Pédophilie : quelques réflexions à partir du rapport Sauvé

On a parlé pour le rapport Sauvé de choc brutal, et à raison. Personnellement, je pensais ne pas être saisi à ce point, car les faits sont étalés publiquement depuis longtemps ; mais j’ai été secoué par plusieurs des éléments qu’il met en lumière. Ainsi l’ampleur, et surtout la spécificité du phénomène en milieu catholique. D’où ces quelques réflexions, en plus de ce qui a été dit ici ou là.

Le choc des données nouvelles, s’ajoutant à ce qu’on savait

Le point nouveau le plus choquant est le calcul fait sur la base d’un sondage très large, qui met en évidence la surreprésentation catholique sur cette période (sauf à la fin), c’est-à-dire le fait qu’il y a en proportion plus de victimes de pédophilie dans ce contexte que dans d’autres (école, sports etc. - sauf en famille mais alors on a à faire à des personnes moyennes, ce qu’un éducateur ou un prêtre ne peut pas être). Un autre point choquant qui est apparu est la surreprésentation des garçons parmi les victimes ; comme la commission le note, elle s’explique en grande partie par l’accès alors bien plus facile des clercs aux garçons, mais pas entièrement.

Certes il faut relativiser certains termes utilisés comme ‘massif’ ou ‘systémique’, du moins dans la mesure où ils laissent entendre que ces pratiques pédophiles étaient généralisées ; or elles ne touchaient au pire moment ‘que’ 1% des gens et 3 % des clercs ; ce qui est choquant certes mais pas ‘massif’. L’écrasante majorité des fidèles n’a eu aucun contact avec ce phénomène, et l’écrasante majorité des clercs étaient sûrs, même au pire moment. Cela dit, les faits restent, et ils sont révoltants. On peut contester aussi certaines estimations ou extrapolation, mais sauf preuve du contraire, cela ne fait pas disparaître le choc. Ce à quoi s’ajoute ce qu’on savait déjà, mais qui est totalement anormal en milieu chrétien : l’absence ahurissante d’écoute des victimes, l’attitude largement irresponsable de la hiérarchie, et l’horreur que suscite le détournement d’une relation qui devrait être spirituelle pour faciliter des pratiques immorales et destructrices.

Un autre point nouveau, historiquement important pour la recherche des causes, est l’examen des dates : on a une concentration des faits sur 1950-1970 ; une baisse ensuite et enfin une stabilisation depuis 1995. Cela prouve semble-t-il que l’influence du Concile Vatican II (et de ce qui a suivi) ainsi que de la révolution sexuelle de 1968 ne sont pas des explications pertinentes en l’espèce, contrairement à ce qu’on pouvait penser. Certes il y a eu alors débandade de l’autorité, et explosion de mœurs sexuelles nouvelles, mais apparemment cela n’a pas joué dans le cas de la pédophilie dans le clergé. Il y a même eu une baisse appréciable de celle-ci après 1970. Selon la commission, elle s’explique largement par l’effondrement de l’encadrement catholique de la jeunesse à cette même époque, en particulier la suppression des internats. De fait on ne voit pas d’autre facteur explicatif : il n’y a eu à l’époque aucune forme de prise de conscience du phénomène ; on nous signale même la disparition des quelques institutions curatives (des clercs concernés) mises en place dans la période antérieure.

Reste le pourquoi.

Comment expliquer ?

Rappelons les principaux facteurs mis en avant pour expliquer ces dérives : une priorité absolue à l’institution et à sa protection, d’où l’étouffement des affaires ; l’indifférence aux victimes ; la survalorisation ou une vénération excessive du prêtre ; un flou doctrinal sur la sexualité ; enfin le célibat et la masculinité du clergé. Prenons-les tour à tour.

