Migrations : la société multiculturelle au pied du “Mur”…

Faute de véritables frontières, la société multiculturelle explose, incapable de maîtriser les évènements migratoires qui devraient consacrer sa générosité, mais qui ne font que révéler sa décomposition. Seules les nations souveraines, à l’identité culturelle forte et à la volonté politique ambitieuse, sont capables de solidarité.

LA CRISE MIGRATOIRE, par son ampleur prévisible [1], sa misère humaine et aussi sa violence, a mis au pied du « mur » les élites qui nous gouvernent, un peu à l’image de la Hongrie qui construit un mur, justement, haut de quatre mètres, sur sa frontière avec la Serbie dans le but d’empêcher le passage des immigrés clandestins.

La Hongrie ne se fait guère d’illusions sans doute sur l’efficacité réelle de cette clôture, mais elle sait qu’elle suscite des réticences de la part de la Commission européenne. En effet, celle-ci semble d’abord veiller à ce que « le principe humanitaire de non refoulement » soit respecté. Or, selon un responsable d’Amnesty International, cité par le journal Sud Ouest du 18 juin 2015, « le principal défi, c'est qu'une frontière doit rester perméable à ceux qui viennent demander l'asile » ! Dès lors, comment s’assurer que face à des dizaines de milliers de migrants cherchant quotidiennement à entrer en Europe tel individu est un réfugié politique et tel autre un immigré clandestin ? C’est une tâche impossible, convenons-un.

Tri impossible, frontières obsolètes ?

De plus, est-il légitime de « trier » entre ceux qui fuient un conflit et ceux qui fuient la faim ? C’est moralement très discutable. « Trier » est un de ces mots qui déplaît, du moins appliqué à l’homme. Pourtant, si nous nous refusons à « trier », « sélectionner », « classer », « surveiller », « accepter » ou « rejeter », il devient difficile de vivre en société, et encore plus difficile, voire impossible, de protéger notre territoire. Dans ces conditions, si nous abandonnons, sous la contrainte d’opinions et d’institutions européennes que certains n’hésitent pas à qualifier de scélérates, l’idée de « trier », « sélectionner », « refouler », n’est-ce pas une autre manière d’affirmer, haut et fort finalement, que nos frontières sont obsolètes ?

Certes, le « mur » sous toutes ses formes (barrière, clôture, rideau de fer, zone démilitarisée comme la ligne verte à Chypre, etc.) est un mot aux connotations encore plus déplaisantes que celui de « trier » dans le vocabulaire politique de nos démocrates. Il fait immédiatement penser au mur de Berlin, au mur qu’a construit Israël en Cisjordanie afin de se protéger de toute « intrusion de terroristes », aux murs de la paix à Belfast (Peace line) qui visaient à séparer les catholiques et les protestants dans certains quartiers, sans oublier la grande muraille de Chine de nos livres d’histoire d’enfants.

Le mur ne renvoie jamais dans l’imaginaire collectif sous l’emprise de cette pensée unique à un vocabulaire de la construction d’une « maison commune » européenne, voire européenne et russe. Certes, plus récemment, cette dernière expression de « maison commune » a été utilisée par le pape François dans son encyclique sur le climat mais dans le but de parler de la nature. C’est qu’il se dégage un consensus sur notre relation avec la planète, faite de nécessité, mais, chose bien regrettable, cette nécessité ne caractérise pas encore les relations entre les groupes humains, disons de type international. Du reste, il y aurait toute une histoire à écrire sur les murs visant à séparer mais aussi à protéger les populations. À ce sujet, et dans une perspective différente de la nôtre, on s’en doute un peu, il serait bon de lire le livre de Régis Debray, Éloge des frontières (Gallimard, 2010).

Le mur et la frontière

Mais qu’est-ce qu’un mur sur une frontière ? C’est une « clôture de sécurité », une « barrière de séparation », qui vise à interdire l’entrée dans un territoire d’immigrés illégaux mais aussi toutes sortes de trafics qui peuvent nuire gravement, par leur pouvoir de perturbation, la paix civile. La démarche est avant tout pragmatique avant d’être ce que nous pourrions appeler un mur dans la tête, c’est-à-dire un préjugé ou une peur. À l’époque contemporaine, il se substitue aux frontières naturelles dont on a oublié à quel point elles pouvaient sembler infranchissables avant la révolution industrielle et l’ère de la technoscience.

Mais encore, le mur matérialise des lignes de conflits entre différentes populations en guerre et c’est la raison pour laquelle il en existe un nombre impressionnant dans le monde, dont, faut-il le rappeler ? le plus grand nombre a été construit à la fin du siècle dernier et au début du XXIe siècle. Le mur serait donc un concept ou un symptôme de notre monde actuel ce qui est pour le moins surprenant à l’heure de la mondialisation. C’est que notre monde est en guerre quasi permanente et que seule notre classe intellectuelle et politique dite « progressiste » ne semble pas le savoir, ou du moins, ne pas en avoir tiré les bonnes conclusions pour gouverner les esprits ou les affaires de l’État.

