Source [Atlantico] Le Premier Ministre ouvre ce lundi le séminaire du gouvernement censé préparer la mise en œuvre des annonces du Président de la République : il devra répondre à la demande de justice en termes de dépenses publiques exprimée par les gilets jaunes.
Atlantico : Le mouvement des Gilets jaunes a pu mettre à jour une demande des Français d'une plus grande justice en termes de dépenses publiques. Quels seraient les moyens de rectifier cette situation pour en arriver à une situation plus "juste" conformément au souhait des Français ?
Jacques Bichot : Le problème est que les Français n’ont pas tous la même idée de ce qui est juste ou injuste. Pour certains, il est juste que quelqu’un qui ne fait guère d’efforts pour se rendre utile n’ait pas plus que le minimum vital. Pour d’autres, tout le monde devrait bénéficier d’une certaine aisance, en prélevant lourdement sur les riches pour redistribuer à ceux dont le niveau de vie est inférieur à la moyenne. Ces deux façons d’envisager la justice ont été dénommées respectivement justice « commutative » (recevoir autant que ce que l’on fournit) et justice « distributive » (ceux qui ne gagnent pas beaucoup doivent bénéficier d’importants revenus sociaux financés par prélèvement sur ceux qui ont des revenus supérieurs à la moyenne).
Reste une sorte de consensus pour éviter que certains êtres humains soient dans la misère. Mais deux questions se posent alors : Premièrement, les pauvres auxquels celui qui a quelques moyens doit donner pour les sortir de la misère, sont-ils ceux de son voisinage (village ou quartier), ou de son pays, ou d’un ensemble de pays tel que l’Union européenne, ou du monde entier ?Deuxièmement, faut-il donner au pauvre de quoi vivre correctement sans pour autant « gagner sa vie », ou mettre l’accent sur la formation des qualités qui permettent de participer efficacement à la production, de façon que les personnes actuellement en difficulté deviennent aptes à se tirer d’affaire par elles-mêmes ?
Rappelons à ce sujet le proverbe bien connu : donner un poisson à un pauvre, c’est lui éviter la faim pendant un jour ou deux ; lui apprendre à pêcher, c’est lui permettre de se nourrir toute sa vie. Malheureusement, malgré la pertinence de ce proverbe, il ne permet pas de résoudre tous les problèmes de pauvreté, car il y a des personnes auxquelles on ne parvient pas à apprendre à pêcher, soit qu’elles en soient incapables, soit qu’elles ne le veuillent pas, soit que l’on s’y prenne mal. Et je pense que, pas toujours mais assez souvent, c’est parce que l’on s’y prend mal.
Que faire pour s’y prendre mieux quand on cherche à « apprendre à pêcher », c’est-à-dire à aider les personnes en difficulté à se former en vue d’exercer des métiers utiles et qui leur conviennent ? Notre système d’assistance est trop exclusivement axé sur l’aide monétaire ; nous devrions privilégier un suivi très personnalisé permettant aux personnes qui en ont besoin de reprendre confiance en elles, de se former, et de trouver un métier où il existe des besoins et qui leur convienne. On parle parfois de « care » à ce propos. Michel Guérin, dans son ouvrage De l’Etat providence à l’Etat accompagnant (Michalon, 2010), a donné de bonnes indications sur ce que l’on pourrait faire dans ce sens ; je regrette qu’il n’ait pas été davantage entendu.
