Les ethnies, une menace pour les nations ? Notre ami Roland Hureaux tire la sonnette d'alarme ("Décryptage", 30 novembre) : partant des affres que connaît la Belgique, il nous explique que la notion d'ethnie, arbitrairement gonflée, est utilisée comme arme pour remettre en cause des nations par ailleurs solides.

Car, nous dit-il, aucune nation n'est fondée sur une ethnie et la plupart des nations sont composées de nombreuses ethnies sans que cela pose problème. Ainsi en Afrique ou en Asie. Et d'ailleurs il y a des Catalans ou des Flamands en France comme de l'autre côté de la frontière sans que cela pose de problème. En définitive, gonfler artificiellement cette question ne serait qu'une machine visant à saper les nations européennes au profit de la plus grosse d'entre elles, l'Allemagne.

La réalité est bien différente. Et l'enjeu plus important qu'il n'y paraît.

Rappelons d'abord que l'ethnie au sens actuel n'a rien à voir avec une race : on entend par là une population ayant une culture et une langue commune. Ce qu'on constate est que l'ethnie ainsi comprise est une pièce essentielle de toute construction nationale...du moins en démocratie, bien que la doctrine démocratique ne l'évoque pas. Je l'ai montré en détail dans mon livre les Nations et leur destin (F.-X. de Guibert 2005) sur la base détaillée d'une analyse des faits. Aucun peuple ne fonctionne en démocratie s'il n'y a pas une identification collective forte, caractérisée par une langue et une culture communes, au moins de la grande majorité de la population. Résultat : toutes les nations véritables (mais évidemment pas les États artificiels, les empires ou leurs héritiers postcoloniaux) sont construites autour d'un peuple, d'une ethnie de référence, et toutes généralisent le modèle majoritaire et notamment la langue correspondante à l'ensemble de leur population y compris les personnes relevant d'autres cultures, d'autres ethnies.

En revanche, bien sûr, rien n'empêche qu'une ethnie au sens large soit divisée en plusieurs États-nations ; ainsi l'Amérique latine, le monde, anglo-saxon etc. Inversement toute construction politique multi-ethnique qui se démocratise éclate selon les ethnies constitutives, ou ce qui s'en rapproche. Exemples récents, la Yougoslavie et l'URSS. Le nettoyage ethnique est dans ces configurations un des effets de la démocratisation.

L'ethnie, point de départ ou... point d'arrivée

Certes ce qui fait le cadre national est bien l'histoire. Mais à partir d'une communauté qui est de fait ethnique, ou qui vise à l'être, consciemment ou pas. En d'autres termes, quand l'ethnie n'est pas au point de départ elle est au point d'arrivée. La France en est un exemple spectaculaire : 40% de la population appartenait historiquement à des ensembles linguistiques ou culturels non français, des ethnies au sens ci-dessus. Potentiellement, l'histoire aidant, certaines auraient pu devenir des nations : Bretons, Catalans, Basques, Occitans surtout, qui sont les plus nombreux. Mais la construction nationale française s'est caractérisée, notamment depuis la Révolution et la IIIe République, par une volonté déterminée d'assimilation, tout à fait réussie sur ce plan : si par exemple les Catalans de France ne posent pas de problème ethnique, c'est que maintenant ils sont pour l'essentiel ethniquement français. Leurs langue et leur culture vécues, quotidiennes, sont désormais sans le moindre doute françaises ; certes le catalanisme peut être affectivement important, au moins pour certains, mais ce n'est plus leur culture effective, contrairement au côté espagnol.

L'Espagne montre en revanche qu'il existe des situations intermédiaires, où des ethnies minoritaires subsistent tout en participant à l'ethnie majoritaire : elle le fait avec les Basques, Catalans et Galiciens, comme le Royaume Uni avec l'Ecosse et les Pays de Galles. Situations plus complexes, plus difficiles à gérer, mais apparemment viables, et qui ont l'avantage d'un meilleur respect de la richesse culturelle des peuples que le jacobinisme à la française.

L'Asie n'échappe en rien à ce modèle : les seuls États fragiles y sont ceux où l'ethnie dominante n'est pas parvenue à rassembler les minoritaires autour d'elle ; ainsi la Birmanie, et sans doute l'Indonésie. Quant à l'Inde, si la diversité linguistique y est assez forte et pose bien des problèmes, la communauté culturelle, la civilisation puissamment typée et d'ailleurs de plus en plus hindouiste de ce pays fournissent au moins pour le moment un puissant facteur d'identification.

Mais de grâce ne parlons pas de l'Afrique, dont la fragilité politique est évidente. Peut-on sérieusement soutenir que les États y sont des nations ? Un seul État est à ce jour politiquement stable, dans la démocratie, le Sénégal. Est-ce un hasard s'il est le seul à disposer de deux langues partout admises, le français et surtout le wolof ? Bien entendu il ne s'agit pas d'en appeler à la dissolution des États africains actuels en une multitude de tribus. Mais s'il ne s'y produit pas un mouvement d'assimilation autour de cultures et de langues communes, les pays d'Afrique resteront de simples constructions politiques, fragiles, et sûrement pas démocratiques au bon sens du terme.

Difficile exception belge

Des exceptions, les démocraties multi-ethniques ? Une seule est un succès, la Suisse. Situation très particulière. Outre que les Alémaniques y dominent largement, une clef de son succès est l'extrême décentralisation qu'assure l'organisation cantonale ; une autre, l'existence d'une structure politique ancienne et très ancrée. La Belgique, hélas, n'est pas dans ce cas. Elle aurait pu le devenir. À la française, si la politique de francisation initiale avait triomphé. À l'espagnole, s'il y avait eu une culture de référence reconnue par tous. Peut-être à la suisse, si elle s'était cantonalisée. Mais aucun ne ces modèles n'y domine.

Espérons pour nos voisins qu'ils trouveront une solution. Mais ce ne sera pas en niant l'effet puissant, irrésistible, que constitue le sentiment de communauté vécue que crée l'appartenance culturelle, c'est-à-dire dans le vocabulaire adopté ici, ethnique.

Il ne sert donc à rien de nier cette réalité. D'autant qu'elle est porteuse de leçons pour l'avenir. Car il faut tirer de tout ceci la conclusion majeure pour nous, qui est l'échec prévisible du mythe de la démocratie européenne. L'Europe unitaire sera impériale (sous une technocratie ou autrement) et donc contradictoire avec la légitimité ambiante, qui est démocratique. Ou elle restera au plus confédérale. Car il n'y a tout simplement pas de langue, d'ethnie et donc de nation européenne.

*Pierre de Lauzun est essayiste. Il a publié notamment Les Nations et leur destin (F.-X. de Guibert, 2005)

Pour en savoir plus :■ Roland Hureaux : À propos de la Belgique, nation et ethnie (Décryptage, 30 novembre)

■ François de Lacoste Lareymondie :La question belge au cœur de l'Europe (Décryptage, 21 novembre)

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