Sur la dignité humaine (2/3)

Voici un second extrait d’une conférence que j’ai prononcée à Rome, le 5 novembre 2015, au Congrès pour le 50ème anniversaire de la publication de la constitution Gaudium et spes, de Vatican II.  Ce congrès était organisé par le Conseil pontifical Justice et Paix. Le sujet de cette conférence était : rapport entre la dignité humaine et la loi naturelle selon Gaudium et spes et son actualité.

Conception moderne du rapport entre dignité humaine et loi naturelle

 

Les Modernes reprennent et enrichissent cette tradition des Anciens, mais lui font aussi subir une radicalisation inouïe, cause du problème fondamental que présente la notion d'autonomie – et qu’il faut résoudre.

Voici la reprise : Kant, par exemple, ressemble beaucoup à un Stoïcien. L’homme embrasse le ciel étoilé au-dessus de lui et en lui, dans sa conscience, la loi morale (cf. Gaudium et spes, n°16). Par une réflexion très profonde, il revient jusqu’à la Raison première, constituante et législative. Il vit en elle et y découvre sa dignité[1].

Et voilà les enrichissements : 1° grâce à la norme première dans la conscience (G.S., n°16), principe pratique objectif et universel, l’autodétermination par raisonnement pratique est possible à l’homme. La liberté de l’homme est ainsi établie[2], dès qu’elle est comprise comme autonomie rationnelle. Est aussi établie, par suite, sa différence (G.S., n°14-2) d’avec l’univers matériel non-libre[3]. Pas de dignité humaine sans cette loi fondamentale de la Raison, sans laquelle il n’y a pas de liberté pratique.

2° La loi morale permet aussi de distinguer une vraie (G.S., n°17[4]) et une fausse liberté (G.S., n°65-2). En effet, sans la loi morale, la conduite est déterminée par des facteurs largement inconscients, le plus souvent infra-rationnels[5]. 

3° Le contenu de la loi naturelle et son objectivité sont démontrés en partant des principes de l’autoconservation, ou du rétablissement de la paix[6]. Des facteurs objectifs causent la guerre ; or, la loi naturelle doit produire la paix ; donc, elle est objective, consistant dans l’interdiction des facteurs de guerre, ou dans la prescription des facteurs contraires. Ceci, bien sûr, est hobbésien, non pas kantien[7]. En fait, la loi morale naturelle réside dans la justice, qui consiste à respecter la dignité de l’autorité suprême du Père (Commandements.1-3), l’autorité humaine, qui est d’abord parentale (Cdt.4), à respecter les conditions de la paix, en respectant la vie (Cdt.5), la famille et la vie (Cdt.6), la propriété et le travail (Cdt7), la bonne foi et la vérité (Cdt.8), et en étendant les interdictions jusqu’au simple désir de convoitise (Cdts.9-10). Mais, toute cette justice permet l’épanouissement de l’amitié, qui est le lien et le sommet de la morale.

4° Kant distingue aussi fort justement la liberté dans son extériorité, comme un certain degré d’indépendance, et la liberté dans son intériorité essentielle, comme auto-détermination, self-government (cf. G.S., n°17). Bien entendu, même politiquement, ce n’est que la possibilité de se gouverner soi-même effectivement qui rend un peuple indépendant du dehors.

Tous les éléments précédents, antiques ou modernes, sont très justes, sous réserve que soient bien précisées la transcendance de Dieu et la différence entre lui et la Nature, ou la Raison.

Venons-en à la radicalisation. Les penseurs modernes  redéfinissent la liberté, c’est-à-dire l’autodétermination rationnelle, comme autonomie radicalisée, c’est à dire comme détention par l’homme, voire par l’individu, du pouvoir législatif absolument premier. La dignité semble résider alors dans la détention du pouvoir de faire la loi morale, une loi purement rationnelle, et de s’y soumettre. C’est apparemment le contraire de ce que dit  le Concile dans Gaudium et spes (G.S., n°16-2), parlant d’« une loi qu’il (l'homme) n’a pas faite, et à laquelle il est tenu d’obéir ».

Rappelons que cette radicalisation va passer par deux phases : 1° celle du moralisme ; 2° celle de la réaction à ce moralisme. Ces deux étapes peuvent être rapportées aux deux moments de la dialectique pascalienne, reprise dans Gaudium et spes (G.S., n°12-2) ; le premier moment est celui où « il s’exalte lui-même comme une norme absolue » ; le second est celui où il se rabaisse jusqu’au désespoir (ibidem).

Première étape : chez Kant, l’autonomie signifie le contraire de l’arbitraire individuel. Ce qui fait la loi, c’est la Raison pure. Cette loi impose à l’individu des obligations précises et substantielles. L’individu doit à cette loi une obéissance inconditionnelle et pure de tout motif autre que le respect de la loi. Le respect dû à la personne humaine tient lieu de respect de Dieu - Dieu, dont le rôle devient incertain.

Deuxième étape : cette haute morale républicaine, rationaliste et libérale va être rejetée. Son rejet par les postmodernes est plus que compréhensible. Elle sur-responsabilise l’homme, la liberté humaine devenant quasiment la cause première et unique des actes humains. Elle sur-culpabilise ses fautes, pour la même raison. Surtout, elle le névrose en faisant de la nature, en particulier du corps humain et du désir de bonheur, une objectivité privée de sens, mais soumise à des règles morales a priori et extrinsèques qui l’étouffent[8]. Après le rejet, chacun crée donc ses valeurs. Pour quel résultat ? Tout bien commun[9]étant exclu, la vie commune n’est plus que la mise en œuvre d’une privatisation universelle et le politique se trouvant ainsi dévalorisé, tout pouvoir est approprié par des groupes culturellement ou économiquement libertaires. 