La priorité absolue à l’institution et l’étouffement des affaires paraissent avérés ; mais comme facteur explicatif ce n’est pas entièrement convaincant. En effet la protection de l’institution est parfaitement compatible avec des punitions (canoniques) et au minimum avec des mesures de limitation des dégâts (par mise hors d’état de nuire des prédateurs). Elle paraît même exiger ce genre d’intervention active, même si c’est dans le secret. D’ailleurs la crainte même du scandale suppose par définition qu’on reconnaisse la possibilité de ce scandale, ce qui implique qu’il y a bien un problème, au minimum source de risques pour l’institution. L’attitude rationnelle et responsable est alors d’agir sur la cause, et non pas de balader le prêtre coupable. Or il n’y a eu rien de tel, au moins dans la grande majorité des cas. En outre bien sûr de tels actes constituent un péché grave ; ajoutons que la société civile reconnaissait elle aussi à l’occasion que c’était bien d’ordre criminel, au moins dans la période antérieure où cela a pu être réprimé par les tribunaux (par exemple dans le cas de ces frères des écoles envoyés au bagne à la fin du XIXe, qui s’étaient livrés à ce genre de pratique en internat). Ce qui est mis en évidence ici est donc un grave problème de commandement, mêlant mollesse, solidarité corporative et compréhension erronée de la miséricorde. Je suis en revanche plus sceptique sur l’explication avancée par certains, selon laquelle le caractère sacré du prêtre impliquerait qu’on l’exempte plus ou moins de sanction : c’est nulle part dans la doctrine morale ; si certains ont pu le penser, c’était sans doute pour couvrir un copinage coupable.

Le deuxième facteur est l’indifférence aux victimes, entre l’écoute faible ou plutôt inexistante et la sous-estimation de l’impact de tels actes sur les enfants : là aussi cela paraît avéré ; c’est même un trait majeur, qui nous choque particulièrement et à raison. Certes, dans certains cas des victimes déclarées peuvent être des affabulateurs, mais cela ne saurait en aucun cas excuser la très faible prise en compte, surtout en contexte chrétien : on est ici aux antipodes de la charité. Certes aussi, à l’époque on ne donnait pas à ces faits la même importance qu’aujourd’hui, où le victimisme triomphe ; mais là encore cela n’excuse pas. Voilà donc un second gros problème, qui touche cette fois en même temps la charité et la justice, et qui implique une modification profonde du regard et des pratiques.

A côté de ces deux questions majeures, les autres points sont plus contestables, d’autant que s’y mêle la préoccupation de certains de pousser leur agenda ecclésial. La plus sérieuse est l’idée d’une survalorisation ou vénération excessive du prêtre : bien sûr cela existe, mais si cela a pu pousser les familles à ne pas dénoncer un clerc, ou des enfants à ne pas oser se révolter, cela n’explique pas non plus complétement ces attitudes ; car si quelqu’un est vu comme un homme de Dieu, qu’il ait ce genre de pratique est encore plus choquant, et cela devrait pousser le fidèle à reconnaître le scandale et à réagir. Le fait est cependant qu’il y a chez certains une difficulté à considérer en même temps le prêtre comme homme de Dieu et comme un homme pécheur. J’y reviendrai car cela suppose là aussi un changement du regard.

Je passe en revanche plus rapidement sur le célibat et la masculinité, écartés comme facteurs explicatifs majeurs par la commission ou son président. Le fait que les chiffres de cas de pédophilies dans l’Eglise sont, selon la commission, depuis 30 ans dans la moyenne de ce qu’on constate dans d’autres organismes paraît confirmer cette analyse. Par ailleurs, un certain flou sur la vision de la sexualité se rencontre effectivement (on mettrait notamment sur le même plan des faits de gravité très différente), mais outre qu’il n’a aucun fondement doctrinal réel, il ne rend pas compte des facteurs précédents, car les actes dont on parle ici restent évidemment choquants.

Que faire alors ?

Je n’évoquerai pas ici les réformes spécifiques (droit canon, organisation de la justice ecclésiastique, mécanismes d’écoute des victimes, recrutement du clergé, rapport avec les autorités laïques, etc., sans parler des questions d’indemnisation) pour lesquelles ma compétence est plus limitée. Reste l’analyse de fond.

