Tout le monde vous le dira : dans la crise de l'euro, on avance ou on recule. Ou on fait une Europe beaucoup plus intégrée dans ses politiques budgétaires, avec une vraie solidarité entre États. Ou on recule et on met en risque l'euro lui-même. Ce qui conduit au thème européiste favori : pas de salut hors d'un fédéralisme sans cesse plus étroit. Mais comme toujours ce n'est pas si simple. Qu'on soit au milieu du gué, pas de doute. Mais autrement qu'on ne le dit. L'euro est en effet une construction très particulière. Et la question de la possibilité de défaillance d'un État membre s'y présente de façon inédite et instructive.

La monnaie de la dette
Les cas de défaut de paiement d'un État connus antérieurement sont de deux types. Soit le pays est endetté dans une monnaie étrangère, comme dans la grande crise de la dette latino-américaine des années quatre-vingt. Dans ce cas, la défaillance veut dire qu'aucun agent économique de ce pays n'a accès aux devises lui permettant de payer ses dettes — même s'il est solvable en monnaie locale. La solution consiste alors à rééchelonner (c'est-à-dire reporter) la dette en devises du pays (et donc de tous ses agents économiques) ; éventuellement même à la restructurer, c'est-à-dire à la réduire. Parallèlement, on poursuit des politiques adaptées et de deux façons : un effort d'austérité permet de dégager des ressources en monnaie locale ; et des mesures macro ou microéconomiques, dévaluation par exemple, permettent d'exporter plus et d'importer moins et donc d'avoir plus de devises.
Soit, deuxième cas, le pays utilise une monnaie extérieure, en général celle d'une économie plus puissante, qui est pratiquement indépendante par rapport à celle en crise. C'était le cas de la zone franc par exemple. Dans ce cas on n'a pas besoin de rééchelonner les dettes privées, puisque les agents ont les devises voulues (sauf à être eux-mêmes en faillite) : la crise est celle de l'État seul (et bien sûr de tous ceux dont la capacité à rembourser dépend de lui) ; c'est un problème de ressources, en définitive budgétaires, mais pas d'accès à des devises. Dans ce cas on rééchelonne ou restructure la seule dette de l'État. Les politiques menées visent toutes, directement ou indirectement, à baisser ses dépenses et augmenter ses recettes pour le rendre solvable. S'il y a une dimension macro-économique, elle est subordonnée à cette dimension budgétaire. En cela, cet État ne se distingue pas d'une grande collectivité locale, en difficulté au sein d'un pays normal.
On peut objecter ici qu'il y a un troisième cas, apparemment proche du précédent, en réalité différent, qui est celui d'un pays endetté dans sa propre monnaie, comme les États-Unis aujourd'hui. La solution orthodoxe consiste à redresser les comptes publics — ce qui se rapproche du cas précédent. Mais la grande différence est que ce pays peut jouer en outre de la politique monétaire, et il peut dévaluer. En outre, dans le cas limite, une défaillance est exclue au sens littéral du terme. Si en effet à un moment donné il ne peut plus trouver de quoi financer ses déficits ou rembourser sa dette auprès des investisseurs, il peut recourir sous une forme ou une autre à l'émission monétaire en dernier recours. Ne serait-ce que par glissement de la monnaie sur le marché des changes.
Zone euro : la voie du transfert de la dette
Dans la zone euro et contrairement à la perception commune, un pays donné, s'il n'est pas trop gros, est bien plus proche du deuxième cas que du troisième. Car si l'euro est la monnaie de la Grèce par exemple, la relation de la Grèce avec la banque centrale européenne est totalement différente de celle des États-Unis avec la leur. Les agencements institutionnels excluent la monétisation de la dette d'un État membre et ce n'est évidemment pas l'intérêt des autres États membres de le lui permettre (ils auraient l'inflation et l'autre l'impunité). La solution normale est alors comme ci-dessus le redressement budgétaire, accompagné ou non d'un rééchelonnement ou d'une restructuration (dans le cas grec, cette dernière est sans doute indispensable).
On aurait donc dans cette optique pu et dû envisager la défaillance de la Grèce comme celle d'une collectivité locale, ville ou région. Un organisme type FMI (ou un homologue européen) et/ou les États membres pourraient certes intervenir, mais dans le cadre d'une telle opération de restructuration de la dette. Le grand avantage est qu'on laisse à chaque État membre la responsabilité de sa politique budgétaire, et donc sa souveraineté. Naturellement cela n'autorise pas n'importe quel déficit, et les niveaux actuels sont manifestement excessifs ; mais cela laisse souplesse et responsabilité au niveau local. En outre, le rééchelonnement ou la restructuration permettent d'ajuster les paiements de la dette à la capacité réelle à rembourser, sans trop tirer sur la solidarité collective.
