À propos de Gnilka Joachim¸ Qui sont les chrétiens du Coran ?, Paris, Cerf, septembre 2008, traduit de l'allemand Die Nazarener und der Koran (2005).

IL EST IMPOSSIBLE de présenter le livre de Joachim Gnilka sans le situer dans son contexte. L'auteur est un exégète du Nouveau Testament, bien connu outre-Rhin (né en 1928). C'est tardivement qu'il s'est intéressé au Coran. Son livre se présente comme un vaste dossier en huit chapitres, auquel il faut ajouter un addendum où il expose l'approche de Christoph Luxenberg relative au dôme du Rocher (le sanctuaire appelé mosquée d'Omar à Jérusalem, Ndlr) et y suggère que Muhammad n'a jamais existé.
Le problème n'est pas de discuter cette thèse fondée sur la lecture – très contestable – d'une unique inscription sur le dôme, mais de voir qu'à la plupart des questions intelligemment posées dans ce livre, des réponses avaient déjà été proposées et solidement argumentées. En 2005, Gnilka ne pouvait pas le savoir, car elles se trouvaient exposées dans les 1500 pages du livre Le Messie et son Prophète qui paraissait en même temps. Mais début 2008, l'auteur en a justement fait une longue recension, ce qui est tout à fait à son honneur [1]. Or un bon nombre de ses affirmations de 2005 étaient mises en cause dans ce livre. Rigoureusement, il aurait donc dû postposer la publication de sa traduction française et en revoir le texte. Ceci n'était sans doute pas possible en vertu du contrat avec les éditions du Cerf, auquel cas la responsabilité de ce manquement incombe à ces dernières. En tout cas, l'auteur s'est contenté d'ajouter le titre du Messie et son Prophète à la bibliographie.
Qui sont les nazaréens du Coran ?
Nous devrons donc regarder la traduction de 2008 à la lumière de l'étude parue en 2005 et également de la recension que l'auteur lui-même en a faite en 2008. Dès qu'on aborde la question-clef – Qui sont les nazaréens du Coran ?–, les points communs et les divergences des réponses possibles surgissent.
Certes, les nazaréens (nasârâ) du texte coranique ne peuvent pas être les chrétiens, sauf justement en certains passages de facture douteuse sur lesquels l'auteur ne s'interroge pas, sauf à propos du verset 5,51 (p.26) : Ne prenez pas pour amis les juifs et les nasârâ ; ils sont amis les uns des autres. Ce verset est en contradiction avec un autre de la même sourate al-mâ'ida qui dit : Les amis les plus proches des croyants sont ceux qui disent : nous sommes nasârâ (5,82).
En cela, l'auteur voit simplement "des jugements fluctuants" causés par diverses "expériences concrètes". Il ne lui vient pas à l'esprit que le premier des deux versets a pu être allongé, ce qui saute aux yeux dès qu'on lit : ils sont amis les uns des autres ; où donc dans le Coran les juifs et les chrétiens-nasârâ sont-ils dits être amis les uns des autres ? Le verset redevient cohérent ainsi : Ne prenez pas pour amis les juifs, ils sont amis les uns des autres.
Dès 1996, Antoine Moussali avait démontré la modification apportée au texte en se basant plus spécialement sur la cantilation du verset, qui dévoile une rupture de rythme (imposée par l'ajout) [2]. Il faut voir par ailleurs qu'en tous les passages où apparaît la formule et les nasârâ (ou celle de ou les nasârâ ), ce sont les chrétiens qui sont visés, et tel est effectivement l'acception acquise par le terme de nasârâ au cours du VIIIe siècle.
Une lecture servile
Bien sûr, l'auteur a raison de voir dans le sens coranique premier de ce terme la désignation d'une communauté marginale qui a joué un rôle majeur dans les origines de l'islam ; au reste, beaucoup de traducteurs rendent certaines de ses occurrences par nazaréens et non pas par chrétiens , et certains s'interrogent même sur cette mystérieuse communauté. Mais alors, pourquoi l'auteur veut-il s'obliger à considérer a priori que le texte coranique actuel nous est parvenu intact depuis les origines, et qu'il serait l'œuvre d'un Arabe nommé Muhammad (p.101, 125, 137) ? Pourquoi renoncer ainsi à toute démarche exégétique cohérente ? Cette attitude de lecture servile à l'égard des commentaires islamiques, malgré les contradictions et les impasses qu'ils imposent, court au long du livre.
On le voit par exemple dans l'interprétation donnée à un autre verset de la sourate 5 (p.125), qui fait dire (négativement) à Jésus : Prenez-moi et ma mère pour deux divinités en dehors de Dieu ? (5,116). L'impasse serait de considérer que le texte coranique désigne ici Marie, mère de Jésus, car il n'y a pas le moindre indice nulle part de l'existence d'un groupe qui ait jamais divinisé Marie. Du reste, les commentateurs musulmans anciens savaient encore qu'ici, c'est l'Esprit Saint qui est désigné comme mère de Jésus, selon une manière de parler araméenne... qui est toujours actuelle parmi les chrétiens chaldéens ! Hélas, cette donnée ne relève pas de la spécialité de l'auteur (il rappelle les limites de celle-ci dans la recension) ; d'autre part, avant 2005, il pouvait d'autant moins la connaître que les islamologues ont tendance à occulter tout ce qui pourrait soulever la question : Qui sont les chrétiens du Coran ?
