Du réalisme à l’idéalisme contemporain

Source [Jean d'Alançon] Le monde est là devant chacun de nous, comme nous sommes là chacun d’entre nous devant l’autre, de même nature que lui, semble-t-il encore. Ce n’est pas l’homme qui fait la nature, mais la nature qui fait l’homme. Ce « faire », facere en latin, qui signifie « fabriquer » ou « réaliser », n’appartient pas dans notre réflexion au vocabulaire du travailleur, mais bien à celui de l’univers auquel l’homme appartient de la naissance à la mort par son corps et une part de son esprit.

Le célèbre mythe de Prométhée peut-il éclairer notre compréhension sur l’évolution de la pensée, en particulier depuis la Renaissance ? Le progrès scientifique et technique cache-t-il une forme de domination de l’homme sur la création, et par conséquent sur sa propre nature ? En volant le feu aux dieux, l’homme veut devenir dieu, en s’attribuant des pouvoirs divins. N’est-ce pas ce que l’on observe, pour une part, aux plans éthique et politique dans nos sociétés occidentales modernes ? Les idéologies contemporaines ont envahi la pensée occidentale entraînant une course effrénée vers la science et avec elle de nouvelles formes de pensées qu’elles considèrent comme un progrès pour l’homme : le positivisme, le matérialisme avec pour conséquence, en particulier, le relativisme et l’athéisme.

Á l’origine de la pensée occidentale, parmi les philosophes présocratiques, Héraclite est celui qui désigne le feu comme premier élément, principe de l’univers. Du reste, le feu n’est-il pas l’élément naturel le plus divin ? Le feu peut être l’alliance entre le visible et l’invisible, désignant l’un des quatre éléments, principes du cosmos dans la philosophie d’Empédocle : l’eau, la terre, l’air et le feu. Pour Héraclite, la source même du monde est le feu, ce qu’écrit l’helléniste Yves Battistini dans Trois présocratiques, citant Héraclite : « Ce monde, le même pour tous, n’a pas été créé par aucun dieu, ni par aucun homme. Mais il était toujours, il est, il sera, feu toujours vivant, s’allumant avec mesure et s’éteignant avec mesure. »

Le feu, la flamme sont les symboles des combats de l’homme dans l’ordre de l’amour et de son contraire, la haine, des combats spirituels aussi, des conflits des hommes entre eux : « La guerre est le père de toutes choses », s’exclamait Héraclite, parce que la guerre signifierait la synthèse des contraires, des oppositions au sommet de la trilogie dialectique. Mais aussi, « tout coule, tout est relatif », ajoutait-il, puisque la matière est constitutive de l’univers physique, tous deux, le feu et la terre ou la matière appartenant à l’ordre du devenir, donc de la relativité. Ainsi va la science, d’une loi à une nouvelle loi, une loi succédant à une loi et la remettant en question, puisque relative à la matière qui est par nature indéterminée.

N’y a-t-il pas au point de départ de toutes ces transformations de la pensée, aux multiples débats nourris de dialectique, une question préliminaire : qu’est-ce que la vérité ? Déjà Platon au IVe siècle avant J-C en Grèce, le célèbre Platon, précurseur et inspirateur de la pensée moderne, cherchait la vérité en scrutant les mythes, leur donnant une signification. Dans La République (Livre VII), le « mythe de la caverne » montre la situation de l'homme face à la vérité. Le monde sensible nous enferme dans des apparences. En effet, les hommes sont en relation avec la réalité par les ombres projetées sur le mur de la caverne. Les ombres sont l’apparence, le sensible, les réalités sensibles. Il faut donc sortir de la caverne pour aller à la rencontre de la vérité. Pour Platon, voir la vérité, c'est atteindre le bien en soi, le beau en soi, le vrai en soi, au-delà du sensible. Donc l’homme en quête de vérité est celui qui sort de la caverne pour contempler la vérité.

Contemporain d’Héraclite, Parménide cherche la vérité qui lui apparaît dans une révélation : « Il faut que tu apprennes toutes choses, et le cœur fidèle de la vérité qui s'impose, et les opinions humaines qui sont en dehors de la vraie certitude. Allons, je vais te dire et tu vas entendre quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à l'intelligence ; que l'être est, que le non-être n'est pas, chemin de la certitude, qui accompagne la vérité. Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n'est pas. » Parménide rappelle le principe de non-contradiction, loi de l’intelligence citée par Aristote. Le principe de non-contradiction est le premier principe de la vie de l’intelligence dans la saisie de « ce qui est ». En saisissant l’être, l’intelligence affirme que « ce qui est » existe, est, donc que « ce qui n’est pas » ne peut pas exister, ne peut pas être. Il n’est pas possible en même temps d’affirmer et de nier la même réalité, la même qualité ou le même attribut par rapport à la même réalité.