Le principe de réalité

Les raisons qui sont données officiellement pour construire un mur de ce type, souvent long de plusieurs centaines de kilomètres, sont donc principalement la lutte contre le terrorisme (la clôture entre l’Arabie et l’Irak) ou contre l’immigration de masse (celle qui est en construction entre les États-Unis et le Mexique), la délimitation de territoires dans une zone de conflits (ligne de démarcation entre la Corée du Nord et du Sud, dite zone coréenne démilitarisée). On pourrait donc affirmer, sans forcer le trait, que l’Europe encore somnolente et somnambule, car protégée par la puissance de feu nord-américaine durant un demi-siècle, redécouvre depuis la chute d’un mur, celui de Berlin, le monde et ses dangers, et se trouve dans l’obligation d’en construire elle-même un sur ses frontières extérieures : c’est le retour du principe de réalité qui est le principe même structurant la pensée conservatrice, seule pensée politique digne de ce nom.

Il va assez de soi que cette construction a plus de sens qu’on pourrait lui prêter à première vue. Mais mettra-t-elle fin à la politique migratoire (ou à son absence, ce qui revient au même) européenne qui est ni plus ni moins une aberration ? Non, si elle est un aveu, publique, de faiblesse, ce qui semble bien être le trait de cette Union européenne, qui s’emploie furieusement à défaire les liens des nations européennes pour transformer notre région en un grand marché. Oui, si elle est le début d’une prise de conscience que l’Europe est une civilisation, fragile, « mortelle » (mot tiré d’une réflexion de Paul Valéry au lendemain de la Grande Guerre [2]), que nous avons l’obligation de faire prospérer, en en préservant l’homogénéité, et je serais tenté d’ajouter la décence.

L’hypocrisie et la haine de soi, pour tout dire l’inaptitude à penser et à gouverner de nos élites culturelles et politiques dites progressistes, sont ainsi peu à peu révélées par les soubresauts de l’histoire qui nous atteignent de plus en plus. Chose surprenante, une majorité de Français a bien pris conscience de ces défis, à vrai dire assez terrifiants, exigeant les bonnes politiques d’État, en dépit de ces longues décennies pendant lesquelles le « politiquement correct », expression convenue mais qui exprime assez bien cette « rectitude politique » visant à remplacer par des euphémismes des formulations correctes et à imposer une « logique inquisitoriale » selon l’expression d’Éric Zemmour, nous a interdit de penser la diversité du monde et son histoire avant tout conflictuelle.

Le salut de la nation n’est pas militaire

Malheureusement, il est assez prévisible que le président de la République actuel et son gouvernement ne sauront prendre les bonnes décisions pour le bien commun. La décision de lancer une nouvelle opération militaire au Proche-Orient, un des terrains d’opération les plus dangereux au monde, ne doit pas nous convaincre du contraire (ce gouvernement, après avoir obstinément refusé d’augmenter le budget de la défense nationale, certes comme les gouvernements précédents, ne semble pas réticent à l’idée d’utiliser notre armée dans des conditions extrêmement périlleuses…).

Or le salut de notre nation n’est pas militaire, quoi qu’on en dise, il est politique. Charles Maurras, dans un de ses livres les plus poignants, Votre bel Aujourd’hui, l’avait énoncé d’une manière quasi prophétique, alors qu’il réfléchissait sur la première moitié du XXe siècle et l’agonie de la France : « Tout le monde disait France d’abord, quand l’on commençait déjà à diverger sur le point de savoir qui était la France ; mais au lieu d’ajouter Politique d’abord, on se laissait aller à dire Esprit militaire d’abord. Or le militaire n’est qu’une espèce dont le politique est le genre ; celui-ci est le tout, l’autre n’est que la portion. La patrie est la fin, l’armée est le moyen [3]. »

Les conditions de l’effort national

À vrai dire, nous peinons vraiment à réfléchir sur les conditions d’aide à l’effort national et du soutien, qui devrait être inconditionnel, à notre patrie car si celle-ci existe toujours, elle n’est plus souveraine : notre patrie est devenue une région parmi d’autres d’une république fédérale européenne très peu démocratique conduisant, semble-t-il, ses affaires sous la férule de l’Allemagne, puissance remarquable certes, mais puissance centrale et non latine.

