L'analyse de la chute du président tunisien Ben Ali par le Père Edouard-Marie Gallez que nous publions cette semaine a été écrite le 17 janvier, mais elle reste d'actualité, et sa portée s'étend au-delà de la Tunisie. L'auteur, qui interviendra à notre prochain débat à l'Espace Bernanos le 16 mars prochain, observe que l'Occident n'a rien vu venir. Il rêve toujours d'exporter ses principes démocratiques dans une culture politico-religieuse qui lui est totalement étrangère. Le seul espoir raisonnable de la révolution qui secoue le monde arabo-musulman serait la mise en place de  régimes autoritaires magnanimes . LP

 

UNE MISE EN QUESTION radicale est en train de surgir dans le monde arabo-musulman et touche aux fondements mêmes du système islamique, basé tout entier sur la sacralisation de la soumission (c'est-à-dire de l'islâm en arabe) et de son corollaire, la domination. Elle prend l'Occident de court, tout comme en 1989, les  analystes  n'avaient rien vu venir de la chute du mur de Berlin.

Quand une télévision comme al-Jazeera, basée au Qatar, organise des débats où l'Islam et le  Dieu du Coran  sont mis en cause, quand la chaîne arabophone chrétienne al-Hayat, basée aux États-Unis, rencontre un succès au point que l'émission de Rachid Maghrébi le jeudi soir est suivie grâce au satellite ou au web par plus de soixante millions de téléspectateurs, quelque chose est vraiment en train de bouger dans tous les pays arabo-musulmans. Il serait temps d'ouvrir les yeux, même si le  mur de Berlin  islamique, qui est dans les esprits, mettra du temps à tomber, et d'autant plus de temps que nos  analyses  marquées par le sécularisme contribuent à l'entretenir. Le temps qui s'annonce sera un temps d'épreuve et de chance pour la vraie foi.

La chute du Président tunisien Ben Ali est l'occasion de revenir sur ce qui a déjà été dit dans des éditoriaux antérieurs à propos de la démocratie.

Dans cet événement, la pensée occidentale dominante voit l'espérance d'une avancée démocratique dans l'un des  pays islamiques  (la Tunisie en fait officiellement partie en effet). Nombre de Tunisiens l'espèrent également. Néanmoins, on ne peut pas éviter un certain rapprochement avec ce qui fut dit du régime du Shah d'Iran lors de son renversement, un régime autocrate certes mais beaucoup moins sanguinaire et terroriste que celui qui suivit et qui avait été salué d'abord comme une avancée démocratique. Se défaire d'un clan au pouvoir est une chose ; établir un État démocratique et de droit en est une autre.

En Tunisie, le mieux que l'on puisse espérer est qu'un nouveau système autoritaire opposé à l'islamisme succédera au précédent. Le pire serait que se mette en place un système encore plus corrompu s'appuyant sur l'islam, et terroriste, qui étendrait alors son action destructrice au delà des frontières.

La véritable origine de la démocratie

Il faut se rappeler une fois encore que la pensée démocratique moderne et ses systèmes de participation des citoyens aux décisions ne proviennent pas de l'Antiquité. La  démocratie  a été une parenthèse dans la vie de la cité athénienne. Elle ne réapparaît pas tout à coup, en sautant deux millénaires, avec la Révolution française, comme on l'apprend aux enfants dans les manuels scolaires. En revanche, ce que le Révolution a pu emprunter à la Grèce, c'est un certain sens de la  citoyenneté  au détriment de la majorité des habitants réels qui étaient des esclaves : à l'époque moderne, ceux qui se reconnaissent entre eux comme  citoyens  n'ont souvent eu qu'un immense mépris idéologique à l'égard du peuple. Même et surtout s'ils disaient gouverner  au nom du peuple . Demander son avis à celui-ci est une autre chose. Et organiser la participation du plus grand nombre aux décisions prises en est une troisième. Or, c'est surtout en cela que réside la démocratie.

L'histoire, typiquement occidentale, de la démocratie vient de la pratique des villes du Moyen-Âge, visant la participation des membres des communautés locales à la gestion de la cité, à travers des prises de parole systématisées : on inventa alors les mandats électifs, les séances publiques, l'organisation des votes (majorité simple ou qualifiée ou à l'unanimité pour respecter les minorités), sans parler des consultations générales.

Ce jeu démocratique complexe organisant la participation du plus grand nombre était intimement lié à l'idéal chrétien. Trois conditions s'avèrent en effet indispensables :

  • le sens de l'égalité foncière entre tous les habitants de l'entité territoriale à gérer ;
  • un sens d'un destin commun, donc d'un bien commun auquel tous les habitants sont appelés à collaborer – c'est-à-dire une certaine  amitié politique  ;
  • un avenir ouvert à tous, du fait du rejet de toute prétention à établir un monde idéal sur terre ; le christianisme enseigne que les forces humaines ne sont pas capables de réaliser, même partiellement, un tel projet que Dieu seul peut faire advenir (à travers un Jugement, celui de la Venue glorieuse). Le pouvoir de (se) libérer du Mal n'appartient pas à l'homme.

