Quand un pape prophète élève à la charge d'archevêque de Paris un fils d'Israël — la terre et le peuple où le Christ lui-même s'est incarné — on devine une décision cruciale longuement soupesée.

On pouvait, certes, lire l'événement de manière politique et penser avec George Weigel — retraçant dans la très belle biographie de Karol Wojtyła les circonstances de la nomination du nouvel archevêque en 1980 — qu'il s'agissait d'éviter l'une des deux principales factions de l'Église pour trouver une nouvelle direction capable d'infléchir le cours du catholicisme français . Mais il y a là bien plus, une intrépidité nécessaire et historique dans l'économie du Salut qui vient des Juifs (Jn, 4, 22).

Quand la chose devint claire et que Jean-Marie Lustiger fut informé de sa nomination, il fut atterré . Il pensait que le pape prenait un risque énorme et lui demandait d'en faire autant. Lorsqu'il avait été nommé évêque d'Orléans, il avait écrit à Jean-Paul II pour lui rappeler qui il était et qui étaient ses parents . Le souverain pontife s'était néanmoins obstiné en ce qui avait concerné Orléans, et il s'obstina en ce qui concernait Paris. Trois fois, Jean-Marie Lustiger s'entendit déclarer par Mgr Dziwisz, secrétaire de Jean-Paul II : Vous êtes le fruit de la prière du pape [1]. La décision avait été prise à genoux.

Joie et signes des temps !

La Promesse : l'olivier franc

 

C'est, sans doute, dans La Promesse, livre écrit à partir de notes d'une retraite, que Jean-Marie Lustiger, homme du choix de Dieu , dans une de ces audaces de l'Esprit-Saint, éclairera mieux que tout autre une part du mystère d'Israël [2].

D'abord continuer à être témoin de l'accomplissement des Écritures auprès de ses frères juifs puis convertir patiemment bon nombre de chrétiens qui ne perçoivent pas ce qu'a de nécessaire, de vivifiant et en même temps de douloureux et fragile, l'entremêlement de l'olivier greffé sur l'olivier franc (Rm, 11, 16-24). Saint Paul conseille bien de ne pas faire le fier car c'est la racine qui le porte et non lui qui la porte. Car il peut être tenté soit d'enterrer le tronc qui le porte (ce qui serait se condamner à pourrir), soit prétendre être à lui seul l'arbre tout entier [3]. On ne peut que regretter avec Mgr Lustiger les réticences parfois agressives de certains chrétiens, encore aujourd'hui trop nombreuses, vis-à-vis du dialogue avec leurs frères aînés dans la foi. À preuve, les critiques lors de la repentance que Jean-Paul II a menée pour le Jubilé et dont le sommet est le petit billet d'un grand pardon demandé, qu'en grand prêtre il glisse au Mur des Lamentations.

De fait, la greffe est douloureuse des deux côtés. Comme l'est le côté d'Adam, d'où naît Ève, comme l'est le côté du Christ en croix, mort, d'où coulent l'eau et le sang et d'où jaillit l'Église, là où toute la loi est accomplie. De fait, l'enracinement est encore à cultiver. Si d'ailleurs, poursuit l'archevêque de Paris, l'Europe s'est déchristianisée si vite, c'est bien que son christianisme, telle la maison construite sur le sable, n'était pas ancrée solidement. Et pour Mgr Lustiger, il s'agit bien sûr des racines de la première Alliance qui ont été méprisées, des fondations de l'Unique Alliance de Dieu [4] qui ont été sapées ou méconnues : la tempête et le vent sont venus et la maison s'est effondrée (Mt, 7, 24-27).

L'apostasie des pagano-chrétiens

 

L'Europe, en effet, se déchristianise ou pour le dire mieux, les nations chrétiennes se sont progressivement paganisées. Pour désigner cette forme d'apostasie, Mgr Lustiger forge alors une expression étrange qui bouscule bien plus que l'expression néo-païens : les pagano-chrétiens . Dans le grand chapitre sur les enfants de Bethléem, et la souffrance d'Israël, on voit l'idée maîtresse du livre : La souffrance d'Israël persécuté par les païens en raison de son élection fait partie de la passion du Christ , toutes les souffrances d'Israël jusqu'à l'Holocauste, et celles à venir hélas encore, ces souffrances qui font dire à Pascal que Jésus est en agonie jusqu'à la fin du monde [5]. Si une théologie chrétienne ne peut pas inscrire dans sa vision de la Rédemption, du mystère de la Croix, qu'Auschwitz aussi fait partie de la souffrance du Christ, alors on est en pleine absurdité.

