"Evangelii Gaudium", François et l'économie

Beaucoup attendaient avec impatience, espoir ou inquiétude les premières prises de position du Pape François en matière économique. Allait-il rompre avec ses prédécesseurs ? Condamner l’économie de marché que Jean-Paul II avait défendue ? Certes, chaque jour apportait son lot de petites phrases percutantes (« la mondialisation de l’indifférence »), mais sans constituer une prise de position doctrinale. Avec la parution de l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium (la joie de l’Évangile), on y voit plus clair. Le style change, le ton est plus pastoral, mais la doctrine reste la même.

EN ATTENDANT une encyclique sociale, qu’on annonce pour 2014, et après des prises de parole spontanées, fréquentes et les formules choc, voici déjà de quoi y voir plus clair : une exhortation apostolique.

« Ceci n’est pas un document social »

C’est un texte du pape, mais pas une encyclique et son objet principal porte sur « l’annonce de l’Évangile dans le monde d’aujourd’hui ». D’ailleurs elle est adressée aux chrétiens, mais pas, contrairement aux encycliques sociales, « aux hommes de bonne volonté ». Le Pape le dit clairement dès le premier paragraphe : « Je désire m’adresser aux fidèles chrétiens. » C’est donc le langage de la foi qui y est d’abord utilisé.

Cela n’enlève rien à l’intérêt du texte, mais le Pape François explique :

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« Ce n’est pas le moment ici de développer toutes les graves questions sociales qui marquent le monde actuel [...]. Ceci n’est pas un document social et pour réfléchir sur ces thématiques différentes, nous disposons d’un instrument très adapté dans le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement l’utilisation et l’étude » (n. 184).

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Indication intéressante, car ce compendium résume toute la doctrine sociale de l’Église des différents papes et surtout de Jean-Paul II : François fait donc sienne la doctrine de ses prédécesseurs.

En outre, tout n’a pas une portée doctrinale : « Ni le pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale et de la proposition de solutions aux problèmes contemporains. » Certes, il dit qu’il est important de donner des pistes concrètes, mais aussi que c’est à chaque communauté chrétienne « d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays ». Ce n’est pas un programme figé, uniforme, « clef en mains ».

L’être humain, bien de consommation ?

Dans ce long texte (288 paragraphes numérotés), les questions économiques sont abordées dans les chapitres 2, pour le constat, et 4, pour les propositions. Le chapitre 2 (« Dans la crise de l’engagement communautaire ») aborde l’économie dans la première section : « Quelques défis du monde actuel ».

On y trouve quatre « non » à portée économique : non à l’exclusion, à l’idolâtrie de l’argent, à l’argent qui gouverne au lieu de servir, à la disparité sociale qui engendre la violence : le ton est direct, percutant, il a la nouveauté de l’Évangile ; dire que l’argent est un moyen, non une fin, condamner l’adoration du veau d’or, affirmer que l’argent est mauvais maître et bon serviteur sont des rappels dans la fidélité à la tradition de l’Église.

Le pape loue « les succès qui contribuent au bien-être des personnes « (n. 52) et n’en dénonce que plus vivement la situation de ceux qui vivent dans la précarité.

Il condamne clairement « une économie de l’exclusion et de la disparité sociale » (n. 53). Il reprend ses images percutantes : « Il n’est pas possible que le fait qu’une personne âgée réduite à vivre dans la rue, meure de froid ne soit pas une nouvelle, tandis que la baisse de deux points en bourse en soit une. »

C’est dire l’importance de la vie humaine, le scandale de la misère.

Il va plus loin : « On considère l’être humain en lui-même comme un bien de consommation, qu’on peut utiliser et ensuite jeter. » Et certes, il y a beaucoup d’atteintes à la vie et d’exclus de par le monde.

Aux économistes d’expliquer que c’est l’économie de marché qui inclut et l’État-providence qui exclut par son caractère bureaucratique : mieux vaut un emploi donné par le marché qu’une assistance impersonnelle qui marginalise.

Mais le pape n’est-il pas dans son rôle quand il affirme que « la culture du bien-être nous anesthésie, quand tant d’hommes sont encore dans la misère » ? Faut-il crier quand il appelle à ne pas « sacraliser » les mécanismes économiques ?

L’argent, mauvais maître et bon serviteur

Sa dénonciation de « l’idolâtrie de l’argent » n’est que le rappel de l’adoration de l’antique veau d’or dans l’Ancien Testament ou de la parole de Jésus : nul ne peut servir Dieu et l’argent. L’argent est un moyen, nécessaire, mais pas la finalité d’une vie. Il doit donc être serviteur, et non faire de nous des esclaves : le moyen n’est pas la fin.

Le pape François dénonce ici (n. 55) le fait que l’être humain puisse être réduit « à un seul de ses besoins : la consommation ». Jean-Paul II dénonçait déjà la culture qui réduit l’homme à sa seule dimension matérielle ; cela ne fait qu’illustrer la parole de Jésus : « l’homme ne vit pas seulement de pain. »

Certes, le Pape dénonce « la dictature d’une économie sans visage », mais il est vrai parfois que la responsabilité se dilue, et cette disparition de la responsabilité donc du responsable, c’est cela l’absence de visage. N’est-il pas salutaire de répéter que « la dette et ses intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir d’achat réel » : dette publique et surendettement des ménages sont le reflet de cette absence de responsabilité. Derrière ces comportements « se cachent le refus de l’éthique et le refus de Dieu » (n. 57), le refus de prendre ses responsabilités morales.

Il le résume dans une formule : « Le Pape aime tout le monde, riches et pauvres, mais il a le devoir, au nom du Christ, de rappeler que les riches doivent aider les pauvres, les respecter et les promouvoir » (n.58). Ce n’est pas vraiment un discours de lutte des classes.

De nouvelles attitudes

Dans le chapitre 4 (« La dimension sociale de l’évangélisation »), François ouvre des pistes de solutions : l’intégration sociale des pauvres, le bien commun et la paix sociale, le dialogue social comme contribution à la paix. On y trouve la réaffirmation de points traditionnels comme « la possession privée des biens se justifie pour les garder et les accroître de manière à ce qu’ils servent mieux le bien commun », donc la propriété se justifie moralement dans sa mise en valeur au profit de tous, comme le disait Jean-Paul II.

Certes François offre des pistes concrètes, mais reste fidèle à l’idée que la doctrine sociale n’est pas là pour offrir des solutions techniques, mais des pistes de réflexion, même quand il nous interroge sur la confiance « dans la main invisible du marché » (n. 204). Car il rappelle qu’un « changement des structures qui ne génère pas de nouvelles convictions et attitudes fera que ces mêmes structures tôt ou tard deviendront corrompues, pesantes et inefficaces » (n. 189).

Comme disait Benoît XVI, « il n’y aura pas de société juste sans hommes justes ». Certes l’accent est mis plus sur l’action concrète, et des modifications de structures sont proposées, mais ceux qui attendaient de ce pape décapant un appel au « grand soir » seront déçus : si révolution il doit y avoir, pour lui, c’est d’abord la révolution des cœurs.

 

Jean-Yves Naudet est président de l’Association des économistes catholiques.

 

 

Pour en savoir plus :
L'exhortation apostolique Evangelii Gaudium