L'horrible attentat qui a frappé le Royaume-Uni appelle d'autant plus notre solidarité que la France elle-même n'est pas exempte d'une attaque terroriste. Mais cette déplorable tragédie ne nous interdit pas de revenir sur l'événement de la veille : le choix de Londres, contre Paris, comme ville des Jeux Olympiques de 1992.

On l'a expliqué de multiples manières : les Français n'auraient pas versé autant de bakchichs que les Anglais, ce qui est vraisemblable ; ils auraient été trop arrogants, il se seraient trop assis sur la qualité de leur dossier, voire ils auraient été sanctionnés pour avoir voté non au référendum européen. On a surtout vu là la préférence pour une Angleterre dynamique par rapport à une France en crise, pour un Tony Blair en pleine forme par rapport à un Jacques Chirac en fin de course.

Et si le meilleur propagandiste de la candidature anglaise avait été l'establishment français ?

Depuis le 29 mai, on voit dans la presse française, le premier Britannique couvert d'éloges, surtout par la droite. Quatre jours avant le vote de Singapour, M. Ernest-Antoine Seillière, président sortant du Medef, déplore haut et fort que les hommes politiques français ne sont pas assez courageux pour faire des réformes, ce en quoi il n'a pas tort, mais il fait en même temps l'éloge de Tony Blair qui lui, serait un vrai leader et qu'il se réjouit de rencontrer bientôt. De nombreux éditoriaux sont à l'avenant : tout est bien outre-Manche, tout est mal chez nous. Gageons que les lobbysts britanniques qui sont gens organisés n'auront pas manqué l'occasion de photocopier et traduire ces éloges de l'Angleterre et ces critiques de leur propre pays par des Français, et de les mettre au bon moment sous les yeux des membres du Comité olympique.

Une fois de plus les élites françaises cèdent au mirage de l'étranger pour mieux suer leur dédain de la France et des Français. Le vrai mal français, il est d'abord là. Par derrière, que de méprises !

L'ombre de Thatcher

Tony Blair réformateur courageux ? Il a surtout eu le mérite de ne pas remettre en cause pour l'essentiel les réformes, draconiennes elles, de Margaret Thatcher, ce qui n'est déjà pas si mal. Le chômage est tombé très bas en Angleterre – surtout à Londres –. Que ce pays soir resté en dehors de l'euro, tandis que les autres subissaient ses contraintes, n'y est pas étranger. Que les demandeurs d'emploi soient impitoyablement rayés des listes aussi.

Le hasard a fait que le Royaume-Uni préside l'Union européenne pendant le second semestre de cette année, immédiatement après le référendum français sur la Constitution européenne. Tony Blair, avec son sens inné de la communication, en profite pour multiplier déclarations et initiatives bruyantes, pour faire la leçon à ses partenaires.

À tel point que l'on imagine volontiers, au moins chez nous, que dans l'état de désarroi européen qui a suivi le référendum français, le Premier ministre britannique est le grand vainqueur et le président français le grand vaincu. Absurde illusion. Tony Blair a beau fanfaronner, sa situation n'est guère plus brillante que celle de Jacques Chirac.

Il vient certes d'être réélu mais dans quelles conditions ! 35,2 % des électeurs britanniques seulement ont voté pour lui, 64,8 % contre lui. Seule la division de l'opposition entre conservateurs et libéraux-démocrates lui a permis de survivre à un violent rejet de l'opinion britannique (Jacques Chirac fut réélu en 2002 dans des conditions aussi artificielles). La droite britannique n'est pas aussi indulgente pour lui que la française : jouant sur le ressentiment vis-à-vis de l'élite, tout en ne touchant pas au capitalisme, il est tenu là-bas pour un révolutionnaire, bradant les unes après les autres les plus vénérables traditions britanniques, non seulement la folklorique mais très symbolique chasse à courre au renard, désormais interdite, mais aussi la chambre des Lords, vidée de sa substance, une opération en quoi beaucoup d'Anglais voient, qu'ils s'en réjouissent ou qu'ils le déplorent, le présage de la liquidation à terme de ces autres piliers de la tradition que sont l'Église établie et de la monarchie. Une partie de la gauche ne lui pardonne pas, quant à elle, les mensonges qui lui ont permis d'engager le Royaume-Uni dans la guerre d'Irak. Sait-on que 65 % des Britanniques se disent hostiles aux États-Unis et supportent mal l'appui que leur Premier ministre apporte sans conditions au président américain ? Les récents attentats ne vont pas arranger sa situation et entraîneront peut-être l'élimination de Tony Blair – comme Margaret Thatcher fut éliminée après avoir été brillamment réélue.

Europe, modèle unique

Par rapport à l'Europe, la position du Premier ministre britannique est-elle si différente de celle du Président français ? Tout comme ce dernier, il a paraphé le projet de Constitution européenne. Plus encore que Jacques Chirac, il se trouve sur ce sujet en porte-à-faux avec son opinion intérieure et, n'était le rejet français qui lui permet d'ajourner sine die le référendum britannique, ce dernier eut été pour lui un désastre politique.

Il paraît enfin qu'avec le non français, nous nous acheminons vers une Europe à l'anglaise, que les 55 % de Français qui ont rejeté le traité n'auraient fait que jouer le jeu de la perfide Albion. Mais de quel modèle parle-t-on ? Si modèle britannique il y a, il combinerait, peut-on penser, le libre-échange extérieur et le maintien des souverainetés nationales. Le modèle français serait à l'inverse : préférence communautaire et supranationalité. En quoi donc le projet de Constitution qui projetait la libéralisation des échanges intérieurs et extérieurs, préservait-il à terme la préférence communautaire, même en matière agricole ? T. Blair veut en outre ouvrir l'Europe à la Turquie tout autant que J. Chirac. Quant à la supranationalité, du temps du général de Gaulle, c'était la France qui lui était hostile. Que, depuis lors, les élites politiques françaises aient pris fait et cause pour elle n'en faisait pas pour autant un modèle français : la dernière consultation a clairement montré que la majorité du peuple français ne les suivait pas sur ce terrain. Si la Constitution contenait un renforcement de la politique étrangère et de sécurité commune, rien ne dit que, dans ce cadre, une majorité se serait jamais dégagée en faveur d'une Europe puissance à laquelle seule la France est vraiment attachée. La victoire supposée d'un modèle britannique sur un modèle français est largement de l'ordre du mythe.

Même avant les tragiques attentats qui ont mis à jour sa vulnérabilité, il n'y avait pas pour Tony Blair de quoi pavoiser, ni comme on dit vulgairement, la ramener. Moins que quiconque il se trouve fondé, pendant les six mois de la présidence britannique, à donner des leçons à l'Europe.

*Roland Hureaux est essayiste.

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