Ce qu’on persiste alors à nommer « dignité humaine » n’en est plus guère que la dimension esthétique. On parle ainsi de : « mourir dans la dignité[10] », comme si la dignité humaine pouvait exister sans respect de la loi morale. Dans ces conditions, les droits de l’homme, jadis palladium des libertés humaines, deviennent souvent le prétexte à l’arbitraire.

Cette évolution est logique. La loi morale est insupportable si elle n’est pas, aussi, naturelle. Or, elle ne peut pas être naturelle si la nature n’a pas au fond quelque chose de divin, ou n’a pas Dieu à son fondement. Car, autrement, la nature n’est qu’un fait sans valeur, ni autorité, qui ne peut entrer dans l’ordre des faits moraux[11]. La dignité humaine fait alors corps avec un moralisme névrosant, puis, par réaction, s’identifie au rejet de la morale et à une complète anarchie intellectuelle et morale. L’homme se détruit alors, dans une guerre entre autonomistes et anti-autonomistes, aussi radicaux les uns que les autres : cela, parce que l’homme ne reconnaît ni Dieu, ni la nature.

La définition radicale de l’autonomie est une démesure. Son résultat ne peut être que l’injustice et la guerre. Là se trouve, répétons-le, le principal problème pratique. Mais cette démesure est aussi l’indice d’un désir de l’Absolu. Comprimer la démesure est nécessaire, mais c’est une chose insuffisante, et impossible, si nous ne donnons pas satisfaction, en même temps, au désir d’Absolu.

 

 

[1] G.S. s’accorde sans mal avec une telle démarche. « Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. Cette voix, qui ne cesse de le presser d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal, au moment opportun résonne dans l’intimité de son cœur : ‘Fais ceci, évite cela’. Car c’est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme ; sa dignité est de lui obéir, et c’est elle qui le jugera. La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre. C’est d’une manière admirable que se découvre à la conscience cette loi qui s’accomplit dans l’amour de Dieu et du prochain. » (n°16-1).

[2] Dès lors qu’existe en l’homme la liberté, l’homme transcende forcément le système du déterminisme de la nature physique.

[3] Cf. G.S. : « Mais en même temps grandit la conscience de l’éminente dignité de la personne humaine, supérieure à toutes choses et dont les droits et les devoirs sont universels et inviolables. » (n°26-2)

[4] « Une liberté qui ne soit pas arbitraire, mais vraiment humanisée par la reconnaissance du bien qui la précède », Benoît XVI, Deus Caritas est, n°68.

[5] Cela aussi est validé par G.S. : « La dignité de l’homme exige donc de lui qu’il agisse selon un choix conscient et libre, mû et déterminé par une conviction personnelle et non sous le seul effet de poussées instinctives ou d’une contrainte extérieure. L’homme parvient à cette dignité lorsque, se délivrant de toute servitude des passions, par le choix libre du bien, il marche vers sa destinée et prend soin de s’en procurer réellement les moyens par son ingéniosité. » (n°17)

[6] Thomas Hobbes, Léviathan, Première Partie, Ch.XIV-XV.

[7] La philosophie pratique de Kant n’est pas si éloignée de celle des Stoïciens, même si la loi de Nature est pour lui d’abord une loi de Raison. La Raison est quelque chose de non empirique, de pur et pour ainsi dire de divin. De plus, les formes ou expressions de cette Raison sont à ses yeux la structure même de la Nature. L’homme libre est un point d’incarnation et d’autoconscience de la Raison. Dans l’ordre pratique, la loi de Raison est universelle et de son application doit surgir une Nature conforme à nos Idées. « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi de la Nature. » La loi morale universelle des grandes Lumières est une loi de raison qui n’est certes pas une loi naturelle, mais elle doit du moins devenir comme une loi de la nature.

[8] Pour justification de ce rejet de la morale rationaliste, on invoquera, surtout, le souci d’éviter la guerre entre idéologies et de définir la justice par la minimisation de toute forme de vérité commune au sujet du bien. Le minimum de paix interculturelle sera obtenu par un pacte social qui consiste, pour chacun, à adopter la privatisation du bien comme règle de son action et de sa pensée (cf. John Rawls, A Theory of Justicepassim).

[9] Une redéfinition du bien commun a été proposée par Benoît XVI. « Il faut ensuite prendre en grande considération le bien commun. Aimer quelqu’un, c’est vouloir son bien et mettre tout en œuvre pour cela. À côté du bien individuel, il y a un bien lié à la vie en société: le bien commun. C’est le bien du ‘nous-tous’, constitué d’individus, de familles et de groupes intermédiaires qui forment une communauté sociale. »Benoît XVI, Caritas in veritate,  n°7. 

[10] Là se trouvait d’ailleurs déjà, du temps des Stoïciens, l’écueil de la conception antique de la dignité.

[11] On trouverait des contre-exemples de ce courant chez les utilitaristes et les évolutionnistes. Voir, par exemple, James Q. Wilson, Le sens moral, trad.fr., Plon, 1972