Nos coups de coeur
Récemment, les éditions Stock ont eu l’idée de faire en sorte que se rencontrent deux philosophes sur la question, polémique s’il en est, de l’islam. Rémi Brague, professeur à la Sorbonne, explore les traditions philosophiques arabes, juives et gréco-latines, et Souleymane Bachir Diagne est spécialiste de philosophie islamique et d’histoire des sciences, professeur à l’université de Columbia (New York).
Le résultat est un petit livre où chaque chapitre s’ouvre sur une question polémique : l’islam et la violence, pas de contrainte en religion, l’islam est-il hostile aux autres religions, quelle différence entre islam et islamisme, sujets sur lesquels ces deux distingués professeurs discutent avec courtoisie, non sans une touche d’impertinence, ici et là. Pour faire bref, on a un homme favorable à l’islam et un autre qui est considéré dans son pays comme un universitaire islamophobe.
S.B. Diane ouvre le bal avec une assertion qui pourrait venir des journalistes d’Arte : les préjugés contre l’islam qui ont cours aujourd’hui s’appuient uniquement sur des propos de comptoirs. En est-on si certain ? L’islam ne prédispose pas à la violence. L’argument avancé est plutôt fragile, même si c’est celui du pape François : « Si je parle de violence islamique, je dois parler de violence catholique ». C’était une stupidité de la part du pape, répond gentiment Brague, bien informé, qui rappelle que Sa Sainteté, qui lit la presse, venait de lire dans un journal qu’un Italien avait assassiné sa belle-mère et un autre sa fiancée. La différence, souligne le pertinent philosophe, c’est que ces deux Italiens n’avaient pas assassiné en se réclamant de leur religion. Ce que font les islamistes.
L’islam, affirme S.B. Diagne, est devenu européen et américain. Il s’est installé ou réinstallé dans des régions qui n’étaient pas ses terres traditionnelles. Là encore, l’autre ne s’y laisse pas prendre : l’islam ne s’est nullement américanisé ou européanisé, mais des populations islamiques se sont installées dans des pays qu’elles ne connaissaient pas. Première contradiction ainsi soulignée, ces populations nouvellement implantées et qui doivent réinventer la transmission de l’islam sont en contradiction avec un principe de la Charia qui demande aux musulmans de quitter une terre d’incroyance. On pourrait le rappeler à nos espiègles musulmans d’aujourd’hui.
Ce livre se clôt par une assertion du professeur musulman qui résonne comme un credo : l’islam est une tradition intellectuelle et spirituelle millénaire qui est celle d’un milliard de personnes parlant des langues différentes, et non celle de deux pelés et trois tondus qui passent du trafic de drogue à l’explosion de soi et du prochain. Nous sommes généreusement invités à nous intéresser à cette tradition millénaire. Et d’abord la philosophie, avec laquelle il faut renouer, plaide S.B. Diagne, à commencer par celle du penseur Mohammed Abdhu, disciple d’Al-Aghani, qui voulait que cette discipline soit réintégrée.
Allons donc répond Brague, toujours précis, Al-Afghani n’était pas afghan, c’était un virtuose de la taqiya, autrement dit de la dissimulation de sa pensée, et son intention première était nationaliste. Peut-on d’ailleurs parler de philosophie islamique ? Il y a quelques philosophes, mais c’est tout. Les philosophes sont comme des raisins secs dans un clafoutis. Et dans cette pâte faite d’apologétique, de pensée juridique et de commentaire coranique, la philosophie n’a pas sa cohérence propre (comme elle l’aura très tôt dans la pensée occidentale).
On arrive au cœur de la question, c’est-à-dire au dernier chapitre, celui qui traite de la raison dans l’islam. Il s’ouvre avec le scandale que continue de susciter le livre de Sylvain Gougenheim, représentant supposé de l’islamophobie savante, qui aurait opéré un nettoyage ethnique dans son livre Aristote au Mont saint Michel, pour éliminer de la translatio studiorum la philosophie en islam. On sent que, là, ça s’énerve. Un nettoyage ethnique… Si le livre est une escroquerie, selon S.B. Diagne, c’est parce que nul n’ignore le rôle des chrétiens nestoriens (qui ne sont pas nestoriens mais syriaques). Ah bon ? Le nettoyage ethnique, le vrai, c’est celui de ces chrétiens syriaques qui ont véhiculé la science gréco-sassanide. Renan avait raison, le malheur, c’est que sa distribution linguistique entre indo-aryen et sémite disqualifie une pensée perspicace quant à cette science arabe.
Ce livre de Sylvain Gougenheim, qui n’est pas un très bon livre, souligne Brague, a suscité, rappelons-le puisqu’il ne le fait pas, une véritable kabbale envers l’auteur, kabbale qui avait à sa tête le philosophe Alain de Libera, grand pourfendeur d’islamophobes, et qui a toute sa vie dépensé beaucoup d’énergie pour la cause de la pensée musulmane. Et sans jamais évoquer les chrétiens nestoriens…
Qu’est-ce qui scandalise donc si fort le professeur Diagne ? C’est que l’on puisse juger que l’islam ne peut être producteur de grands esprits. Le terrain est glissant. Dame. La thèse de Diagne est tout de même audacieuse : la pensée en islam est une dialectique entre foi et raison.
Tous ceux qui ont un peu lu le savent : la foi a tué la raison en terre d’islam. C’est ce que l’histoire nous dit, impitoyablement. Mais que Rémi Brague ne dit pas. Il est un homme poli.
« Quelle liberté dans l’islam » est la question qui clôture ce petit ouvrage édifiant. Il y est question de Leibniz, à qui S.B. Diagne attribue l’idée du fatalisme de l’islam (idée fausse). A quoi Rémi Brague, qui a retrouvé un peu de combativité, rétorque que Leibniz n’a rien inventé et que ce fatalisme est dans le Coran. Oui, mais quel Coran, dans quelle traduction ? Lui, le musulman, c’est l’élégante traduction de Jacques Berque, pleine de poésie, et qui fait oublier le caractère inintelligible de ce livre. L’autre préfère celle de Pierre le Vénérable, une version irénique (il s’agissait de combattre avec l’esprit et non avec l’épée), et qui a peu circulé.
On est bien d’accord, la religion islamique n’est pas née le 11 septembre 2001. Mais convenons que ces petits espiègles ont ressuscité le califat, détruit les splendeurs de Palmyre, déstabilisé l’Afrique, qu’ils mettent actuellement le monde à feu et à sang, enlèvent tout un tas de gens qu’ils décapitent avec des effets spéciaux sur les réseaux sociaux, et tout cela dans tout un tas de pays. On a le sentiment que tout cela ne pèse pas lourd au regard du nettoyage ethnique dont notre universitaire français s’est rendu coupable il y a quelques années avec son livre iconoclaste sur la translation latine au Mont Saint-Michel.
La conclusion revient à Rémi Brague. On ne sait pas très bien à qui il s’adresse mais le message est simple : «continuez de vous engueuler, mais d’abord, documentez-vous ». Sans doute était-il fatigué.
Je suis d’accord, et ce livre est un bon moyen de se documenter, même si sa conclusion a quelque chose d’une escroquerie. Mais seulement sa conclusion…
Marion Duvauchel