La crise financière et les difficultés de la zone euro sont en train de fournir un prétexte aux gouvernants du monde entier pour mener de grands et  généreux   plans de sauvetage qui finissent par ressembler à un gigantesque détournement de notre épargne et de nos revenus présents et futurs pour des causes dont ils se dispensent de démontrer le bien-fondé. Ils ne  demandent pour cela pas le moindre avis aux peuples pour le bien desquels ils sont censés gouverner.

Les grands de ce monde se rencontrent à Cannes pour, en quelque sorte, décider entre eux à combien s'élèvera le montant du hold-up sur le patrimoine de leurs peuples. Ces matières financières étant réputées fort complexes et le citoyen ordinaire censé n'y comprendre goutte, celui-ci est invité à l'avance à ouvrir son portefeuille sans faire de difficultés et sans poser de questions. Il est même prié, par-dessus le marché, de remercier ceux qui, ce faisant, le sauveraient.  De qui, de quoi,  pour qui ou pour quoi, il ne le saura pas, on ne prendra pas la peine de le lui expliquer, cela est  évident . A entendre ces dirigeants, si le citoyen n'était  pas prêt à donner jusqu'à son dernier centime le cas échéant pour sauver  l'euro  ou  les banques , ce serait la fin du monde et la sienne avec. Les mains en l'air, vous dit-on !

Il est temps de mettre un terme à cette manipulation de l'opinion publique des  grandes démocraties occidentales  et de rappeler  à nos  délégués  qui est le souverain, même s'ils sont paniqués à l'idée d'avoir à rendre des comptes devant les graves conséquences   auxquelles nous ont conduit peu à peu leurs actes ou leurs omissions, leurs lâchetés accumulées et les décisions d'apprentis sorciers prises par eux depuis des années, décisions sur lesquelles nous n'avions pas non plus d'autre choix que celui de nous soumettre, car elles étaient tout aussi prétendument les seules possibles.

Il est temps de rappeler à nos gouvernants que les délégations ont par définition des limites, que les décisions essentielles nécessitent des approbations explicites ; qu'on ne peut par exemple soumettre à l'approbation d'un parlement national un budget de quelques centaines de milliards d'euros et décider en même temps,  sans referendum et sans véritable discussion parlementaire, de constituer un Fonds Européen de  Stabilisation  (sic) Financière de plus de mille milliards d'euros. Certes, il ne s'agit à ce stade que d'un droit de tirage et d'un fonds financé par plusieurs  Etats  et non encore constitué en réalité, mais nous allons voir ce que M. le marché  va en penser quand on le sollicitera. Il est temps de se rappeler que nous sommes des démocraties, et que le pouvoir ne peut être totalement confisqué aux peuples souverains. Ou bien alors il faut que nous nous interrogions sérieusement sur les effets ultimes de la chute du mur de Berlin quant au fonctionnement de l'Occident et sur l'identité véritable du vainqueur à la fin de la confrontation Est-Ouest.

Parmi les questions qui ne sont pas formulées, nous en soulevons une ici, pas tout à fait au hasard, et nous invitons les candidats à l'élection présidentielle française à y répondre publiquement. Faut-il  arroser  la Grèce à coup de milliards d'euros ? Ou encore, faut-il  sauver l'euro , comme l'on dit de manière d'ailleurs assez idolâtrique ? En fait, la question qui devrait être posée si nous vivions dans une démocratie digne de ce nom serait la suivante : faut-il continuer à subventionner la Grèce, faut-il que les Européens qui ont été juste un peu moins mal gérés par leurs gouvernants que la Grèce ne l'a été par ses gouvernants  subventionnent les Grecs ? La réponse peut, et doit pouvoir être, oui ou non.

Qui pense d'ailleurs sérieusement aujourd'hui  que la Grèce une fois encore renflouée, aidée par de nouveaux prêts, va rétablir suffisamment ses finances publiques pour payer ses anciennes dettes et les nouvelles ? Une entreprise en cessation de paiements, qui éviterait la faillite en s'endettant à nouveau, serait-elle en état de rembourser ses dettes ? Comment pourrait-on alors sérieusement l'exiger d'un Etat, dont le gouvernement est par définition d'une extrême fragilité ?  Gouvernement dont le chef, lui, a songé à consulter son peuple sur le nouveau  programme d'austérité qu'il envisage de mettre en place, même si ses pairs européens semblent l'en avoir dissuadé, en utilisant des méthodes assez rudes. Ne vaut-il pas mieux limiter la perte à ce qui ne sera pas remboursé de la dette ancienne et qui suffit bien ? Si l'on  sauve  ainsi la Grèce, imagine-t-on que d'autres Etats ne souhaiteront pas être  sauvés  de la sorte ? Car il y a en fait une dynamique de l'assistance au plan international comme au plan national. Faudra-t-il alors  sauver  aussi tous les Etats mauvais gestionnaires, combien de temps et jusqu'à où ?

Quand les sauveteurs fragiles seront en train de se noyer à leur tour, quand il ne restera plus que l'Allemagne et deux ou trois petits pays pour assumer la dette des deux tiers de l'Europe, on sera bien avancé ! Ne vaut-il pas mieux sauver d'abord ceux qui ont une chance de ne pas être entraînés dans le Maelström,  et notamment la France ? Ce n'est pas là une manifestation d'égoïsme, mais de cet instinct de survie que l'on retrouve dans l'évangile lorsque Jésus dit, à la suite des Béatitudes :  si ton œil droit te scandalise, arrache-le, et jette-le loin de toi ; car il vaut mieux pour toi qu'un de tes membres périsse, que si tout ton corps allait dans la géhenne.  L'Europe ne ferait-elle pas bien d'entendre cette exhortation ?

