Le 26 novembre dernier, le pape François est allé à Strasbourg. Il voulait « encourager » les membres du Parlement européen à progresser vers « l’idéal d’une Europe unie ». Par une curieuse coïncidence, Valery Giscard d’Estaing avait, quelques semaines plus tôt, « lancé un appel » de même nature, dans un livre intitulé Europa, la dernière chance de l’Europe (XO Editions).
Il me paraît intéressant de faire un parallèle entre leurs sollicitations respectives, parce que chacun des deux hommes représente une école de pensée qui pèse lourd sur les destinées de notre continent.
Le discours de François reprend et prolonge l’enseignement de Jean-Paul II et Benoît XVI. Il exprime le point de vue d’une Église dont l’influence est immense de l’Espagne à la Pologne et de l’Irlande à la Sicile.
Le livre de Giscard est la manifestation la plus récente d’un courant politique qu’on appelle fédéraliste ou intégrationniste. Ce courant a son origine chez Jean Monnet. Il rassemble une nébuleuse de partis, institutions et groupes de pression, qui sont particulièrement influents en Allemagne et en France. Notre ancien président est l’une de leurs figures de proue. Depuis cinquante ans, il s’efforce de faire passer les rêves fédéralistes dans la réalité. Il a été notamment le créateur du Parlement européen, l’inventeur de la monnaie unique et le principal auteur de la Constitution européenne.
Mettre le plaidoyer de Giscard face à l’exhortation de François n’est donc pas une impertinence. C’est un travail qui éclaire les choix vastes et compliqués que le vieux continent doit faire.
Une déception partagée
Tous deux portent le même jugement sur l’état dans lequel l’Union européenne se trouve aujourd’hui. Giscard se désole de la « désaffection » qu’elle subit, s’alarme de son « délabrement » et nous avertit de sa « dislocation » possible. Le pape n’est pas moins sévère.
Il compare l’Europe à « une grand-mère fatiguée et vieillissante ». L’image est plaisante dans la forme mais terrible quant au fond. Elle signifie que l’Union européenne a perdu sa fécondité et son goût de vivre. François n’hésite pas à en souligner une conséquence désastreuse : « La méfiance des citoyens vis-à-vis des institutions (la Commission de Bruxelles et le Parlement de Strasbourg) trop distantes, trop occupées à établir des règles perçues comme éloignées de la sensibilité des peuples particuliers sinon complètement nuisibles. »
Giscard fustige, lui aussi, les dérives de la Commission. Mais il épargne le Parlement. Sans doute garde-t-il une discrète tendresse pour cet enfant de sa jeunesse.
Entre aveuglement et avertissement
Qui peut apporter « un message d’espérance » ? À Bruxelles, Paris ou Berlin, personne n’en est capable. On patauge dans les difficultés du présent. Seuls le pape et l’ex-président ont pris assez de hauteur pour discerner des issues. Leurs recommandations appellent un examen comparé. Il est important de savoir si elles s’accordent ou non. L’avenir de notre continent en dépend.
Si les fils de l’Église et les disciples de Jean Monnet travaillent la main dans la main, leur élan commun arrachera l’Europe à son immobilité mortelle. Si les fédéralistes négligent l’appui des chrétiens, ils n’auront aucune chance de réussir. Le naufrage électoral de la Constitution européenne l’a prouvé.
Il n’est malheureusement pas certain que Giscard l’ait compris. Aujourd’hui encore, il explique sa cuisante défaite de 2005, non pas comme le résultat de son obstination à ne pas entendre les objurgations de Jean-Paul II, mais par une cause ridicule : le mauvais effet produit, pendant la campagne référendaire, par « les primes substantielles [versées] à l’occasion du départ de dirigeants d’une grande entreprise de distribution ». Un tel aveuglement justifie l’avertissement solennel lancé par François aux parlementaires de Strasbourg : « J’affirme fondamentale la contribution passée et présente du christianisme » à l’unité de l’Europe. À bon entendeur, salut.
Giscard : toujours plus d’unification par l’économie
Commençons par le projet de Giscard. Selon lui, la raison principale de l’enlisement actuel est l’incapacité de nos gouvernants à « proposer des objectifs concrets et réalistes d’intégration européenne ». Il estime indispensable et urgent de faire une « nouvelle avancée » vers cette intégration. Son idée consiste à « mettre en place une union monétaire, budgétaire et fiscale dans un espace homogène ».
En pratique il suggère de « créer un territoire où toute personne pourra travailler, produire et investir en se déplaçant librement, en utilisant la même monnaie et en acquittant les mêmes impôts ». Le territoire en question, qu’il appelle « Europa », réunirait une dizaine de pays autour de la France et de l’Allemagne. L’Angleterre en serait exclue ainsi que la Suède et seize autres membres de l’actuelle Union européenne. Les habitants de cet espace privilégié auraient enfin « le sentiment exaltant d’une liberté nouvelle pour entreprendre, créer et produire ».
