Il y a quelques années, André Comte-Sponville publiait un violent article contre les péchés capitaux chrétiens, qu'il jugeait inadaptés dans un monde aussi solidaire et humanitaire que le nôtre. Pourtant, ils ont rarement été autant d'actualité, même s'ils connaissent un sort divers et que notre grand esprit aurait dû s'y pencher à deux fois avant de s'en prendre à eux.

Dans le monde globalisé de la société de consommation, il me semble justement que l'avarice et la gourmandise connaissent un destin fabuleux. Jamais le monde n'a autant croulé sous les riches et les nouveaux riches, jamais la spéculation des oligarques et des fonds de pension n'a atteint de tels sommets. Aujourd'hui la sécurité alimentaire, le droit de se déplacer deviennent un privilège, qui rompt avec deux siècles de progrès agricole et industriel. D'un autre côté, nous savons que l'avarice est un propre de la vieillesse, et aujourd'hui ce sont les fonds de pension et leurs spéculations qui mettent à mal l'avenir de la jeunesse. L'avare de Molière est un vieillard tout comme le Scrooge de Dickens qui avait en son temps suscité une vague de charité dans la mercantile Angleterre vitorienne.

La gourmandise est aussi un fléau actuel : on compte un milliard d'obèses et de personnes en surpoids, de la Chine au Brésil en passant par l'Amérique. Ou l'Espagne. Cette montée de la grande bouffe n'est pas seulement l'apanage des classes pauvres puisque dans l'élite mondialisée, on remarque aussi une obsession pour la haute gastronomie et les classements des restaurants à mille ou dix mille euros le repas. Chez les nouveaux riches, la cuisine ou l'œnologie font figure de richesses spirituelles.

Un autre péché capital connaît des heures de gloire comme jamais : il s'agit de la luxure avec la montée planétaire de la prostitution (on parle de 4 millions de filles en Europe) et l'explosion de la cyber-pornographie qui est l'un des piliers de l'Internet. Le déclin de la morale, la rapacité et l'explosion des voyages ont aussi redonné à la luxure sa puissance perdue au cours des années Sida.

Mais je pense qu'aucun péché capital n'a autant de force aujourd'hui que la paresse. Les gens travaillent de moins et vivent de plus en plus. La durée de vie va être de cent ans, la durée de temps libre a plus que décuplé depuis Napoléon. L'homme moderne et post-moderne se retrouve devant un vide immense. Le mariage a été aussi victime de cette explosion de temps récréant, comme disait Chrétien de Troyes. Sous Louis XIV, la durée de vie d'un mariage était de neuf ans, elle est aujourd'hui théoriquement de 54. À la paresse, est associée la fameuse acédie ou dépression des moines, qui aujourd'hui frappe des centaines de millions de personnes à travers le monde, qui ne savent plus quoi faire de leur temps trop libre.

Cool et communiquant

Voyons maintenant les péchés liés non pas à la nature humaine mais à sa volonté - ou sa mauvaise volonté. Il me semble que là, on a assisté à un déclin. La colère et l'orgueil, même l'envie, ont beaucoup régressé. Ces péchés ne sont plus considérés comme politiquement corrects dans le grand monde de la communication et de la Fin de l'Histoire. Francis Fukuyama l'avait bien vu, il y a vingt ans, en décrivant le dernier homme issu de la révolution technologique et de la fin des tendances mégalothymiques. Il y a de moins en moins de dictateurs, de moins en moins de guerres, de moins en moins de volonté de faire le Mal. Au niveau mondial, tout pays qui fait preuve de puissance ou d'ambition est mal vu et condamné. Au niveau national aussi. Il faut être cool et communiquant. La colère et l'orgueil ont fortement régressé, et l'envie a été remplacée par l'adoration des people ou des oligarques enrichis depuis vingt ans.

La société post-historique vit de cette tendance lourde qui a ses avantages (il n'y a plus de guerres de tranchées) mais aussi ses inconvénients. Les temps sont mous et il n'y a plus de volonté politique ou économique pour éviter les catastrophes de tout ordre qui se préparent à moyen ou long terme.

En résumé, nous pouvons dire que les péchés capitaux n'ont jamais aussi bien fonctionné. Ils reflètent la transformation d'une société vieillissante, gourmande, avare et fatiguée ; et qui ne veut plus d'histoires ou même d'Histoire. Mais cette dernière, l'Histoire, se réveillera bien un jour, jour jadis surnommé le Dies Irae ou Jour de la Colère.

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