Et, au fait, de quel droit va-t-on utiliser le produit de nos impôts, directs ou indirects, ou notre épargne pour souscrire un peu plus de dette publique française comme si il n'y avait pas déjà un problème suffisant de ce côté-là, pour financer un, puis deux ou trois, pays qui ont déjà depuis longtemps coûté fort cher au contribuable européen sans que celui-ci ait trop eu à dire son mot. On le voit bien : poser les vraies questions conduit assez immanquablement à des réponses qui vont dans le sens opposé  aux solutions  que l'on prétend nous imposer. On comprend mieux pourquoi elles ne seront pas posées. Nous proposons que les gouvernants européens testent les Européens  sur leur projet de  sauvetage  de la Grèce en ouvrant un compte où chacun pourra déposer son obole pour  sauver la Grèce  et en lançant un appel à contribution.  Ils pourront alors mesurer en direct la légitimité de leur politique actuelle aux yeux de leur souverain et en tirer les conséquences.

Le refus de sauver la Grèce  va-t-il  compromettre l'ensemble de la zone euro ? Non, on le sait bien, car il reste possible  de dévaluer l'euro grec  et de le renommer plus tard drachme, même si l'on prétend le contraire, car à l'impossible nul n'est tenu. Les Gouvernements de la zone euro sont  bien obligés d'envisager cette hypothèse même s'ils le nient. Comme l'histoire nous le révèle, par exemple l'épisode du bloc-or pendant les années trente auquel nous fait aujourd'hui  irrésistiblement penser la situation de la zone euro (compliquée par le fait de la monnaie unique), la dévaluation de la monnaie d'un pays dont la monnaie est manifestement surévaluée par rapport à sa compétitivité est inévitable à moyen terme. Le mieux est de ne pas tergiverser trop longtemps pour éviter des souffrances sociales et des épuisements budgétaires inutiles.

Mais la vraie question là aussi n'est-elle pas de savoir si la zone euro a été construite sur des fondements durablement tenables ? Ne serions-nous pas en train de toucher les limites d'une construction déraisonnable, dont les Etats-nations constituants auraient de surcroît refusé de respecter les principes de base ? Était-il raisonnable de prétendre construire une monnaie unique dont il est théoriquement impossible de s'extraire ? Etait-il raisonnable d'inaugurer  cette construction ambitieuse en dispensant d'entrée de jeu deux Etats européens (la Belgique et l'Italie), puis d'autres ensuite comme la Grèce, du respect des critères d'entrée pourtant validés par referendum ? Était-il raisonnable que les  grands  Etats de la zone euro n'aient  de cesse de remettre en cause le véritable règlement de copropriété de la zone euro qu'est le pacte de stabilité et de croissance et d'en faire aux yeux des  petits   un chiffon de papier ? Était-il raisonnable de se moquer des  autorités monétaires  et du président de la Banque centrale européenne, quasi-unanimement taxé de rigorisme (en France du moins), même par les plus hautes  autorités  de l'Etat, et de montrer au passage que le statut d'indépendance de cette instance supranationale, sur lequel on a tant glosé, face aux  incontinences budgétaires  nationales est remis en question ?

Tout cela était assez prévisible dès le départ, sauf à s'illusionner sur la capacité de la Grèce, de l'Italie, de l'Espagne et de la France, à se gérer tout d'un coup à l'allemande sans qu'elles y soient réellement contraintes. Dans ces conditions,  était-il raisonnable de s'embarquer dans cette galère d'une construction monétairement centralisée et budgétairement décentralisée ? Fallait-il balayer d'un revers de main, comme ce fut le cas avant la création de la zone euro et lors de son lancement, les objections les plus raisonnables sur le caractère non optimal de la zone monétaire euro, à la différence de l'Allemagne réunifiée, dont les Allemands de l'Ouest, pour des raisons historiques, étaient prêts à absorber l'énorme coût budgétaire. Ou encore les propositions plus raisonnables de monnaie commune ? Ou les propositions plus ambitieuses de recréer un ordre monétaire impartial fondé sur l'or comme le fit le Général de  Gaulle en 1965 en pressentant l'effondrement de l'étalon dollar reconduit à Bretton-Woods en 1944, après une première faillite dans les années trente ?

Puisse le   jeu  démocratique  normal, ou exceptionnel par recours au référendum, nous sauver de ces idéologues  qui refusent de proposer à leurs peuples souverains de véritables choix  au point de départ, allant jusqu'à excommunier leurs opposants (pour ceux qui se rappellent de  l'ambiance démocratique  de 1992 [1]), puis  refusent  de rendre compte  de leurs incohérences par rapport à leurs propres projets  et qui, à l'arrivée,  refusent d'admettre leurs échecs, en  décidant avec une effronterie sans pareil  de faire payer au contribuable ou à l'épargnant les pots cassés de leur incompétence et de leurs inconséquences.

Dieu veuille nous sauver de tels sauveurs et inspirer aux peuples souverains le courage de reprendre en main les grandes affaires de la cité à ses divers niveaux.

 

 

[1] Les auteurs de cet article ont voté différemment lors de ce referendum et font ici simplement allusion au climat d'intolérance peu commun au rapprochement de l'échéance du scrutin.

 

 

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