Pourquoi Giscard place-t-il tant d’espérance dans un projet d’uniformisation fiscale ? Parce qu’en bon disciple de Jean Monnet, il est convaincu que l’unicité des lois économiques conduit à l’unité politique. Son but final, c’est l’avènement d’un « peuple européen » puissant et souverain. Il le rappelle vingt fois dans son ouvrage. Le moyen d’y parvenir, c’est un effort obstiné d’unification réglementaire.
Dans un autre livre écrit il y a trente ans, l’ancien président précisait sa pensée : il faut « déblayer l’espace européen de tous les obstacles qui y arrêtent la vue ». Il citait les frontières intérieures, les monnaies nationales, les normes particulières, les passeports propres à chaque État et même les timbres de poste et les cartes routières. « Le jour où l’esprit des Européens verra l’Europe comme un ensemble unique, une transformation capitale sera accomplie » : le peuple européen deviendra conscient de lui-même. L’unité politique ira de soi.
Monnet : le règlement fait le citoyen
Les intégrationnistes pensent tous comme Giscard. Leur inspirateur commun, Jean Monnet, a lui-même définit la grande tâche à poursuivre : « Remettre le pouvoir d’appliquer les mêmes règles à des autorités communes qui feront des peuples d’Europe un même peuple. » La Commission de Bruxelles est une de ces autorités. Elle exerce son pouvoir dans le but défini par son fondateur.
Les citoyens naïfs sont parfois surpris par sa passion d’uniformisation. Ils ont tendance à expliquer l’accumulation des règlements qui imposent jusqu’à une même contenance des bouteilles d’huile d’olive ou un format unique des cuvettes de toilettes, par des excès bureaucratiques. Il n’en est rien. L’idée qui commande les directives communautaires, c’est que l’uniformité progressive des prescriptions fait naître peu à peu le citoyen européen.
Le passé ne montre-t-il pas que chaque avancée vers l’unité économique de l’Europe a été « prolongée » par un bond en avant dans l’intégration politique de nos nations ? Le marché commun a été couronné par la création du Parlement européen. L’abolition des frontières d’État (accords de Schengen et Acte unique) a permis la proclamation solennelle d’une « citoyenneté européenne ». L’usage de la monnaie unique a été le catalyseur de la « Constitution européenne ». « Europa » a la même raison d’être : son « prolongement d’intégration politique » est encore inconnu mais il viendra en son temps « par le jeu naturel du fonctionnement des institutions ».
On peut se demander ce qui restera de la souveraineté de nos nations au terme de cet enchaînement réglementaire. Giscard se veut rassurant. L’Europe intégrée ne sera pas centralisatrice mais fédérale. Les peuples qui composeront « Europa » garderont leur liberté pour « tout ce qui fait le particularisme de leur mode de vie » comme la santé, la protection sociale ou le logement mais évidemment pas la diplomatie ou l’armée.
Le refus romain de la primauté de l’économie
La papauté ne partage manifestement pas cette ambition intégrationniste. Ni Jean-Paul II ni Benoît XVI n’ont jamais prononcé le mot de « peuple européen » et François ne le fait pas davantage dans son discours. Ce n’est pas seulement par prudence diplomatique. Le pape n’hésite pas à dénoncer « la prévalence des questions techniques et économiques au centre du débat politique ».
Le principe même de la méthode Monnet suscite la méfiance romaine. La doctrine catholique ne peut accepter l’idée selon laquelle des conditionnements économiques suffisent à faire naître un citoyen nouveau et une nation nouvelle. Elle ressemble trop aux philosophies matérialistes de sinistre mémoire, qui affirmaient que la conscience que l’homme a de lui-même, est entièrement déterminée par son environnement social.
Jean-Paul II l’a vivement condamnée. François le fait à son tour : il rejette « une Europe qui tourne autour de l’économie » et, plus précisément, proclame que « unité ne signifie pas uniformité économique ».
Mais alors quelle Europe a-t-il en vue ? Il propose de « conjuguer l’idéal de l’unité à la diversité des peuples », diversité qu’il faut respecter dans son intégralité. Il suggère « une dynamique d’aide mutuelle », dynamique qui observerait soigneusement le double principe de solidarité et de subsidiarité. Comme l’application d’une telle politique est du ressort exclusif des pouvoirs temporels, le pape ne va pas plus loin.
Deux conceptions des droits de l’homme
François est plus à l’aise pour développer un autre thème, qu’il appelle « la sacralité de la personne humaine ». Il veut que l’Europe unie « tourne autour » de ce principe fondamental. Giscard n’en souffle mot dans son livre-programme.