Marc de Basquiat : Formuler une exigence de justice appelle la sympathie générale, mais de quelle « justice » parle-t-on ? Peut-on éviter le risque de malentendus ? Commençons par le plus simple : la justice n’est pas l’égalité. Lorsque le roi Salomon proposait de couper un bébé en deux pour départager deux femmes qui en réclamaient la maternité, il a fait apparaître la vérité dissimulée au fond des cœurs, ce qui n’a rien à voir avec une égalité absurde. On l’entend aussi dans la bouche de Louis IX par ses dernières recommandations à son fils : « Aie le cœur doux et pitoyable pour les pauvres, les chétifs, les malheureux, et les réconforte en aide autant que tu pourras... Sois loyal et roide pour tenir justice et droit à tes sujets, et soutiens la querelle du pauvre jusqu’à ce que la vérité soit éclaircie ».C’est le même Saint Louis qui n’a pas hésité à dépenser en 1239 l’équivalent de son budget annuel pour acquérir la Couronne d’épines qui s’est trouvée menacée par l’incendie de Notre Dame de Paris le 15 avril 2019. Etablir la « justice » d’une dépense publique n’a rien d’une évidence…
L’option préférentielle pour les pauvres a continuellement soutenu l’exercice d’une justice éclairée par la foi catholique. Pensons à la charmante histoire d’Yves de Tréguier payant en tintement de pièces d’argent un aubergiste qui se plaignait d’un vagabond venant humer la bonne odeur de sa cuisine. Cette attitude se retrouve dans le fameux « principe de différence » établi en 1971 par John Rawls dans sa Théorie de la justice. Ce texte compliqué est utile pour répondre à votre question, hiérarchisant avec une précision chirurgicale les notions antagonistes de liberté et d’égalité, ce dont le professeur de philosophie économique Claude Gamel fait la pédagogie en mettant en évidence trois niveaux de priorité.
Dans la hiérarchie rawlsienne, en tête vient le « principe d’égales libertés » : chaque personne a la même prétention indéfectible à un système pleinement adéquat de libertés fondamentales. Au deuxième niveau vient la « juste égalité des chances ». Le « principe de différence » n’arrive qu’au troisième niveau : les inégalités économiques et sociales résiduelles ne sont admissibles que si elles bénéficient aux individus les moins favorisés de la société. En d’autres termes, un système qui contraindrait toute la population à un capital de départ identique (par exemple 100% d’une classe d’âge diplômée du baccalauréat) n’est pas juste car il ne respecterait pas le principe premier de liberté. De même, une discrimination positive extrémiste réservant les emplois de la fonction publique aux classes défavorisées en ostracisant les classes moyennes ne respecterait pas le principe d’égalité des chances.
Cette hiérarchie est pratique pour qualifier des revendications formulées au nom de la justice, d’autant plus lorsqu’elle est complétée par la méthode rawlsienne du « voile d’ignorance » : chacun doit s’efforcer de raisonner en faisant abstraction de la réalité de sa propre situation dans la société. Si dans ma tête je peux indifféremment être riche ou pauvre, homme ou femme, jeune ou vieux, « gaulois de souche » ou immigré, malade ou en bonne santé, je considère froidement chaque politique publique pour en évaluer la justice. Plus facile à dire qu’à faire, certes, mais cette méthode permet d’invalider facilement des propositions formulées trop visiblement au profit ou au détriment d’un groupe particulier.
C’est ainsi que certaines des revendications initiales des Gilets jaunes peuvent être considérées comme injustes au sens de Rawls. Plafonner par un « salaire maximum » ou indexer sur l’inflation « les salaires de tous les français ainsi que les retraites et autres allocations » sont des revendications égalitaristes liberticides, invalidées par le premier principe. De même, la multiplication des tranches de l’impôt sur le revenu ou le salaire unique de 1710 euros net par mois « pour les élus et non élus (ministres…) » n’ont visiblement pas été pensés sous un « voile d’ignorance », ceux qui en seraient les victimes pouvant légitimement s’insurger contre ces mesures d’exception.
En utilisant les critères rawlsiens pour vérifier la justice des dépenses publiques actuelles, on détecte de nombreuses anomalies, pas toujours apparentes au premier coup d’œil. En effet, les dépenses publiques peuvent prendre de nombreuses formes, ce qui rend l’analyse compliquée. Par exemple, les aides financières pour les enfants peuvent combiner jusqu’à 11 mécanismes : prestations sociales, mesures fiscales, allocations familiales, etc.
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