La question paraît saugrenue. Cependant, à lire le discours islamologique habituel, il y aurait lieu de le croire. En effet, partant de l'idée selon laquelle Muhammad a dicté le texte coranique, on nous explique très sérieusement que le Prophète de La Mecque, polémique mais paisible, doit être opposé à celui de Médine, impitoyable et guerrier : entre les deux se situerait un retournement de situation, à savoir que les Mecquois se seraient mis à combattre les croyants (musulmans) et qu'une guerre s'en serait suivie.

Libre à chacun de croire ces aventures qui reposent uniquement sur une biographie fabriquée sur commande califale deux siècles après les faits supposés, la Sirat an-nabawiya de Ibn Hishâm – les sources antérieures faisant l'objet de destructions systématiques (et cela jusqu'à aujourd'hui).
Dans le Coran, on aurait donc deux ensembles opposés l'un à l'autre : un premier, surnommé mecquois , qui comprendrait les sourates gentilles , et le second, supposé être médinois qui regrouperait les sourates violentes où il est question de faire la guerre et de tuer. D'où vient une telle présentation dialectique ?
C'est en Occident, au XIXe siècle, que des islamologues ont imaginé une telle répartition des sourates, que l'on retrouve aujourd'hui même dans les Corans édités en Arabie Saoudite (parfois sous la désignation pré-Hégire [= sourates mecquoises] opposée à celle de post-Hégire [= sourates médinoises]). Qu'avaient donc dans la tête ces Occidentaux marqués par le scientisme de leur époque ? Un postulat : toute religion (un concept inventé lui aussi en Occident) est nécessairement bonne et spirituelle au point de départ, c'est ensuite qu'elle se corrompt en divers excès .
Selon ce postulat, il apparaît alors inconcevable qu'une certaine pensée religieuse ait fait de la soumission (c'est-à-dire al-islâm en arabe) une fin en soi, et même la seule. Mais ces intellectuels savaient-ils ce qu'est une pensée théologique ? Contrairement à leur postulat, il est tout à fait pensable que, sous le regard de Dieu , la finalité de l'Humanité entière soit présentée comme étant l'islâm, et donc que tous les moyens qui peuvent contribuer à servir cette volonté de Dieu méritent d'être employés. Il en va des droits de Dieu .
Il n'existe pas deux Corans
Ainsi, l'opposition imaginée entre les sourates expressément violentes et les autres cache une incompréhension très grave. Il n'existe pas deux Corans . On se trouve devant une compilation de textes certes disparates, mais tout à fait cohérents. Prenons quelques exemples.
Voici la courte sourate 105 :

N'as-tu pas vu comment ton Seigneur a traité les gens de l'Eléphant ? (1)
N'a-t-il pas fait tourner leur ruse en confusion (2) et envoyé contre eux des oiseaux en volées, (3) qui leur lançaient des pierres d'argile ? (4)
Puis Il a fait d'eux comme un feuillage déchiqueté. (5)

L'éléphant auquel il est fait allusion a beaucoup marqué les esprits des commentateurs, islamiques ou occidentaux : les premiers en ont fait le titre de la sourate, et les seconds l'année de naissance de Muhammad, faute de toute autre indication : aucune source ne permet de savoir quel âge avait ce chef de guerre quand il est mort (en 632 probablement). Qu'à cela ne tienne : on a inventé un calendrier sud-arabique où l'année de l'éléphant correspondrait à 570, de sorte qu'on peut fait descendre l'inspiration sur Muhammad en 610 – autre chiffre rond – à l'âge de 40 ans (ainsi, il n'est ni trop vieux, ni trop jeune pour la mission qui suivra). Ces données , sorties de l'imaginaire rationaliste occidental, ont été reprises ensuite par le discours islamique.
En réalité, la seule datation historique que l'on possède relativement à la vie de Muhammad concerne l'expédition qu'il mena non pas contre La Mecque, mais bien loin de là, vers Jérusalem : il fut battu en 629 près du Jourdain par les Byzantins, qui en ont gardé la mémoire.
Cette sourate l'Eléphant est considérée comme paisible, le mot tuer (qatala) ne s'y trouvant sous aucune forme. Elle est donc classée mecquoise . Notons cependant qu'elle fait probablement allusion à une guerre légendaire, et que Dieu Lui-même est dit y prendre part. Ce qui n'est pas anodin.
Regardons quelques versets d'une autre sourate, plus longue et également cataloguée comme mecquoise : s.74.

Oui, il a réfléchi et décidé (18). Qu'il soit tué comme il a décidé ! (19) Oui, qu'il soit tué comme il a décidé ! (20)...
Nous n'avons mis comme maîtres au Feu (de l'Enfer) que des anges. Mais Nous n'en avons mis le nombre qu'à tentation pour ceux qui kafarent (31a)... Dieu égare qui Il veut et guide qui Il veut (34a).

Cette sourate n'appelle pas à tuer : le verbe est au passif. Elle est donc classée comme mecquoise . On peut se demander tout de même comment les kafareurs dont il est question seront tués : qui va s'en charger ? Dieu (comme dans la sourate 105) ? Ses croyants soumis ? Chacun appréciera ce que vaut la différence supposée avec les sourates dites médinoises, où les choses sont plus explicites, par exemple dans la sourate 61 :

Dieu aime ceux qui vont jusqu'à tuer (verbe qâtala, combattre à mort) sur Son sentier [= pour Sa cause], en un rang. (4)

Dans ce verset qui a fourni le nom de la sourate (Le Rang), le verbe aimer dans le texte coranique apparaît pour la dernière fois, tandis qu'il apparaît auparavant plutôt pour désigner ceux que Dieu n'aime pas , ceux qui sèment le désordre sur la terre , bref ceux qui sont de trop sur terre. Il en ressort une vision de Dieu, que l'islamologie a faussement nommée un monothéisme strict ; par nature, elle est déterminante pour l'Islam, qu'on le veuille ou non, même avec la meilleure volonté du monde, comme la vision que les chrétiens ont de Dieu forme nécessairement le cœur de la foi chrétienne. Le texte coranique est cohérent d'un bout à l'autre, même s'il est fréquemment (devenu) obscur.
C'est donc en vain que des musulmans, des chrétiens ou d'autres cherchent (depuis des siècles) à sortir de l'impasse en mettant en exergue telle sourate ou tel verset gentil , c'est-à-dire en opposant le Coran au Coran.
Une autre démarche est nécessaire. Celle qui part de la question : où est née l'idée que Dieu aurait chargé certains croyants d'éradiquer le mal du monde ?
***