Comme chaque année, la Nuit blanche (ce samedi 6 octobre) nous réserve son lot de surprises standardisées. On connaît le principe : douze heures de promenade dans les sites les plus prestigieux de la capitale pour découvrir des œuvres d'art contemporaines, d'artistes confirmés en artistes émergents .

La règle générale étant la transgression, on ne s'étonne pas de trouver des "installations" toutes plus ou moins saugrenues, destinées à faire penser le bourgeois (qui vibre ou s'indigne, c'est selon). Les surprises sont donc bien... conformes.

Faisons notre petit parcours habituel, en écho à notre promenade parisienne de l'an passé, mais aussi à Versailles Off , dont tout le monde se souvient des mannequins masqués de Christian Lacroix, en robe de mariée dans la chapelle royale.

Pour les églises de Paris qui sont de la partie, il s'agit d'accueillir les artistes et de rencontrer un public nouveau. À leur initiative — ou à la demande de la Ville explique Isabelle Renaud-Chamska, présidente d'Art-Culture et Foi, les paroisses mobilisées offrent l'occasion de découvrir une oeuvre qui parle à leur sensibilité dans un contexte spirituel . L'église, dit-elle, apparaît alors non plus comme un enclos séparé et vaguement étranger ou interdit, mais comme un lieu vivant où quelque chose d'une présence à soi et à l'autre est à découvrir. C'est ainsi que l'année dernière, on a pu admirer de Philippe Perrin, Heaven, une couronne d'épine géante en aluminium posée dans le choeur de l'église de Saint-Eustache ou le crâne monumental de Subodh Gupta à Saint-Bernard-de-la-Chapelle...

Le meilleur et l'extravagant

Cette année, seize manifestations artistiques sont proposées : si l'on en juge le programme, le meilleur y côtoie le plus extravagant. Le meilleur tient aux choix maîtrisés des communautés paroissiales et de leurs pasteurs, qui n'attendent rien des commandes publiques et des offres municipales, et surtout pas qu'on leur impose ce qu'ils exposent. L'extravagant, à n'en pas douter, vient d'ailleurs, et du gigantisme décalé de certaines œuvres.

Pour le meilleur, et sous réserve de l'annonce elle-même, on citera entre Notre-Dame de l'Assomption et Saint-Germain-l'Auxerrois (1er), Virginal Songs par Francesca Stradivarius, une procession avec une station dans chaque église d'une heure environ : une voix humaine se demande ce qu'est la grâce qui l'habite. L'église de la Madeleine propose Les Souffleurs, un commando poétique (sic) qui chuchote à l'oreille des passants des paroles sacrées ; c'est tendre et jubilatoire , on veut bien le croire ! À Notre-Dame de Paris, Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux (IVe) ou Saint-Antoine-des-Quinze-Vingts (XIIe), la musique rythme et nourrit la visite des lieux. Plus loin, ce sont des jeux de lumière qui transfigurent les édifices sacrés, ou des comédiens qui interpellent les badauds.

L'extravagant ? On a beau être prévenu, les programmations de Saint-Eustache (Ier) laissent toujours pantois (ce sont des projets officiels présentés par la mairie de Paris): Astral Body Church par Pleix, est la projection sur la façade de l'église d'un triptyque humoristique et grinçant sur le culte du corps et la tentation de la vie éternelle. Des images de bodybuilders aux visages de vieillard enchaînent lentement des poses de fitness (photo ci-dessus). De l'art ou de l'esprit ? Il s'agit, dit-on, d'une démonstration subversive mais avec beaucoup d'humour du déplacement du culte de l'esprit vers celui du corps . Tâchons d'en rire, donc.

Dans la nef, vous découvrirez Real freedoms that people enjoy — Des libertés réelles dont jouissent les hommes (photo ci-contre) par Lydia Dambassina, une artiste grecque. L'installation comprend des tapis et des chaussures pour que l'homme prenne la liberté et le temps d'habiter le monde qui lui est donné . Vibrera qui pourra.

Ailleurs, vous trouverez encore matière à songer. À Saint-Paul-Saint-Louis (IVe), Robert Stadler présente dans le volume du chœur une installation de ballons lumineux : ce procédé d'anamorphose provoque l'interrogation et l'interrogation sur l'interrogation . Et à Saint-Roch (Ier) à l'entrée de l'église, c'est une sculpture étrange qui s'offre à vos yeux : Sans titre par Vincent Beaurin. Commentaire officiel : Mais qu'est-ce que l'étrange ? Chacun de nous n'est-il pas étranger à lui-même ? À creuser sur place, dans l'abîme des profondeurs.

Heureusement, nous sommes prévenus : Beaucoup d'entre nous éprouvent des difficultés à comprendre et à aimer ces œuvres , avertit Isabelle Renaud-Chamska. Mais il n'est pas inutile que nous fassions un effort pour entrer dans l'intelligence de ces formes et dans le travail de ces artistes qui nous rendent visite aujourd'hui. Peut-être le plaisir esthétique sera-t-il au rendez-vous en même temps que la joie de la rencontre. Peut-être...

