La finance, comme toute l'économie, appartient aux activités de service, ni bonnes ni mauvaises, dont l'effet sur les hommes et les sociétés dépend de l'usage qui en est fait. À quoi sert la finance ? Comment moraliser la profession ? Quelques réponses, vues de l'intérieur...
L'AFFAIRE récente de la Société générale d'abord.
Ce n'est pas principalement une affaire de moralité générale. Certes une plus grande moralité ambiante l'aurait rendue moins probable ; et l'ambiance de compétition régnant dans sa salle de marché a eu sans doute un rôle incitatif sur le trader. Mais en même temps, il est quand même rare que les choses prennent cette ampleur. En fait le choix personnel d'un homme a joué un rôle décisif, choix de jouer des sommes colossales dépassant manifestement la capacité d'absorption de sa banque, et qui lui étaient à juste titre interdites. Sa responsabilité est directement engagée et elle est d'abord morale. Et quelle que soit la moralité ambiante, une telle décision personnelle, folle selon tous les critères, est toujours possible.
La question du subprime est totalement différente. Elle a une toute autre signification, d'ordre structurel. D'abord dans son élément déclencheur premier, ces prêts octroyés à des ménages pauvres américains pour acquérir leur logement, qui avaient pris des formes totalement aberrantes : échéances très artificiellement minorées au début mais croissant brutalement après de façon non tenable ; pari implicite sur une hausse continue et forte de l'immobilier. De tels prêts auraient dû être interdits ; ceux qui les ont faits étaient des voyous. Mais attention : ce n'est pas le fait même de prêter à de tels ménages qui est en cause ; rappelons que les prêts à ces ménages ont été fortement encouragés par les autorités américaines. Et dans le principe c'est une bonne chose : acquérir un patrimoine même petit est un moyen efficace de sortir de la marginalité. Mais évidemment ce doit être fait dans de tout autres conditions, et là le système de surveillance américain a été défaillant.
Subprime : une crise des montages
Cela dit, le système financier mondial pouvait absorber sans difficulté une crise limitée à ces prêts. Or au delà de cet élément, ce système financier a révélé une tout autre défaillance, autrement significative. D'un côté, ces prêts risqués n'ont pu être octroyés que parce qu'ils étaient titrisés, c'est-à-dire empaquetés dans des titres composites vendus au marché, c'est-à-dire à des investisseurs. Or tant les banques d'affaires qui les ont conditionnés que les agences de rating (notation) et les investisseurs ont été défaillants dans leur mission de vigilance. Au delà encore, ces opérations s'intègrent dans le développement extrêmement rapide de formes multiples de sorties de créances du bilan des banques, reconditionnées sous des formes diverses et vendues à des investisseurs.
Le procédé n'est pas en soi condamnable ; il est même bon : il permet effectivement s'il fonctionne une répartition plus large des risques et un allégement des bilans bancaires. Ces derniers ne sont pas extensibles à l'infini, car il faut des fonds propres pour cela, et ils sont coûteux. Et il n'y a pas de raison que toute la politique de crédit se base sur ces seuls bilans. Le procédé existe depuis trente ans aux États-Unis et fonctionne bien. Il a permis un financement beaucoup plus abondant et diversifié de l'économie, peu coûteux sur la période, et des rendements meilleurs pour les investisseurs. Et quoi qu'on en dise, si cela s'inscrit dans le cadre de la mondialisation, cela n'a rien à voir avec l'exploitation du tiers-monde.
Mais voilà : ces dernières années la finance s'est emballée et a présumé de ses forces. On a découvert après coup, à l'occasion des subprimes mais d'une façon qui dépasse massivement les subprimes, bien des choses désagréables sur les nouvelles générations de produits : que les notations étaient peu fiables ; que les investisseurs comprenaient plus ou moins ce qu'ils avaient acheté ; et que les banques qui prétendaient s'être dégagées des risques correspondants gardaient une adhérence significative, et ont dû ravaler une masse énorme de ces créances. Pour couronner le tout, les investisseurs désormais effrayés par ces titres font la grève des achats, et le marché s'en est évaporé. Résultat : les valorisations comptables qui, selon les règles, doivent se faire au prix du marché, font face à un dilemme : ou on prend le prix disponible, et il est complètement cassé par rapport à la réalité ; ou on lui substitue un prix artificiel, calculé selon un modèle.
Le paradoxe ici est que, en dehors des subprimes proprement dits, il y a très peu de défaillances réelles des emprunteurs finaux. La crise est une crise des montages, non de l'économie sous-jacente : la plupart des prêts (hors subprimes) sont sains. Beaucoup des provisions actuellement passées peuvent donc s'avérer en dernière analyse inutiles, du moins pour ceux des détenteurs qui ont la possibilité de garder jusqu'à leur terme les titres ainsi boudés par le marché.