Pour l'auteur, ces chrétiens-nazaréens du Coran seraient une communauté syro-arabe qui aurait conservé un christianisme originel, pré-nicéen, c'est-à-dire non contaminé par le Concile de Nicée (325). Voilà qui expliquerait pourquoi le Coran s'en prend de mille façons à la foi chrétienne. L'auteur ne dit pas de manière explicite que le concile de Nicée a inventé la divinité du Christ – c'est une thèse qui a été lancée en Allemagne au XVIIIe siècle –, mais son préfacier, qui est en même temps le traducteur, Charles Ehlinger, fait plus que le suggérer. On lit ainsi : Le Coran...appartiendrait lui-même, à l'origine, à une mouvance de chrétiens restés prénicéens, c'est-à-dire des Églises ou des communautés chrétiennes qui n'ont pas accepté le dogme de la Trinité défini au concile de Nicée (p.9). Ces chrétiens pré-nicéens qui nient la divinité du Christ – notons que ce titre de Christ ou Messie ne peut pas être sans signification dans le Coran où il apparaît onze fois – manifesteraient donc l'état antérieur au christianisme post-nicéen qui, lui, professe sa divinité.
L'auteur défend l'idée du grand flou qui entourerait les débuts de tout phénomène religieux. Muhammad, supposé être l'auteur du Coran, se serait à la fois très bien et très mal informé : il ferait partie d'un christianisme syro-arabe qui aurait continué jusqu'à la fin du VIIe siècle avec ‛Abd al-Malik, le constructeur du dôme du Rocher (p.148), ce qui expliquerait les innombrables liens entre le Coran et le monde judéo-chrétien qui le précède ; en même temps, il n'en ferait pas partie (il s'est inventé tout seul un monothéisme, p.126). Le christianisme lui aussi serait très flou, apparaissant au milieu d'un judaïsme dont l'auteur ne voit guère les frontières – le Testament de Benjamin (4), cité à propos de sourate 13,32, est classé comme judaïque alors qu'il exprime une opposition aux autorités de Jérusalem dès avant notre ère, et alors qu'il a été réutilisé et remanié à l'époque apostolique et plus tard encore par une mouvance qui est autant anti-judaïque qu'anti-chrétienne. Or, précisément, l'auteur pointe le doigt vers un judéo-christianisme, toutefois uniquement celui qui s'est détaché de la grande Église et a développé son courant propre (p.96), dont les représentants sont appelés ébionites dans la littérature qui les combat, [et qui] refuse de reconnaître Jésus comme fils de Dieu (p.126). Mais il ne rapproche pas les données.
L'inconnue Muhammad
Une des apories de la traduction parue au Cerf ressort de la recension de 2008 : pour l'auteur, les manuscrits de la mer Morte et la littérature apparentée sont uniquement pré-chrétiens et, de plus, liés à Qumrân – une vieille conviction que même un ardent partisan comme André Paul renie aujourd'hui. L'auteur fait du judéo-christianisme un grand tout dans lequel on reconnaît ou on ne reconnaît pas la divinité de Jésus (p.98) comme s'il s'agissait d'un point accessoire. Justement, la dimension eschatologique liée à la messianité de Jésus forme la spécificité de la dérive judéo-chrétienne qui nous intéresse.
Une objection de l'auteur à la prendre en compte tient à sa manière de voir la dualité des aspects messianiques (le Messie doit être sacerdotal et aussi politique). Cette supposée double attente fut seulement une question logiquement soulevée dans certains courants contestataires du culte du Temple, et la dérive messianiste judéo-chrétienne (qui est en réalité anti-judéochrétienne) l'a reprise en répondant qu'en Jésus, les deux aspects messianiques coïncident – un texte témoigne de cette juxtaposition un peu maladroite. L'Épitre aux Hébreux défend aussi cette coïncidence, qui est présentée comme intrinsèque : de par sa divinité, Jésus est le Roi à qui appartient le Trône (1) en même temps que le Grand Prêtre (2-9). Et il viendra une seconde fois (9,28) : là se situe la clef eschatologique déterminante.
L'autre aporie est une contradiction majeure : il faudrait penser d'une part que Muhammad est à l'origine du Coran (l'auteur va même jusqu'à l'imaginer se plaçant lui-même dans la lignée des prophètes – p.120), et d'autre part qu'il n'aurait jamais existé (p.147-155). Entre ces deux extrêmes, n'existe-t-il pas une autre approche possible ?
Tout historien rencontre une difficulté avec le matériel islamologique, en ceci qu'on ne peut pas s'appuyer sur les hadith-s avant de comprendre pourquoi et comment ils ont été fabriqués, et il en est de même pour la Sîrah ou biographie de Muhammad composée deux siècles après les faits supposés. Une grande prudence est nécessaire – Alfred-Louis de Prémare l'a montré mieux que quiconque. Gnilka n'a malheureusement pas bénéficié d'un tel recul. Aussi, le lien eschatologique lui échappe entre la dérive judéo-chrétienne – elle s'appelle nazaréenne en réalité – et le proto-islam. L'objection essentielle de sa recension portant là-dessus, il conclut alors : Est-ce que Muhammad s'est vraiment entendu comme tel [c'est-à-dire comme prophète] ? Et par-dessus le marché comme le prophète du Messie Jésus ? Cette thèse est à rejeter (p.306).
Seulement voilà : on possède au moins deux témoignages fiables (ce qui est très rare), basés sur des contemporains, et indiquant clairement que Muhammad a annoncé le retour imminent de Jésus (au sens de sa redescente du Ciel sur la terre), ce qui était bien l'espérance de la dérive nazaréenne. Le premier est la strate primitive d'un hadith (qui a été allongé par la suite) :