Aristote, disciple de Platon, surnommé « le liseur » ou « la tête de l’école », resté vingt ans à l’école du maître, n’accepte pas la théorie des « Idées » dont le « mythe de la caverne » est la démonstration. Aristote revient à Parménide : « Pour comprendre la pensée, il faut regarder l’être ». Ce qui signifie : seul « ce qui est » peut être connu ; « ce qui n’est pas » ne peut pas être connu, ne peut être source d’aucune pensée. La pensée prend sa source dans la connaissance, et la connaissance est la saisie progressive de la forme d’une réalité. La connaissance est ensuite gardée, détachée du réel au risque d’en être détournée par l’imagination, elle-même née de la connaissance et non l’inverse. L’activité de l’intelligence n’est donc pas celle du raisonnement. L’intelligence est en contact avec la réalité, tandis que le raisonnement l’est avec les images reçues de la réalité. La première est réelle, tandis que la seconde ne l’est pas.

Pour se libérer de l’emprise des théologiens sur la pensée, Descartes veut redonner à la philosophie son indépendance, puisque par l’avènement du christianisme, la sagesse chrétienne supplantait la sagesse philosophique. Cette indépendance nécessaire, la philosophie doit l’acquérir par la certitude, nouvelle sagesse, au-delà du réel sensible, car la réalité est par nature finie. L’être réel, marqué par le fini, est remplacé par l’être mathématique tourné vers l’infini. Descartes s’est inspiré d’un théologien anglais Ockham au XIVe siècle qui écrit dans Rasoir, logique, connaissance et Dieu : « Moi, j’intellige…, une connaissance intuitive est requise pour que ‘la vérité contingente’ soit connue avec évidence. Mais il est manifeste qu’une connaissance intuitive du moi ne suffit pas ; donc, une connaissance intuitive de l’intellection est requise. » D’où le « cogito, ergo sum » cartésien. La vérité, qui est l’adéquation entre la pensée et la réalité, devient la certitude de la pensée pour elle-même. La vérité qui est une relation, donc transcendante, puisque de soi vers un autre, devient un dédoublement de soi, une relation à soi-même.

Descartes dit dans sa 5e Méditation métaphysique :« Dieu est le Créateur de ma pensée, le Créateur de la réalité qui est en dehors de moi ». De même, il dit dans sa 3e Méditation métaphysique : « De plus, celle par laquelle je conçois un Dieu souverain, éternel, infini, immuable, tout connaissant, tout-puissant, et créateur universel de toutes les choses qui sont hors de lui ; celle-là, dis-je, a certainement en soi plus de réalité objective que celles par qui les substances finies me sont représentées. » Pour Descartes, Dieu est le garant de la certitude, parce que les idées que l’on a sont innées, donc viennent de Dieu. La certitude devient la vérité.

Kant réagit contre Descartes. Á ce sujet, il est intéressant de voir que, dans le domaine des idées, comme pour la matière, le mouvement provient des contraires. Kant est un physicien. Descartes est un mathématicien. La physique apporte en effet un pragmatisme que les mathématiques n’ont pas. Mais ce que nous retenons de Kant, c’est sa subjectivité transcendantale impliquant ce que les générations passées ont bien souvent connu et subi : la morale du devoir. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant écrit : « Il faut donc développer le concept d'une volonté souverainement estimable en elle-même, d'une volonté bonne indépendamment de toute intention ultérieure, tel qu'il est inhérent déjà à l'intelligence naturelle saine, objet non pas tant d'un enseignement que d'une simple explication indispensable, ce concept qui tient toujours la plus haute place dans l'appréciation de la valeur complète de nos actions et qui constitue la condition de tout le reste : pour cela nous allons examiner le concept du Devoir, qui contient celui d'une bonne volonté ». La norme, le devoir issu de la pensée universelle, aboutit à un absolu inhérent à la pensée elle-même que Kant définit comme un « impératif catégorique » : « Agis selon des maximes qui puissent se prendre en même temps elles-mêmes pour objet comme lois universelles de la nature. » La pensée individuelle s’accomplit dans la pensée universelle comme un impératif. Ainsi, du cogito cartésien, on assiste au cogito kantien, non pas finalisé en Dieu, mais dans la pensée elle-même.