L'égalité selon l'Islam

En revanche, dans la doctrine et le système islamiques, et même si certains musulmans en rêvent (souvent en regardant l'Occident), ces trois fondements de la démocratie ne sont guère envisageables.

Avec force et insistance, le Coran nie toute égalité foncière entre les êtres humains et établit trois inégalités radicales : entre les musulmans et les non musulmans ; entre les hommes libres et les esclaves (la pratique esclavagiste, qui a atteint des sommets non pas aux USA mais dans les pays musulmans, n'a été abolie officiellement qu'au cours du XXe siècle et, réellement, n'a jamais cessé ; elle est aujourd'hui prônée ouvertement par nombre de groupes islamiques) ; et entre les hommes et les femmes. Dans les trois cas [1], les premiers ont le devoir d'assujettir les second(e)s – telle est la société supposée être voulue par Dieu pour le monde, en tout cas par le Dieu du Coran.

Même si le rêve islamique porte l'idée de la fraternité, en pratique, les rapports sociaux sont essentiellement des rapports de force ; et, dans la plupart des familles, il en est souvent déjà ainsi. Puisque Dieu bénit celui qui domine l'autre, l'idéal du rapport à l'autre sera celui de l'assujettissement.  Dieu  lui-même est perçu comme un tyran inconnaissable et arbitraire, qui exige l'islam, c'est-à-dire la soumission. Aussi, le climat social ne peut qu'être celui de l'insatisfaction ainsi que de la suspicion à l'égard de tout ce qui est bien commun . Les atteintes à celui-ci et à tout ce qui représente l'autorité en témoignent concrètement.

Il n'y a pas d'avenir ouvert en Islam ; tout l'enseignement islamique répète à satiété que l'avenir appartient aux seuls musulmans, et que tout ce qui n'est pas conforme aux exigences de l'islam doit être soumis et devra disparaître. L'avenir est fermé : il est écrit d'avance.

Le conditionnement islamique

Il apparaît ainsi que l'Islam n'est pas une culture qui, comme culture, serait intégrable à un État démocratique ; il s'agit d'un programme politico-religieux qui sape les bases mêmes de tout État de droit. Les Tunisiens veulent tourner la page du système autocratique et corrompu de Ben Ali, et c'est le mieux qui puisse être fait ; le plus probable est qu'il sera chargé bientôt de tous les maux, par les nouveaux maîtres de la Tunisie qui s'en serviront pour justifier leur pouvoir.

Quel sera-t-il ? Sera-t-il entre les mains de Tunisiens ayant le sens de l'État de droit, ouvert à tous et à l'avenir ? Le poids du conditionnement islamique va inévitablement peser. Il n'existe guère de chance que la conviction du Père Antoine Moussali soit infirmée : le système politique le moins mauvais qui puisse s'imposer à une population majoritairement musulmane est celui d'une tyrannie qui empêche toute contestation par un contrôle policier sans faille, qui se méfie de l'Islam, qui prévient la population de la misère en lui laissant quelques activités libres, et qui fait des largesses à ceux qui le soutiennent.

Quant au pire possible, il est presque déjà sous nos yeux en divers lieux du globe.

 

Le Fr. Edouard-Marie Gallez est théologien, a publié Le Messie et son Prophète - Aux origines de l'Islam (Editions de Paris, 2005).

 

Pour en savoir plus :
www.lemessieetsonprophete.com

La conférence-débat du 16 mars à l'Espace-Bernanos
Islam et laïcité, le dialogue de sourds, avec le fr. Edouard-Marie Gallez et Xavier Lemoine.

 

 

[1] Les chrétiens qui connaissent le Nouveau Testament verront ici, non sans raison, l'inversion de l'affirmation de la triple égalité, par laquelle l'apôtre Paul résume et thématise la nouveauté chrétienne :  Il n'y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni mâle ni femelle, car vous êtes tous unis dans le Christ Jésus  (Galates 3,28). D'autres passages illustrent aussi l'inversion de l'idéal social chrétien opéré par l'Islam :
 Il ne doit pas en être ainsi parmi vous. Au contraire, celui qui voudra devenir grand parmi vous, sera votre serviteur, et celui qui voudra être le premier d'entre vous, sera votre esclave. Ainsi, le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude  (Mt 20:26-28).
 Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Car c'est un exemple que je vous ai donné : ce que j'ai fait pour vous, faites-le vous aussi. En vérité, en vérité, je vous le dis, un serviteur n'est pas plus grand que son maître, ni un envoyé plus grand que celui qui l'a envoyé  (Jean 13:14-16).

 

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