Comment le pseudo-pluralisme discrimine en prétendant pratiquer la non-discrimination ? La théorie postmoderne de la justice prévoit une loi neutre ne brimant aucune identité. Dans la pratique, l’identité négative ainsi constituée installe la dictature de l’identité transgressive et nihiliste.
L’INDIVIDU LIBERAL, pour décider avec justice, faisait méthodiquement comme s'il ignorait son identité. Le voilà devenu libertaire, un individu à identité transgressive, négatrice et nihiliste, qui se montre intolérant, culpabilise les autres, monopolise la légitimité, impose son pouvoir et règne par l’imposture, voire par la violence (cf. I/VI).
Redisons bien que cette identité renégate et transgressive se présente comme une non-identité, une simple impartialité-neutralité (qui, dans le système de la « justice injuste », est la justice même, et même la seule justice non totalitaire possible (cf. II/VI). Mais, comme il n’en est rien, il s’agit en réalité d’une identité particulière (et particulièrement agressive) camouflée comme non-identité, comme procédure de respect de toute identité, et promue sous ce masque au rang de seule identité capable et digne de servir de fondement à la légitimité des pouvoirs, à la décision publique en démocratie.
Bien plus, comme aucune des autres n’est soi-disant dans son cas, toutes ces autres sont exclues de l’espace public, au motif qu’elles y seraient nécessairement discriminatoires, si elles y étaient admises, en tant que principes de décision publique.
Et voici donc l’identité nihiliste, transgressive, renégate, etc. en position de culpabiliser toutes les autres, et de leur imposer silence, sans avoir elle-même à adopter la moindre réserve. La voici même installée officiellement dans l’espace public, s’étalant comme l’identité publique de référence, l’identité privilégiée, s’affirmant comme l’identité d’État et comme la plus puissante référence culturelle — et ses tenants deviennent LE pouvoir spirituel.
Mais, en même temps, la voici présentée comme un non pouvoir, une impartialité-neutralité, une simple procédure utile et bienveillante, une simple forme qui bénéficie à tous.
Ainsi, non seulement l’identité négative domine sans partage, mais encore sa domination est une continuelle imposture.
La discrimination subie par tous les non-nihilistes de la part des libertaires nihilistes
Ainsi, l’identité négative discrimine en usant de l’arme de la non-discrimination ; la marque de fabrique de son intolérance est l’hypocrisie. Elle appelle discrimination toute relativisation de l’identité nihiliste, cependant que cette même identité nihiliste relativise radicalement toutes les autres, pire les considère toutes comme discriminantes, potentiellement, elle seule ne l’étant pas, mais étant seule juste et impartiale, par définition.
L’appel à la non-discrimination — en lui-même juste — fonctionne alors comme un stratagème permettant de discriminer toutes les identités non arbitraires, et de traiter une foule de gens (= tout le monde, sauf les nihilistes) en citoyens de seconde zone, mis en marge de l’espace public, et sans permettre auxdits discriminés de se plaindre de la moindre discrimination, sous peine d’en être accusés eux-mêmes.
Grâce à ce brillant stratagème, cette identité transgressive et dominante pourra brimer toutes les autres identités au nom de la tolérance, les éliminer au nom du pluralisme et les tyranniser au nom de la démocratie.
Cela est admirable comme un crime parfait. On n’aurait jamais cru que l’hypocrisie puisse aller jusqu’à faire que la vertu rende hommage au vice.
Assurément, il n’y a pas à chercher là la moindre apparence de justice, en aucun sens possible du mot. La prétendue méthode impartiale n'est qu'un prétexte pour discriminer les autres au nom d'une soi-disant non-discrimination, et elle n’est évidemment pas impartiale. Ce n’est pas une procédure neutre. Au contraire, elle ne fait qu’exprimer, servir et favoriser outrageusement l’identité négative et celle-là seule.
Il en résulte que, sous le « voile d’ignorance » (cf. I/VI), un individu non manipulé et correctement informé des faits objectifs [1], commencerait par rejeter cette procédure de « voile d’ignorance », comme un simple stratagème, un rideau de fumée, inventés par une identité négatrice en mal de domination par ruse, et avec laquelle une personne de bonne foi aurait honte de s’identifier plus longtemps, si par hasard c’eût été la sienne.
Henri Hude est philosophe, ancien élève de l’ENS, directeur du Pôle Éthique des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Dernier livre paru : La Force de la liberté (Economica).
Article précédents :
Comment casser la machine à broyer notre identité (I/VI)
Quand la tolérance finit en intolérance (II/VI)
Prochain article :
Y-a-t-il place pour une généralisation de la théorie postmoderne de la justice, qui lui éviterait de n’être qu’une imposture ? (IV/VI)
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[1] Car dans la doctrine de Rawls, l’ignorance, sous le « voile », n’est pas entière. Elle concerne seulement les faits de l’identité singulière, l’information particulière concernant les sujets eux-mêmes, mais elle ne concerne pas les vérités générales : “For the most part, I shall suppose that the parties possess all general information. No general facts are closed to them”, in A Theory of Justice (1971), Harvard University Press, revised edition, 3d printing, 2000, Part I, Chapter III, p. 123. Rawls à ce sujet ne dit pas pourquoi la connaissance du bien de l’homme en général et du bien en général (qui, après tout, pourrait être une information générale) devrait ne pas faire partie de l’information générale accessible à l’être humain.
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