Hegel construit la pensée contemporaine. Dans son livre Études hégéliennes, Bernard Bourgeois, l’un des meilleurs spécialistes de Hegel en France, écrit : « L’hégélianisme ne se présente pas comme une philosophie de l’homme, mais comme une philosophie de l’unité de l’homme et de Dieu ». L’esprit est ce qui en l’homme le relie à Dieu, et l’esprit ne peut progresser que dans son dépassement propre, dans un processus d’opposition dialectique. La négation de l’autre, la dialectique du maître et de l’esclave, n’a pas pour effet d’exalter l’homme, être humain, corps et esprit, mais d’exalter ce qui en l’homme est supérieur, l’esprit seul, car « c’est seulement avec la conscience d’un être supérieur que l’homme accède à une situation dans laquelle il est vraiment respecté ». Hegel rejoint la réminiscence platonicienne. L’esprit humain n’est alors pleinement lui-même qu’en dépassant sa condition humaine concrète pour atteindre la forme abstraite, niant l’homme aristotélicien contemplant la Réalité parfaite, pour l’homme hégélien, être participé à la réalité divinisée. L’homme n’est alors plus relatif à un autre, mais il se relativise lui-même pour être plus lui-même et permettre à l’intelligence de se découvrir comme esprit et, au terme, comme esprit absolu, pensée de la pensée. Pour Hegel, être et vie se rejoignent. Or en Dieu seul qu’être et vie ne font qu'un, d’où l’homme-dieu hégélien.

La philosophie hégélienne est une philosophie du devenir, caractérisée par la vie de l’intelligence dans son immanence. Pour Aristote, la vie de l’intelligence nécessite l’apport fondamental de la transcendance qui donne à l’intelligence sa spécificité propre : le contact existentiel avec telle ou telle réalité, puis par voie inductive l’analyse pour découvrir l’unité au-delà de la multiplicité, pour saisir l’être au-delà du sensible. C’est ainsi qu’Aristote atteint deux principes : la substance, principe selon la forme de « ce qui est », l’autonomie existentielle, puis l’être en acte, principe selon la fin de « ce qui est », la finalité existentielle.

Hegel apparaît bien comme à la charnière entre la philosophie ancienne, traditionnelle, fondée sur la découverte d’un principe, et la philosophie contemporaine fondée sur la relation. Avec la perte progressive de la substance, on assiste au pouvoir déterminant de la relation dans la vie de l’intelligence. Puis, selon l’expression de Merleau-Ponty, l’homme perd son unité intrinsèque, substantielle, pour n’être qu’un « tissu de relations », ce qui revient à constater, selon l’expression de Hamelin, qu’« il n’y a d’intelligence que dans la relation ».

Avec Auguste Comte, la pensée s’enferme dans un idéalisme matérialiste, religion de la science qui répond aux aspirations de l’homme et à tous les besoins de l’humanité. Il s’agit d’un véritable renouveau spirituel fondé sur la connaissance scientifique. La philosophie a donc abandonné la connaissance traditionnelle, connaissance reposant sur l’être, pour une théorie de la science comprise comme le produit de la société dans son histoire. L’histoire de l’humanité peut se diviser en trois grandes périodes : l’ère religieuse ou théologique, l’ère métaphysique et l’ère des sciences, apogée de l’humanité. Il s’agit de libérer l’intelligence humaine de toutes les superstitions qui l’aliènent, de toutes les interrogations qui correspondent à son âge infantile.

Marx s’appuie sur la dialectique matérialiste pour ériger une nouvelle philosophie. S’inspirant d’Averroès, pour qui la matière est principe constitutif de l’être, « ce qui est mû », « ce qui est en mouvement » devient « ce qui est », « ce qui est au-delà du mouvement ». Si la matière est principe d’être, toute réalité existante, y compris l’homme, n’est plus que matière. Si la matière est principe constitutif de l’être, tout ce qui n’est pas matière n’existe pas : l’âme, l’amour, l’être. Mais, face aux idéologies, la recherche de la vérité demeure la seule finalité de la philosophie. Péguy la désigne avec talent : « Celui qui cherche la vérité remonte le fleuve pour aller boire à la source, mais il est souvent seul. Le monde descend le fleuve, les cadavres plus vite encore. »