Rappelons d’abord un point. Il ne faut pas faire l’erreur commise régulièrement dans toute la période récente : réduire la réforme nécessaire à celles qu’on vient d’évoquer, ou, pire, aller jusqu’à la remise en cause des principes de base de la foi catholique. Celle-ci comporte de façon essentielle un sacerdoce sacramentel, un rôle particulier de pasteur joué par des évêques et des prêtres, par-là pourvus d’une autorité – et respectés comme tels. Si on n’y croit plus, on n’est plus dans l’Eglise catholique. Elle ne peut être une masse égalitaire en débat permanent, fondée sur la sacralité supposée de l’individu et de son ressenti ; c’est une communauté fondée sur le message évangélique et sur la compréhension qu’en transmet l’Eglise (« tu es Pierre etc. ») ; ce qui implique une forme d’institution. Cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas besoin de réformes, tout au contraire. Mais ce ne peut être seulement des réformes comme on les conçoit dans la société civile (rôle des laïcs, des femmes etc.), des réformes en définitive de structure et d’organisation. D’autant que cela doit rester cohérent avec les principes essentiels déjà évoqués.

A côté de ces réformes, l’action à mener relève d’une tout autre niveau, celui de la réforme spirituelle, de la conversion, car ce qui fait l’Eglise est la foi, l’espérance et la charité. Sur la base de ce qui a été relevé dans l’examen des causes, cela concerne notamment deux domaines.

Il y a d’abord la conversion de la hiérarchie, dans le sens non de son affaiblissement mais de la réforme de sa culture et de ses priorités, en un mot de son autorité véritablement exercée et de sa responsabilité assumée, pour les sujets qui le méritent comme c’est le cas ici. C’est ce que j’ai appelé une nouvelle réforme grégorienne (voir mon article de 2018 « Pédophile dans l’Eglise : la vraie réforme » www.pierredelauzun.com/Pedophile-da.... Cela peut conduire à remettre en question bien des pratiques épiscopales, ou des titulaires.

Il y a ensuite la conversion personnelle, la réforme du regard et de l’attitude de chacun de nous, et cela notamment envers deux populations. Les victimes bien sûr, pour lesquelles la compassion et l’écoute sont vitales, ce qui suppose de nous beaucoup d’humilité et de cœur - mais sans naïveté, et bien sûr sans livrer les accusés à la vindicte publique. Le clergé ensuite ; car il faut intégrer dans le regard porté sur ses membres à la fois le respect filial envers celui qui reste l’homme de Dieu (n’en déplaise à certains), et la lucidité sur le fait qu’il s’agit aussi de pécheurs, éventuellement de pécheurs graves, qu’il faut savoir remettre en question lorsque cela s’avère indispensable, quoiqu’avec les précautions nécessaires. Notons d’ailleurs que cette remarque vaut désormais aussi dans le domaines des idées et enseignements. On entend de nos jours trop d’opinions multiples, contestables voire hétérodoxes, venant du clergé y compris à assez haut niveau, pour que là aussi la prudence ne soit de mise. L’appel à l’obéissance, qu’on a vu se répéter récemment, trouve là dans les deux cas sa limite légitime.

Plus profondément, se pose en sous-jacent la question du rapport au péché et à la miséricorde. Depuis longtemps, avant le Concile mais plus encore après, le sens de la gravité du péché, et notamment du mal fait à autrui et du besoin de réparer, s’est bien trop estompé, dans une atmosphère de tiédeur molle où tout le monde est gentil et sera sauvé. Le monde réel est plus dur, et la mort sur la Croix nous rappelle la gravité des enjeux.

Corrélativement, au niveau de l’organisation humaine, la même prise de conscience implique un devoir d’intervenir au besoin et disons-le clairement, le cas échéant de punir. La miséricorde suppose la justice.