Lorsque des chrétiens ont une attitude de rejet, de mensonge, de violence contre le peuple d'Israël, ils rendent sensible le symptôme de leur infidélité réelle au Christ , le mensonge dans leur pseudo-fidélité au Christ , ils sont des pagano-chrétiens. C'est l'aveu involontaire de leur paganisme et de leur péché. Le Cardinal poursuit alors son analyse dérangeante par un renversement saisissant dans l'analyse du mot déicide , un mot tellement chargé puisque dans l'ancienne liturgie du vendredi saint, on priait pour les Juifs, le peuple perfide [6]. Si l'on a parlé de déicide à propos d'Israël et du Christ, il faudrait parler de déicide à propos des peuples dits chrétiens d'Occident et du sort qu'ils ont réservé au peuple juif , le peuple "théophore" pour le cardinal juif. Car dans ce cas, ce qui s'applique à l'un s'applique à l'autre : refus du Christ tel qu'il se donne, haine de l'élection telle que Dieu la donne . Qu'ont fait ces pagano-chrétiens ? ils ont tué les Juifs sous le prétexte que les Juifs ont tué le Christ . Or l'Évangile ne dit-il pas, clairement pourtant, que ce sont les païens qui ont tué le Christ. De même le Catéchisme de l'Église Catholique rappelle avec force que tous les pécheurs furent les auteurs de la passion du Christ qu'il n'y a pas de responsabilité collective d'un peuple. S'ils avaient connu le Roi de gloire, ils ne l'auraient jamais crucifié (1Co 2, 8).

Méconnaissance d'Israël, méconnaissance du Christ lui-même

Comment en est-on arrivé là ? Sur ce thème des responsabilités, il est bon de relire cet aveu personnel du cardinal Ratzinger sur le péché des païens : Déjà enfant – bien que je fusse naturellement ignorant de toutes les connaissances nouvelles que résume le catéchisme – je ne pouvais pas comprendre comment certaines personnes cherchaient à déduire de la mort de Jésus une condamnation des juifs. La raison en était cette parole dont la consolation profonde avait pénétré jusque dans mon âme : le sang de Jésus n'exige pas la vengeance mais il appelle tous les hommes à la réconciliation. Il est devenu lui-même – c'est ce que montre l'Épître aux Hébreux – la fête divine permanente de l'Expiation (op. cit.). Mgr Lustiger conclut ainsi : Le péché auquel ont succombé les pagano-chrétiens, que ce soit les hommes d'Église ou les princes ou les peuples, fut de s'emparer du Christ en le défigurant, puis de faire leur dieu de cette défiguration. Ils ont ainsi conduit Israël persécuté à apparaître, malgré lui, comme une figure du Christ humilié. Leur méconnaissance d'Israël est le test de leur méconnaissance du Christ qu'ils prétendent servir.

 

C'était en 2002 déjà ! Il y avait comme une urgence dans ce livre qui dévoilait une sorte de secret : le secret du cœur de celui qui voit le Christ comme promesse, avec Israël qui attend le Messie, avec les chrétiens qui attendent la Parousie et le retour du Christ dans la Gloire. Nous avions lu ce livre dans un climat d'intimité, de confiance, de bienveillance absolue et non de murmures [7] pour entrer dans ce secret et espérer y accéder pleinement.

Au moment où le cardinal Lustiger a rejoint la Maison du Père, en la fête de la Dédicace de Sainte-Marie-Majeure, nous relisons pleins d'espérance, sur la première de couverture de ce livre essentiel, le verset de référence du livre : Mes yeux devancent la fin de la nuit pour méditer sur ta promesse ...

H. B.

11/27 août 2007

[1] Jean-Paul II, Témoin de l'Espérance, George Weigel, J.-C. Lattès, 1999.

[2] Le Bon Dieu prépare ses coups de longue date , extrait de l'homélie de la dernière messe à Notre-Dame.

[3] Edith Stein et le Mystère d'Israël, Cécile Rastoin, ad Solem, 1998.

[4] L'Unique alliance de Dieu et le Pluralisme des religions, cardinal Joseph Ratzinger, Parole et silence, mars 1999.

[5] Pascal, Pensées, BVII, 553, Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.

[6] Oremus et pro perfidis judaeis faisait partie de la prière du Vendredi saint, jusqu'en 1959. Aujourd'hui, elle a été remplacée par Prions pour les juifs à qui Dieu a parlé, en premier. L'antique formule a été corrigée par le pape Jean XXIII, ainsi que par Paul VI dans le missel de 1969. Perfide a pris des sens offensants dans la langue vernaculaire que n'avait sans doute pas le latin où perfidis judaeis signifiait les juifs qui ne partagent pas notre foi.

[7] "Juifs-Chrétiens. Pourquoi Lustiger dérange", L'Express, 5 décembre 2002.

Pour en savoir plus :

■ Les obsèques du cardinal, le

témoignage d'Hélène Bodenez (Décryptage, 28 août)

■ D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à Décryptage