L’agence d’information Genethique s’alarme de l’arrêt du 15 décembre 2011 de la Cour de cassation qui remet en question le dispositif de la législation anti-Perruche et désavoue les récentes décisions du Conseil d’Etat et du Conseil Constitutionnel. La menace d’un « droit à ne pas naître » ressurgit.
Le refus de la vie humaine handicapée ou malade n’avait jamais paru aussi prégnant dans notre société qu’au début des années 2000 lors de l’affaire Perruche du nom de cet enfant qui souffrait de graves lésions neurologiques du fait d’une infection par le virus de la rubéole contractée pendant la grossesse et non diagnostiquée par le médecin en charge de la mère. Les parents avaient entamé deux actions en justice, l’une afin d’être indemnisés de leur préjudice de n’avoir pu recourir à un avortement du fait de l’erreur de diagnostic prénatal commise par le laboratoire d’analyses biologiques et le médecin, l’autre au nom de l’enfant atteint de la maladie non décelée afin qu’il soit indemnisé de son préjudice d’être en vie.
La vie est-elle un préjudice ?
La Cour de cassation réunie en assemblée plénière leur donnera raison dans le célèbre arrêt du 17 novembre 2000 qui consacrait pour la première fois un droit pour un enfant malade d’être indemnisé au seul titre de sa naissance, considérant que la vie pouvait être un préjudice. La jurisprudence Perruche suscita une avalanche de condamnations et de réactions indignées car elle signifiait explicitement qu’il valait mieux qu’un enfant handicapé ne soit pas né – équivalant à une espèce de mort symbolique – et donc revenait à dire que tout fœtus handicapé détecté pendant la grossesse était voué à l’avortement.
On se souvient de la condamnation sans ambiguïté du Comité consultatif national d’éthique à l’encontre de la Cour de cassation : « La reconnaissance d’un droit de l’enfant à ne pas naître dans certaines conditions apparaîtrait hautement discutable sur le plan du droit et redoutable sur le plan éthique. En effet, un tel droit risquerait de faire peser sur les parents, les professionnels du diagnostic prénatal et les obstétriciens une pression normative d’essence eugénique [1]».
Un an plus tard la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé venait neutraliser la jurisprudence Perruche en inscrivant dans le code de l’action sociale des familles un dispositif stipulant que « nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance » et que « les charges découlant tout au long de la vie de l’enfant d’un handicap, la compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale », et ce même si « la responsabilité d’un professionnel ou d’un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d’un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d’une faute caractérisée » (Art. L. 114-5 du Code de l’action sociale des familles).
Justice et loi
Tandis que nombre d’observateurs pensaient que la polémique était définitivement apaisée et que la législation du 4 mars 2002 marquait le point final de la jurisprudence Perruche, le danger a ressurgi dernièrement. La première alerte s’est produite au cours de l’année 2010 au titre de ce que l’on appelle la question prioritaire de constitutionnalité. Des parents dont la myopathie de leur enfant n’avait pas été diagnostiquée pendant la grossesse se sont emparés de cette opportunité pour saisir le Conseil constitutionnel dans le but de faire censurer la loi. Les Sages de la rue Montpensier ont heureusement rejeté sans ambiguïté leur requête et ont jugé le 11 juin 2010 que le principe d’interdiction de l’indemnisation pour le seul fait d’être né était conforme avec la Constitution, sauf en ce qu’elle s’applique aux instances en cours ayant débuté avant la promulgation de la loi, c’est-à-dire le 7 mars 2002.
Le 13 mai 2011, le Conseil d’Etat décidait logiquement en se fondant sur les motifs avancés par le Conseil constitutionnel que la loi du 4 mars 2002 serait applicable à toutes les affaires portées devant la justice après l’entrée en vigueur de cette loi quand bien même elles concerneraient des enfants nés avant cette date. On pouvait donc espérer tirer un trait sur les conséquences déplorables de l’arrêt du 17 novembre 2000 et de son scandaleux « droit à ne pas naître ».