Selon Abu Hourayra le Prophète a dit : "Par Celui qui tient mon âme en sa main, la descente de Jésus fils de Marie est imminente ; il sera pour vous un arbitre juste... il mettra fin à la guerre et il prodiguera des biens tels que personne n'en voudra plus" (Bukhari et Muslim) [3].

Ce souvenir, que les manipulations ultérieures n'ont pas pu effacer, est recoupé par l'autre témoignage contemporain, conservé dans la Doctrina Jacobi et tiré d'une lettre envoyée par un juif rabbinique à son frère ; elle indique :

Il [Muhammad] proclamait la venue du Messie qui allait venir.

On ne fait pas d'histoire en négligeant des documents aussi importants. Le hadith manquait certes dans l'édition de 2005 du Messie et son Prophète mais figure depuis longtemps sur le site du livre [4]. Dans sa recension au demeurant subtile et détaillée, Joachim Gnilka a remarquablement exposé la difficulté qui était la sienne, et qui touche effectivement une question centrale. Cependant, cette difficulté s'évanouit dès que l'on prend mieux en compte le matériel historique disponible.

Loin de la contradiction entre un Muhammad hyperpotent et un Muhammad inexistant, le personnage historique réel apparaît et prend forme.

   
[1] Dans Oriens Christianus, tome 91, 2007, p.304-306, mais paru avec retard (2008).
[2] Moussali Antoine (1920-2003), Interrogations d'un ami des musulmans, in COLL. sous la direction d'Annie Laurent, Vivre avec l'Islam ? Réflexions chrétiennes sur la religion de Mahomet, Paris, éd. Saint-Paul, 1996 / 3e éd., 1997, p.236-238.
[3] Le texte actuel est plus long ; on y décèle à l'évidence des strates postérieures : "il cassera la croix et tuera les porcs", et : "En ce moment, une seule prosternation sera meilleure que le monde et son contenu. Puis Abu Hurayra dit : Lisez, si vous voulez les paroles d'Allah : Il n'y aura personne, parmi les gens du Livre, qui n'aura pas foi en lui avant sa mort. Et au Jour de la Résurrection, il sera témoin contre eux (Coran 4,159)" (Bukhari et Muslim).
[4] Cf. le site www.lemessieetsonprophete.com

 

 

 

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