Mais, comme on sait, ce n'est pas la solution qui a été choisie. On a préféré faire couvrir par les autres États membres la totalité des besoins de la Grèce sur deux ans, outre des mesures d'ajustement d'ailleurs brutales. Il a donc fallu un effort public de financement considérablement beaucoup plus gros qu'avec le rééchelonnement. En outre, cela implique que les créanciers courants (privés) de la Grèce vont être remboursés pendant cette période avec des fonds publics, ce qui n'est pas très satisfaisant pour de multiples raisons (coût, hasard moral, etc.). Et cela n'a de sens que si la Grèce retrouve totalement la confiance des marchés dans les deux ans. Hypothèse assez peu probable, au vu de l'ampleur des efforts qui lui sont demandés, de l'énormité de la dette, et de la grande méfiance qui s'est instaurée. Et de toute façon, cela la laissera avec un haut niveau d'endettement. D'un autre côté, les autres États membres se sont eux aussi endettés d'autant, aggravant leur situation propre déjà peu satisfaisante.
Radicalisation fédéraliste
En outre, même si on admet cette solution, elle ne peut être que partielle et provisoire. Des réformes beaucoup plus profondes de la zone euro sont nécessaires, comme cela a d'ailleurs été reconnu par les États membres. On exclura la voie consistant à laisser filer la dette de tous et à la monétiser : outre qu'elle est de toute façon impensable pour les Allemands, elle supposerait une course à l'irresponsabilité qui est intolérable. Dès lors, faute de revenir à la solution "normale" décrie ci-dessus, la pente européenne ne peut explorer qu'une voie : la radicalisation fédéraliste.
D'un côté un mécanisme de solidarité puissant serait introduit ; parallèlement, pour éviter l'irresponsabilité des mauvais payeurs, on mettrait pratiquement en commun la politique budgétaire, pour le moins on l'encadrerait très strictement au niveau collectif. C'est ce que propose la Commission, suivie par les européistes dont la France. Mais alors on tombe sur deux inconvénients majeurs. D'un côté, on doit rigidifier la politique budgétaire. D'un autre côté et surtout, en violant le principe de subsidiarité on se heurte à la base de légitimité démocratique, qui est nationale ; il n'y a pas une telle base au niveau européen : les élections s'y font sur la base du jeu politique national. Or on le voit dans la gestion même de la crise, les priorités politiques et donc budgétaires des différents pays sont tellement différentes qu'une gestion commune des budgets est impossible : voir ici l'Allemagne et la France.
Une autre possibilité est de supprimer le problème à sa racine en réduisant l'endettement de chaque pays à sa plus simple expression. Point de dette, point de défaillance. C'est ce que propose l'Allemagne. C'est bien plus simple qu'un contrôle mutuel ou une cogestion ; et le besoin de solidarité disparaît alors pour l'essentiel. Mais des règles très strictes doivent éviter tout recours à la dette à l'avenir. Et une gestion "keynésienne" du budget devient alors difficile à mettre en place, ou à contrôler si on admet des exceptions.
Cette solution institutionnellement plus simple a le gros avantage de réduire la dette, qui est comme on sait un piège horriblement dangereux. Mais politiquement elle paraît assez peu probable dans sa forme pure et risque d'être difficilement tenable sur la durée. Il importe donc de prévoir en outre les limites de la mise en œuvre et les dérapages possibles. Et donc de revenir aux réalités : tant que l'Europe n'est pas une fédération vraie, ce que pour ma part je considère irréaliste et incompatible avec la légitimité démocratique, la solution de subsidiarité est la seule raisonnable, celle de la responsabilité avec une solidarité limitée en cas de coup dur, et si nécessaire rééchelonnement ou restructuration. On risque d'ailleurs d'y venir pragmatiquement assez vite, par exemple au terme de l'actuel plan grec. Cela peut constituer un modus vivendi viable.
Cela ne donne certes pas toute la panoplie des mesures macroéconomiques d'usage dans les rééchelonnements traditionnels, et notamment la possibilité de dévaluer. Mais l'ajustement budgétaire reste possible, bien que politiquement coûteux : bien moins que dans le système actuel puisqu'on restructure la dette, mais plus qu'en cas de dévaluation. Un tel ajustement est le prix de la monnaie commune. Si ce prix était jugé encore intolérable, alors il n'y aura plus qu'a détricoter tout ou partie de la zone euro, qui se sera alors révélée intenable...
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