces 40 jours d’incarcération, il tirera un journal quotidien, perdu, dont la dernière page signait aussi le dernier jour d’un cauchemar interrompu seulement lors de la messe qui était célébrée chaque jour par des prisonniers, étudiants ou professeurs.

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