La défaillance est cependant claire. Doit-on pour autant emboucher à nouveau la trompette de la finance parasitaire qui s'opposerait à une gentille industrie utile par nature ? Sûrement pas.
Que la finance se soit gravement trompée et en soit responsable, c'est certain. À vrai dire il y a une forme de justice : elle est la première à payer les pots cassés. Mais en soi il n'était pas mauvais d'expérimenter de nouvelles façons de financer l'économie, plus diversifiées et plus efficaces, avantageuses pour tout le monde. Encore faut-il le faire de façon prudente et responsable. Ce qui dépend d'une part de la réglementation (cas évident du subprime proprement dit) et d'autre part du comportement des acteurs eux-mêmes et de leur capacité de jugement ; l'avidité est mauvaise conseillère. La leçon aura été sévère.
Le rôle des financiers dans l'économie réelle
Mais en profiter pour expliquer comme on le fait partout en France que la finance est en soi une activité parasitaire, c'est méconnaître complètement le fonctionnement de l'économie réelle. Le rôle des financiers y est à la fois relatif et très important : c'est la détermination de l'arbitrage entre risque et rendement des fonds collectivement disponibles. Il s'agit, face à la diversité des projets en présence, de financer ceux qui présentent le meilleur résultat pour un certain risque que l'investisseur accepte d'assumer. Puis dans un deuxième temps d'en déterminer en permanence la valeur économique : le cours de bourse est au fond une appréciation portée sur l'évolution dans la durée du même couple risque/rendement. C'est en bref une part essentielle de l'arbitrage des décisions sur le futur de l'économie, fonction des préférences des acteurs. Cette fonction est indispensable.
Bien entendu cela n'exonère pas les acteurs de la finance de leur responsabilité dans telle ou telle décision, tout au contraire : juger selon les normes de l'époque n'est pas une excuse si ces normes sont immorales. Mais en quoi est-il meilleur de fabriquer des bateaux ou des centrales nucléaires que de se livrer à ce métier de plaque tournante, vitale pour l'économie ? Toutes ces activités n'ont de sens qu'en fonction des biens finaux qui sont produits et de l'usage qu'en fait la population, donc de la culture et des valeurs collectives. La finance, comme toute l'économie, appartient à la sphère intermédiaire des activités ancillaires, ni bonnes ni mauvaises, dont l'effet sur les hommes et les sociétés dépend de l'usage qui en est fait.
On serait également bien sot d'en déduire qu'un pays comme le nôtre n'a pas besoin d'une finance forte, y compris et notamment sur les marchés financiers, dans ce qu'on appelle la banque d'investissement. Il n'y a qu'en France qu'on n'a pas compris que c'était une véritable industrie, hautement technologique et fortement créatrice d'emplois. Alors que justement la France produit des financiers de talent en grand nombre. Que cela pose des problèmes parfois considérables, l'évidence le montre. Mais cela doit nous conduire non à nous en détourner mais exactement, au contraire, à la prendre à bras le corps comme une priorité. Tant pour la développer que, dans la mesure du possible, la contrôler et la moraliser.
Moraliser : le mot est lâché. Saint Thomas avait très justement caractérisé l'activité du marchand comme neutre : tout dépend de ses motivations, de son rapport au marché, et de l'usage qu'il fait des ses gains. Plus il s'imprégnera de principes supérieurs, plus on peut espérer qu'il se comportera bien. Et s'il ne le fait pas, on peut avoir à encadrer son activité.
Mais de grâce pas d'hypocrisie : quand on voit que dans l'affaire Kerviel, seuls 13 % des Français pensent qu'il est le principal responsable (alors qu'il a sciemment mis en péril une des principales entreprises françaises, tournant des règles qu'il connaissait très bien) ; 50%, les dirigeants de la banque (les patrons, forcément) ; et 27 % les autorités de marché (comme si le gendarme était responsable des agissements des truands qu'il n'a pas vus !), on se dit que l'immoralité et l'irresponsabilité sont décidemment bien partagées.
* Pierre de Lauzun est essayiste, auteur de L'Évangile, les Chrétiens et l'Argent (Cerf, 2004).
Pour en savoir plus :■ Débordements financiers, les parasites de la mondialisation, par
Jacques Bichot, Décryptage, 1er février 2008.
■ Crise financière: simple coup de tabac ou avis de tempête ?, par François de Lacoste Lareymondie, Décryptage, 31 août 2007.
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