Patrick Buisson et la Grande Rupture anthropologique

Source [Elements] : Pier Paolo Pasolini a décrit les années 1960 comme une « rupture anthropologique », pareille au passage de l’Homme de Néandertal à Homo sapiens, mais aujourd’hui en sens inverse. C’est cette évolution/involution que Patrick Buisson a magistralement analysé dans « La fin d’un monde » et plus encore dans « Décadanse », tous deux parus aux éditions Albin Michel. Bruno Racouchot l’a interviewé dans « Communication & influence ». Nous reproduisons en exclusivité cet entretien.

COMMUNICATION&INFLUENCE. La rupture anthropologique des années 1960-1975 que vous décrivez dans La Fin d’un monde (Albin Michel, 2021) et Décadanse (op. cit.) était-elle inéluctable ? Est-ce la conséquence de l’effondrement d’une société et d’un régime de moeurs ou bien le fruit de facteurs externes ? 

PATRICK BUISSON : Elle est d’abord le produit de la révolution consumériste. La transformation de la personne en homo oeconomicus ou plutôt en homo consumerus et de la société en marché, sont à l’origine de la mutation des comportements et des mentalités qui se produit à l’époque. En promouvant une économie d’objets à vieillissement rapide et à l’obsolescence quasi instantanée, en raccourcissant, par la rotation des biens, le chemin du magasin à la poubelle, la dégradation en déchet, le consumérisme a disqualifié la durée et exalté l’éphémère. La culture de l’innovation instaure le règne de l’immédiateté, le temps du choix permanent et de la libre élection. Le consommateur qui n’aspire qu’à profiter est à tour de rôle ce « je » qui consomme et la chose qui est consommée, à la fois machine à consommer et produit consommable. En tout état de cause, quelque chose de réductible à moins que sa personne. 

COMMUNICATION&INFLUENCE. La révolution consumériste n’aurait pas simplement fabriqué de la marchandise, elle aurait également fabriqué une nouvelle humanité ? 

PATRICK BUISSON : C’est exactement cela. L’hédonisme de masse qui sous-tend la consommation a procédé à un véritable génocide des cultures populaires en anéantissant notamment toutes les valeurs qui poussaient à suivre une conception religieuse ou moraliste de la vie. Pasolini a parfaitement décrit ce processus. La société pré-consumériste fabriquait des « hommes forts et chastes » guidés par des conduites non marchandes : l’honneur, la confiance, l’entraide, la virilité, la dignité. Pour fonctionner, la société de consommation avait besoin d’hommes faibles et luxurieux, ces « automates laids et stupides, adorateurs de fétiches » obtenus à travers la reproduction mimétique de la nouvelle classe dominante. Là où le fascisme et le communisme avaient historiquement échoué, le totalitarisme consumériste s’est imposé en substituant à l’homo faber, l’homme fabriqué. Il ne s’agit plus d’un enrégimentement superficiel mais d’un enrégimentement qui vole et change les âmes, les façons de vivre et de penser, diffuse de nouveaux modèles culturels. L’homme nouveau est celui chez qui la nature humaine n’est plus l’instance qui, en dernier ressort, s’oppose à la modernité. Hannah Arendt ne disait pas autre chose lorsqu’elle entrevoyait la possibilité d’une « tyrannie sans tyran », une nouvelle forme de domination à visage humain où le pouvoir s’exercerait de façon anonyme, indolore en dissolvant les liens sociaux pour créer un monde artificiel d’individus isolés. 

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