Quand cette dernière décide d’octroyer plusieurs milliards d’euros aux centaines de milliers de migrants qu’elle s’apprête à accueillir pour cette seule année, poursuivant sans doute une politique de repeuplement, et imposant du coup un modèle sociétal particulier à toute l’Europe, nous serions peut-être en droit de poser des questions au gouvernement de la chancelière Merkel. Car, à terme, nous voyons bien où cela nous conduit : à des sociétés multiculturelles, multiethniques, lesquelles seront censées composer une Union. Mais une union de quoi et de qui ? Personne ne le sait au juste dans ce monde en tumultes mais tout le monde feint d’avancer dans la bonne humeur.

La faille du multicultiralisme

En tout cas, l’idéal gaullien, et sans doute, l’idéal mitterrandien, (sans le dire car l’homme cultivait l’art de la perfidie avec un bonheur rarement égalé), d’une union de patries européennes semble bien être sur le déclin. Pourtant, il existe un consensus sur l’échec du multiculturalisme, y compris dans des sociétés qui le valorisent avec une certaine habileté, mais aussi une certaine inconscience, comme le Canada ou l’Australie. Récemment encore, un article de la plus grande revue actuelle de sciences politiques, Foreign Affairs, dans son édition de mars-avril de cette année, utilisait exactement les mêmes mots dans son titre, « The failure of Multiculturalism », au sujet de la politique migratoire de l’Europe et de l’absence d’une robuste politique d’intégration. Dans son paragraphe de préambule, l’auteur de l’article, rappelait qu’« il y a une trentaine d’années, un grand nombre d’Européens considéraient le multiculturalisme — appeler de tous ses vœux une société diversifiée et inclusive — comme la réponse aux problèmes sociaux de l’Europe[4] ».

Si les peuples, en particulier du Sud et de l’Est de l’Europe, l’ont récusé très tôt, parfois violemment, il est absolument extraordinaire que nos oligarchies continuent à persévérer dans cette politique désastreuse. C’est qu’il est difficile d’imaginer de vivre en commun sans une culture commune. Certes, certains sociologues ont proposé une paire de concepts à partir de la dichotomie espace public et espace privé : « L’une est celle d’une “culture partagée (shared culture) du domaine public” à laquelle tous les participants dans une société doivent se conformer » et « l’autre, celle du domaine privé, est l’espace des particularités communautaires qui doivent être respectées et même soutenues par les institutions étatiques »[5].

Un nouveau Liban

Mais on voit bien que cela ne peut en aucun cas fonctionner. Et déjà, parce qu’au XXIe siècle, ère de l’individualisme forcené, il y a une confusion entre l’espace public et l’espace privé. De plus, on peut, on doit se demander pourquoi ces particularités communautaires devraient bénéficier de l’aide de l’État au détriment de nos propres traditions. Au final, nous aurons bien sûr des particularités communautaires qui influenceront nos politiques d’État (c’est déjà le cas).

Mais si les Européens de souche et leur culture deviennent minoritaires sous l’effet de l’immigration de masse dans certaines villes (et disons-le une fois pour toutes, peu importe le type d’immigration), alors ces particularités communautaires se substitueront aux cultures européennes ancestrales, lesquelles sont pourtant le cadre mental avec lequel nos parents, nous-mêmes et nos enfants souhaitons penser le monde, réfléchir et transmettre. Les grandes politiques d’harmonisation de la vie sociale du passé voleront en éclats et l’Europe deviendra une sorte de nouveau Liban à l’échelle d’un continent.

Le trait est-il exagéré ? Visiblement, ceux qui le croiraient ne lisent pas les journaux ou n’ont pas réfléchi aux conflits récents d’une rare violence en Europe — dans les Balkans, en Ukraine —, et dans des régions que nous découvrons si proches, au Proche et Moyen-Orient où les conflits interconfessionnels peuvent être considérés comme des exemples approchant la perfection de ce qu’est la barbarie.

 

Thierry Giaccardi, docteur ès lettres et sciences politiques, enseigne à Belfast (Irlande du Nord).

 

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[1] Un homme politique décrié au point d’être considéré comme un paria dans son propre pays bien qu’il n’ait jamais enfreint ses lois, Jean-Marie Le Pen, en parlait avec véhémence dans les années 80. Mais aussi un homme d’État respecté comme Valéry Giscard d’Estaing, un des pères de la Constitution européenne, qui n’avait pas hésité à parler en 1991  dans un article célèbre publié dans le Figaro magazine d’une invasion migratoire. Giscard avait ainsi courageusement écrit il ya plus de vingt ans : « Le type de problème auquel nous aurons à faire face se déplace de celui de l'immigration vers celui de l'invasion».
[2] Paul Valéry, La Crise de l’esprit, 1919.
[3] Charles Maurras, Votre bel Aujourd’hui, Arthème Fayard, 1953, p. 120-121.
[4] Kenan Malik, «The failure of multiculturalim», Foreign Affairs, mars-avril 2015.
[5] Dimitris Parsanoglou, « Multiculturalisme(S), les avatars d’un discours », Socio-Anthropologie, [en ligne], 15/2004.