Versailles Off : calamité cosmique

Quittons les rives de la Seine pour les bords du Grand Canal, à Versailles, où le site est investi , c'est le cas de le dire, par une dizaine d'artistes et de créateurs issus de toutes les disciplines . L'opération Nuit blanche peut nous valoir le plaisir inestimable de parcourir sans limite les jardins royaux, mais il faudra s'accrocher, sans perdre son humour, pour penser l'incongru des oeuvres sélectionnées, qui permettent au château, selon l'expression consacrée, de renouer avec la création de son temps .

Pas d'information sur la chapelle, qui sera peut-être épargnée, mais la salle de bal sera transformée en un music hall à ciel ouvert tandis que Philippe Parreno et Douglas Gordon projetteront leur film événement Zidane, un portrait du XXIe siècle sur la façade du Château entre les deux inscriptions À toutes les gloires de la France ... Il fallait y penser. La palme sera sans doute pour Calamita Cosmica, de Gino De Dominicis, un squelette humain géant au nez d'oiseau, étendu devant le château, entre les bassins du parterre d'eau. La grande et terrifiante sculpture, dont la genèse est toujours restée mystérieuse, fut exposée pour la première fois en 1990 au musée d'Art contemporain de Grenoble ; elle connut aussi les honneurs du palais royal de Milan, place du Dôme, au pied de la majestueuse cathédrale.

Éventer le piège

Que retenir de cette programmation ? Rien de plus qu'un rappel : l'art des Nuits blanches est de l'art officiel financé par l'État. Comment l'Église peut-elle se protéger des transgressions artistiques qui défigurent les sanctuaires ? Interrogée par Liberté politique, Aude de Kerros, graveur et peintre, auteur de L'Art caché, les dissidents de l'art contemporain (à paraître chez Eyrolles le 11 octobre) observe que la seule chose que pourraient faire les évêques sans intervenir dans les affaires publiques, serait de réserver les églises à la pratique du culte : Il suffirait, dit-elle, sans discours moralisateur, de suivre les instructions du Magistère codifiant l'usage des lieux de culte (cf. encadré ci-dessous). Cela gênerait beaucoup la pratique conceptuelle car ces lieux offrent les dernières possibilités de pratiquer la transgression qui lui est essentielle.

Que faire pour enrayer le conformisme de l'art officiel ? Certains prennent l'art contemporain à son propre jeu, comme Pinoncelli qui, en fendant l'Urinoir de Duchamp à coups de marteau, complète et annule son "œuvre", en entraînant de multiples conséquences juridiques et tout un écho médiatique libre sur l'absurdité de l'art conceptuel.

Plus généralement, il faut éventer le piège : l'Art contemporain vit de l'indignation des braves gens pour exister. Plus une œuvre est scandaleuse, plus elle cote au marché de l'art. Sa valeur, c'est le poids de sa provocation. Les manifestations publiques et les condamnations lui sont donc d'une certaine manière une aubaine : avant tout, ne soyons pas complices de la transgression, relayons plutôt les oeuvres d'"art caché", où le "grand art" classique, porté par aucun style particulier, côtoie l'art amateur à la recherche du beau, tout simplement...

Pour en savoir plus :

■ Nuit blanche Paris 2007

■ Nuit blanche des églises de Paris

■ Versailles Off

■ Aude de Kerros, L'Art caché, les dissidents de l'art contemporain, Eyrolles, 20007, 288 p., 24 €

■ Aude de Kerros, Nuit blanche 2006 : labyrinthes conceptuels dans les églises parisiennes, Décryptage, 13 octobre 2006

■ Philippe de Saint-Germain, Les Églises de France à la merci du droit et de l'inculture, Décryptage, 20 octobre 2006

De Vatican II, constitution Sacrosanctum Concilium

L'ART SACRÉ ET LE CULTE

123. L'Église n'a jamais considéré aucun style artistique comme lui appartenant en propre, mais selon le caractère et les conditions des peuples, et selon les nécessités des divers rites, elle a admis les genres de chaque époque, produisant au cours des siècles un trésor artistique qu'il faut conserver avec tout le soin possible. Que l'art de notre époque et celui de tous les peuples, et de toutes les régions ait lui aussi, dans l'Église, liberté de s'exercer, pourvu qu'il serve les édifices et les rites sacrés avec le respect et l'honneur qui leur sont dus, si bien qu'il soit à même de joindre sa voix à cet admirable concert de gloire que les plus grands hommes ont chanté en l'honneur de la foi catholique au cours des siècles passés.

Des œuvres belles, appropriées aux lieux saints

124. Les Ordinaires veilleront à ce que, en promouvant et favorisant un art véritablement sacré, ils aient en vue une noble beauté plutôt que la seule somptuosité. Ce que l'on doit entendre aussi des vêtements et des ornements sacrés.

Les évêques aussi veilleront à ce que les œuvres artistiques qui sont inconciliables avec la foi et les mœurs ainsi qu'avec la piété chrétienne, qui blessent le sens vraiment religieux, ou par la dépravation des formes, ou par l'insuffisance, la médiocrité ou le mensonge de leur art, soient nettement écartées des maisons de Dieu et des autres lieux sacrés.

Dans la construction des édifices sacrés, on veillera soigneusement à ce que ceux-ci se prêtent à l'accomplissement des actions liturgiques et favorisent la participation active des fidèles.

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