C’était sans compter la réaction d’orgueil de la Cour de cassation qui décida le 15 décembre 2011 de « maintenir les effets de la jurisprudence Perruche à tous les contentieux concernant des enfants nés avant la loi du 4 mars 2002 et pour lesquels les parents agiraient après l’intervention de cette loi [2]». Dans l’affaire examinée par la Cour de cassation, un médecin était ainsi poursuivi pour avoir commis une erreur de diagnostic prénatal empêchant les parents d’interrompre la vie de leur enfant né en 1988 avec une anophtalmie bilatérale alors que l’action en responsabilité ne fut introduite qu’en 2006, bien après l’entrée en vigueur de la loi, par les parents, mais aussi par l’enfant en question et sa sœur. La Cour de cassation reconnaît donc à nouveau l’existence du préjudice d’être né aux enfants venus au monde avant le 7 mars 2002 du fait d’une erreur de diagnostic prénatal indépendamment de la date de l’introduction de la demande en justice.
Réactions
Interrogé par l’agence d’analyse Genethique, le directeur du Sou médical, Nicolas Gombault, est doublement inquiet de cette décision[3]. D’abord parce qu’elle crée une inégalité de traitement des personnes handicapées. En effet, selon la jurisprudence du Conseil d’Etat qui traite des affaires de droit public, les enfants nés dans des établissements publics ne pourront pas réclamer une indemnisation pour le fait d’être né alors que selon la jurisprudence de la Cour de cassation qui s’occupe des affaires de droit privé les enfants nés en secteur libéral pourront l’invoquer. Ensuite parce que la responsabilité des praticiens libéraux et des cliniques privées risquant d’être excessivement accrue, les primes d’assurance vont augmenter considérablement pour anticiper d’éventuelles condamnations, grevant lourdement l’exercice de ces professions déjà malmenées par l’eugénisme ambiant qui sévit dans notre société. Avocat spécialisé dans le domaine médical, Me Didier Le Prado, est du même avis : « Cet arrêt ouvre une brèche décisive. Les contentieux vont se multiplier dans les années à venir ».
Quant à Jerry Sainte Rose, avocat général à la Cour de cassation au moment de l’affaire perruche, il estime que l’action dite de vie préjudiciable est désormais possible jusqu’en 2030 puisque les enfants nés avant le 7 mars 2002 auront encore 10 ans après leur majorité pour intenter un procès, faisant peser ainsi une menace redoutable sur les praticiens et niant la dignité de la vie d’un enfant handicapé. Pour lui, il s’agit d’un véritable contournement de la loi d’autant plus incompréhensible que la France est le seul pays d’Europe à s’obstiner dans cette voie : la Cour constitutionnelle allemande et la Cour de cassation italienne l’ont ainsi clairement rejetée, de même que le Parlement britannique. Face à des parents qui sont prêts à tout pour faire dire à la justice qu’il aurait mieux valu que leur enfant ne soit pas venu au monde, il en appelle à « une nouvelle intervention du Parlement suivie d’une saisine du Conseil constitutionnel ».
Jean-Marie Le Méné, président de la Fondation Jérôme Lejeune, qui a été le premier à dénoncer cette résurgence de la jurisprudence Perruche, s’élève contre la décision menaçante de la Cour de cassation qui laisse entendre, à rebours de ce qu’avait décidé la représentation nationale quasiment à l’unanimité en 2002, « que la vie d’une personne handicapée ne vaut pas la peine d’être vécue, que le dépistage prénatal a pour but de trier les enfants, parmi lesquels ceux dépistés handicapés sont destinés à être éliminés, et que les médecins ont l’obligation de mettre au monde des enfants parfaits ».
Le législateur laissera-t-il le juge faire la loi à sa place ?
Retrouvez tous les articles de bioéthique de la présidentielle dans notre dossier :
[1] CCNE, « Handicap congénitaux et préjudice », Avis n. 68, 29 mai 2001.
[2] Genethique, Lettre d’information et d’analyse sur l’actualité bioéthique, « Jurisprudence Perruche : la menace ressurgit », n. 145, janvier 2012.
[3] Ibid.
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