La déclaration Schuman du 9 mai 1950 marque un véritable point de retournement dans l'histoire de l'Europe : à une logique d'affrontement entre puissances rivales, on substitue une logique de coopération communautaire. La paix n'est plus la résultante, aléatoire, d'un équilibre des forces en présence, mais le fruit de la recherche patiente et continue d'une justice entre les nations appelée à s'étendre à des domaines constamment élargis.

La mise en commun du charbon et de l'acier, fondement d'une communauté économique, introduit le ferment d'une communauté plus large et plus profonde entre des pays longtemps opposés par des divisions sanglantes .

Soixante ans après, le bilan est impressionnant : l'Europe est un continent pacifié, relativement prospère, même si les difficultés économique et sociales ne manquent pas, et un continent réunifié, en dépit de l'instabilité qui subsiste à sa périphérie, notamment dans les Balkans et en Ukraine.
Pourtant, l'esprit de la déclaration Schuman a déserté l'Union européenne. Jamais l'indifférence, le scepticisme, voire même l'hostilité des peuples envers cette dernière ne semblent avoir été aussi répandus. Une commémoration ne devrait-elle pas d'abord être l'occasion de se demander courageusement pourquoi ?
À cet égard, quatre dérives mériteraient plus d'attention.
1/ L'illusion du dépassement de la nation
Force est de constater que la construction européenne a sécrété une idéologie fédéraliste hostile à la nation. Les institutions européennes ont suscité une eurocratie dont le projet plus ou moins furtif a consisté à réduire progressivement la part de la nation, jugée néfaste, au profit d'une union supranationale à vocation fédérale. Ce projet a fini par se heurter à la résistance des peuples et à la raison des nations , seules sociétés politiques de l'espace européen. Le non du peuple français au projet de constitution européenne fait ainsi écho au non à la communauté européenne de défense cinquante ans plus tôt. À ce titre, De Gaulle a eu raison sur Monnet.
L'Europe dispose d'institutions, mais elle n'a réussi qu'à mettre en place une gouvernance animée par des leaders sans charisme et inaptes à incarner un projet politique commun.
Quant aux gouvernements nationaux, ils sont pris dans une contradiction non résolue jusqu'à présent entre le discours (il faut renforcer l'Europe) et la réalité (préserver leur marge de manœuvre, notamment dans la conduite de la diplomatie européenne).
2/ L'admission d'États hostiles ou étrangers au projet communautaire
Pratiquement dès l'origine, le projet communautaire a été compromis par l'adhésion du Royaume-Uni, qui est un pays atlantique plus qu'un pays européen. Ce dernier n'a cessé de manifester son hostilité envers ce projet et son souci de réduire l'Europe à un espace de libre échange tout en réaffirmant le primat absolu de la nation. Et toutes les avancées de l'Union européenne se sont peu ou prou faites contre sa volonté. De ce point de vue, les Britanniques sont les nationalistes les plus déterminés du continent et les seuls auxquels il n'est jamais fait reproche de l'être.
La même erreur est en train de se reproduire avec le projet d'adhésion de la Turquie qui ne peut pas être regardée comme un pays européen, critère pourtant déterminant de l'adhésion. Ce projet est lié au rejet de la civilisation chrétienne comme fondement du projet européen (voir point 4).
3/ La dérive économiste du projet européen
L'expérience a montré qu'on ne pouvait pas plus forger un patriotisme européen à partir de libertés économiques, qui ne concernent qu'une minorité de citoyens et surtout les grands intérêts économiques et financiers, qu'à partir d'une monnaie unique ou d'une constitution européenne. L'Europe demeure en fait un marché commun et ne forme pas un espace économique et social unifié où les peuples du continent feraient l'expérience d'une communauté de destin. Plus grave : l'hyper-libéralisme bruxellois est rejeté aujourd'hui par une majorité d'Européens qui refusent de voir l'Europe devenir un moulin ouvert à tous les vents de la mondialisation.
4/ La subversion libertaire de l'ordre libéral européen
Enfin, l'Europe dérive aujourd'hui fort loin du projet libéral à fondement chrétien de ses pères fondateurs. Les institutions européennes (Commission, Parlement européen, mais aussi Cour européenne des droits de l'homme) se font les propagatrices d'une idéologie libertaire reposant sur le relativisme éthique le plus large et aux finalités plus ou moins explicitement anti-chrétiennes. La subversion libertaire des droits de l'homme, sous couvert de non-discrimination, est au cœur de cette stratégie promue aussi bien à droite (libéralisme libertaire) qu'à gauche (libertarisme post-marxiste) et amplifiée en raison de la primauté du droit communautaire. Comme l'a dit le pape Benoît XVI, l'Europe a apostasié ses valeurs.
Les Églises chrétiennes commémoreront la déclaration Schuman et nul ne saurait leur en faire le reproche : il est bon de rappeler le sens originel de cette initiative capitale, toujours d'actualité. Mais une adhésion sincère des chrétiens à la commémoration du 60e anniversaire de la déclaration Schuman ne peut se concevoir si cette quadruple dérive du projet européen est occultée. Rétablir la confiance dans le projet européen, aujourd'hui gravement compromise, nécessite qu'on y remédie. Si les Églises ne le demandent pas, qui donc le fera à leur place ? Et passer sous silence ces dérives, notamment la dernière, ne revient-il pas à s'en faire complice ?
* Philippe Pouzoulet est ancien référendaire à la CJCE.

 

Sur ce sujet :

Robert Schuman, parlons-en, un débat télévisé de KTO le 6 mai 2010 : François de Lacoste Lareymondie, vice-président de l'Ass. pour la Fondation de Service politique débat avec le père Ardura, postulateur de la cause de Robert Schuman, le père Burgun, président de "Le neuf en Europe", Benoît Hamon (PS), Robert Rochefort (MoDem).

 

Photo : Touteleurope.fr

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