Ce n’est pas qu’il s’en désintéresse. Pour lui, la question a déjà été traitée et il est inutile d’en reparler. Il avait inséré dans la Constitution européenne une « charte des droits fondamentaux réservés aux citoyens de l’Union », dont le premier article proclamait : « La dignité humaine est inviolable ; elle doit être respectée et protégée. » Le traité de Lisbonne a ratifié la charte en 2008. Le droit des personnes en Europe « est le plus avancé du monde » s’est alors réjoui notre ancien président. Il n’a pas changé d’opinion jusqu’à aujourd’hui.
En 2003, il avait voulu que les droits de l’homme en Europe inclussent les aspirations contemporaines les plus progressistes : le mariage entre personnes de même sexe, l’avortement et l’euthanasie. Mais il avait dû reconnaître qu’une partie des gouvernements d’Europe s’y opposait. La charte dont il rêvait, n’eut pas été accepté. L’Union européenne aurait dû renoncer à devenir une « communauté de valeurs ». La citoyenneté européenne n’aurait plus apporté que des droits économiques liés au marché unique, ce qui manquait d’âme. Giscard avait alors sollicité l’astuce des juristes qui l’entouraient, afin que l’obstacle fut contourné. Ils imaginèrent des formulations ambiguës, qui pouvaient satisfaire tout le monde.
Ainsi, la version finale de la charte proclama « le droit de se marier et de fonder une famille » ce qui pouvait être interprété, au choix, comme le rappel d’une évidence naturelle ou la reconnaissance du mariage homosexuel. Pour ouvrir la voie à l’euthanasie, la solution consista à ne plus mentionner l’interdiction, inscrite initialement, « d’infliger à quiconque la mort intentionnellement ». L’avortement reçut la même légitimation indirecte : la charte proclama hautement que « toute personne a droit à la vie » mais se garda bien d’indiquer si l’enfant à naître est une personne.
Valeurs évolutives ou valeurs absolues
L’habileté de Giscard enthousiasma le Parlement européen. L’assemblée de Strasbourg vota une « résolution » qui approuvait « l’approche évolutive et dynamique » donnée aux droits du citoyen européen.
Mais alors, à la surprise des fédéralistes, la voix puissante de Jean-Paul II s’éleva. L’Union, affirma-t-il, « ne peut pas avoir un fondement solide si, tout en affirmant des valeurs comme la dignité humaine ou le droit à la vie, elle se contredit en acceptant ou en tolérant les formes les plus diverses de mépris ou d’atteinte à la vie humaine, surtout quand elle est faible ou marginalisée ».
Benoît XVI reprit la même critique : « N’est-il pas étonnant que l’Europe d’aujourd’hui, tandis qu’elle vise à se présenter comme une communauté de valeurs, semble toujours plus contester qu’il existe des valeurs universelles et absolues ? »
Le discours de François prolonge les paroles de ses prédécesseurs. Il invite l’Europe à « reconnaître le caractère précieux de la vie humaine ». Il demande aux parlementaires de « favoriser les capacités de la famille » et il entend par là celle qui est fondée sur l’union stable d’un homme et d’une femme. Il dénonce la solitude dans laquelle sont laissés « les malades en fin de vie et les personnes âgées ». Il parle avec horreur des « enfants tués ».
L’impasse de l’Europe apostate
Il y a dix ans, Benoît XVI poussait un cri angoissé : « Cette apostasie d’elle-même ne conduit-elle pas l’Europe à douter de sa propre identité ? » François conclut son discours presque dans les mêmes termes : il supplie l’Europe de « reprendre conscience de son identité ». Jean-Paul II avait lancé ce cri : « Vieille Europe, retrouve-toi toi-même ! »
François lui fait écho en jetant aux députés : « Travaillez pour que l’Europe retrouve son âme ! » Il a été vivement applaudi. Il n’est pas sûr qu’il ait été plus compris que ses prédécesseurs. Ni Giscard ni aucun des fédéralistes n’ont été ébranlés dans leurs certitudes. Ils sont l’âme de l’Europe et son identité, c’est eux qui la construisent ; du moins ils le croient. Ils tiennent la contribution de l’Église catholique pour secondaire : elle les suivra, fut-ce en rechignant.
Ils ne voient pas que le « délabrement » et la « désaffection » dont s’inquiète l’ancien président, a sa source dans leur hautaine assurance. Ils s’apercevront bientôt qu’ils ont eu tort. Il est probable que ce sera trop tard.
Michel Pinton est ancien député au Parlement européen.
Pour en savoir plus :
Pape François
Discours au Parlement européen : « Europe, retrouve ton espérance »
Discours au Conseil de l’Europe : « Europe, retrouve tes racines »
Valéry Giscard d’Estaing
Europa, la dernière chance de l’Europe
XO Editions, 2014, 188 p., 17 €
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