Je suis arrivé en Argentine en 2003, juste après la crise financière et économique. On évoquait encore les "bons", car pendant plus d'un an on avait vécu sans monnaie ! La vie était incroyablement peu chère mais les restaurants étaient encore pratiquement vides.

 

Buenos Aires était une belle ville fantôme délivrée du cauchemar motorisé. On buvait un bon vin pour deux euros, et les gens, qui mangeaient moins, avaient l'air en bonne santé. Certains Argentins parlaient de s'exiler, mais où ? Alors on faisait valoir ses papiers, ses ancêtres italiens ou espagnols pour espérer décrocher un ticket pour l'Espagne, Israël ou l'Italie.
Mais ce qui m'avait le plus surpris, et partout dans le pays, c'était l'incroyable gentillesse des Argentins. Ils étaient courtois, souriants, serviables, adorables. Je n'avais connu de gens — pardon, de Blancs — aussi aimables qu'au moment de Ceausescu en Roumanie. À l'époque d'ailleurs, là-bas comme partout, la moitié des gens parlaient encore français. Il faut croire, et j'ai fini par le croire, que la crise et l'appauvrissement améliorent le caractère de l'humanité, et ce n'est pas un hasard si le Christ commence par balayer les changeurs du temple et par promettre l'enfer aux riches (ou en tout cas une certaine difficulté d'accès pour entrer au paradis...).
Je repense à l'Europe de 1945, bombardée et anéantie, et qui s'est bravement relevée en produisant le plus beau cinéma de l'histoire, le néo-réalisme. Ici encore la crise avait produit une amélioration de l'humanité, visible dans l'œuvre de Camus et de beaucoup d'autres. Beaucoup de jeunes, comme l'un de mes oncles, entrèrent dans les ordres à cette époque.
Puis vînt le temps de la consommation
Et puis on est entré dans la société de consommation. Elle a répugné à beaucoup de gens jusqu'à la fin des années soixante. Et puis on s'y est habitué et on a cessé de la dénoncer. On n'y reviendra pas puisque, comme le disait Debord, cette société n'a été que trop patiente jusque là ; et ne veut plus être blâmée .
En Argentine, les prix ont quadruplé en quatre ans, alors que le gouvernement, aussi ubuesque que nos gouvernements européens et notre impayable BCE, évoque une inflation de 8% en moyenne. Et ce qui m'a frappé en ces quatre ans, c'est que j'ai assisté à une inflation de rapacité, de codicia. Un hôtelier, un restaurateur, une agence de voyages augmentaient leurs prix comme tout le monde : pour gagner plus, et ne pas être en retard d'une hausse. Du coup, on a mis fin à la prospérité due à l'effondrement du peso en 2001, et on a remis les pendules à l'heure sur le plan psychologique : ces Argentins que l'on croyait aimables, attentifs, sont devenus rapaces, bruyants, arrogants, mal élevés, comme ils l'étaient durant l'époque ménémiste. La leçon n'avait pas porté.
Je me demande ce que va donner cette crise : grâce à elle et surtout à une spéculation invisible, intouchable et criminelle, le pétrole va continuer de s'effondrer comme l'euro, les matières premières de même, les fonds de pension, l'immobilier et tout le reste. Et donc ? Les gens vont-ils redevenir aimables et serviables ? La crise portera-t-elle ses fruits ? Un bon coup de pied dans le derrière rédimera-t-il l'humain des années 2000 ? Lui qui arrachait les oliviers millénaires de la Méditerranée, achetait ses maisons à cent millions d'euros, se faisait faire des chiottes en or, et riait du people et des salaires des stars du foot ou des présentateurs des télés de partout ?
Le mot anglais pour codicia est redevenu à la mode : c'est greed, la rapacité. Il a été lancé par le très grand film d'Oliver Stone, Wall Street, réalisé en 1987. Stone, qui vient de réaliser un autre film sur le pire président de l'histoire américaine, avait créé ce personnage brillant et haut en couleurs, Gordon Gekko, obsédé par les clubs, les œuvres d'art, la charité business et tout le reste. Évidemment, il n'était pas très honnête et trichait tout le temps pour s'enrichir sur le dos de la loi et de la collectivité. Il correspondait à l'entropie folle des années Reagan, que l'Argentine copia en bon pays latino dans les années Menem. Par rapport aux spéculateurs des années quatre-vingt, Gekko est un enfant de choeur.
Oui, je sais c'est parce qu'il y a trop de lois, de règlements, nous disent les néo-libéraux. C'est vrai : si on dépénalise le meurtre, il n'y aura plus de meurtriers, pas vrai ? On sera en plein ordre spontané... La leçon, on a pu le vérifier, n'a pas porté. Il est dommage de constater que des pays qui se targuent d'être chrétiens ou de culture chrétienne oublient les leçons élémentaires de l'Évangile. Parce que ce qui nous guette maintenant, comme en 1914, c'est une bonne guerre planétaire, seul outil qui nous permettra de retrouver enfin nos sacro-saints chemins de la croissance chaonomique, pardon économique.