La critique acerbe de Philippe Bénéton sur l'"état de l'Union" européenne fait mouche (Décryptage,30 oct. 2003). Mais suffit-elle à nous permettre de repenser l'Europe comme ce dernier nous y invite ? L'auteur appelle de ses vœux l'ouverture d'une crise : mais la crise, nous y sommes depuis dix ans au moins.

.. Dix ans au cours desquels les gouvernements des États membres - car ce sont eux les premiers responsables - n'ont cessé de différer l'approfondissement politique de l'union. Si celui-ci avait progressé au même rythme que l'unification monétaire, peut-être l'Europe ne ressemblerait-elle pas à l'auberge espagnole, largement ouverte aux vents d'Est ou d'Anatolie, dont elle offre aujourd'hui le spectacle préoccupant.

M. Bénéton nous presse de donner un coup d'arrêt. N'est-ce pas oublier que le moteur a déjà calé à Nice, il y a trois ans, par la faute des mêmes gouvernements et que nous n'avons pas vraiment redémarré ? Il prédit que l'Union politique est condamnée à l'échec. Mais elle est déjà en situation d'échec comme elle l'a démontré au moment de la guerre d'Irak.

L'auteur s'inquiète que l'Europe de Bruxelles s'engage résolument sur le chemin de la mondialisation. Mais c'est la mondialisation qui s'invite chez elle et nous n'avons pas assez d'une politique commerciale intégrée pour y faire face.

Ne sommes-nous pas victimes d'une erreur de perspective ? L'Europe ne vaut que ce que vaut la cohérence des États-Nations qui la composent. Ce n'est pas l'Europe qui défait les nations : elle a plutôt contribué à y accroître la prospérité, à en moderniser les structures économiques, à y renforcer l'État de droit. On ne peut passer ainsi en pertes 50 ans d'intégration communautaire. Nos nations en revanche se délitent très bien toutes seules, par l'impéritie de nos gouvernements. Il suffit de voir comment la France s'est affaissée depuis 20 ans : à l'image de la "lourde machine qui avance inexorablement sur le mauvais chemin" dont parle M. Bénéton à propos de l'Europe.

S'il faut donc "ouvrir une crise" salutaire, commençons alors par le faire dans notre propre système politique national dont les tares sont connues de tous mais la réforme toujours remise à demain : monarchie élective, absence de renouvellement des élites politiques, féodalités locales, conservatisme syndical, parlementarisme sous-développé, contestation de rue érigé en pouvoir, pluralisme médiatique insuffisant, hypertrophie étatique qui donne au pays des allures de démocratie populaire de luxe (plus pour très longtemps).

Nous nous apercevrons alors que la société politique dans laquelle nous aspirons à vivre n'est pas si différente de celle que recherchent nos voisins européens, et que ce qui sépare les Européens est infiniment moins important que ce qui les réunit. Le "demos" européen n'est peut-être pas si introuvable que cela. Mais il faudrait un peu plus de charisme à nos hommes politiques que celui dont ils font preuve pour le révéler à lui-même (y ont-ils vraiment intérêt ?). Évidemment, ce n'est pas en niant toute référence à l'héritage chrétien de l'Europe, comme les autorités françaises semblent décidées à le faire au cours de la Conférence intergouvernementale, qu'on y parviendra. Nul mieux que le pape Jean-Paul II n'a su le dire.

L'Europe est le meilleur moyen de "déverrouiller" la France, de la sortir de son "jus" qui réduit depuis trop longtemps, un peu comme la France de la IIIe République a trop longtemps recuit dans le radical-socialisme. La constitution européenne n'est pas sans faiblesse, c'est vrai. Mais nous aurions tort de nous priver de ce levier pour faire évoluer le pays. Repenser l'Europe ? Oui, mais à condition de repenser aussi la France. Là non plus, les jeux ne sont pas faits.

Philippe Pouzoulet, Fraternité Edmond Michelet.

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