Dans la perspective du congrès de Lyon de l'Association pour la Fondation de Service politique (30-31 octobre), Philippe Pouzoulet s'interroge sur les exigences de la responsabilité politique du chrétien aujourd'hui. Son approche tonique et volontiers provocatrice, n'engage que lui-même. Elle ne plaira  peut-être pas à ceux qui cherchent à transformer le monde politique de l'intérieur...

La cohérence morale passe-t-elle seulement par le refus de la coopération et du compromis ? La tradition biblique de la responsabilité politique n'engage-t-elle pas au contraire à faire progresser le bien dans toutes les circonstances ? Comment concilier prophétisme et service concret de l'homme dans la Cité ? Liberté politique ouvre le débat, un débat qui sera au cœur du congrès de Lyon, où se retrouveront des chrétiens unis sur l'essentiel, déterminés à agir ensemble au-delà de leurs légitimes différences tactiques. LP

 

LE CONGRES DE LYON Appelés à la liberté me donne l'occasion de soumettre aux lecteurs de Liberté politique et aux futurs participants du colloque quelques réflexions de citoyen et de catholique sur le sujet qui va occuper ce rassemblement. Je prends le risque de ne recueillir qu'un silence poli...
Trois tentations, trois écueils
I- Il est plus facile de déterminer ce à quoi les catholiques, en tant que tels [1], ne peuvent prétendre en politique, que de définir ce qu'ils doivent y faire pour accomplir leur office de sel de la terre. Commençons donc par le plus évident, me semble-t-il.

1/ À l'une des extrémités du spectre, excluons déjà le rêve de l' État chrétien auquel s'accrochent encore certains fidèles, surtout présents dans les franges les plus traditionnelles de la communauté catholique. Pourtant peut-on imaginer un retour à l'augustinisme politique alors que l'Église elle-même, Dieu merci, ne prétend plus dicter sa loi aux hommes politiques ?
2/ À l'autre extrémité, le refus pur et simple d'investir le champ politique est tout aussi irréaliste : nous ne sommes pas encore dans le Royaume et la sainteté ne peut pas tenir lieu de programme politique... Dans la relation inter-personnelle, la charité est sans nul doute le meilleur moyen de convertir les cœurs ; sur un tout autre plan, celui de l'action politique, elle peut difficilement suffire et dispenser le citoyen, même catholique, du combat politique. J'insiste sur ce mot qui peut paraître choquant : la résistance est d'abord affaire de combat spirituel, mais elle est aussi un combat tout court en politique. C'est ce que je médite régulièrement en passant à Bordeaux devant le QG de l'état-major où le général De Gaulle a résolu le 17 juin 1940 de continuer le combat en Angleterre. Avoir le cœur tendre et l'esprit ferme... Est-on condamné par charité à avoir l'esprit mou ?
3/ Troisième écueil à éviter : le parti catholique. On y revient périodiquement, comme dernièrement avec le parti chrétien-démocrate . Mais les catholiques – et les chrétiens en général – ne risquent-ils pas de faire fausse route ? Peut-il y avoir une bonne politique chrétienne du logement, de la fiscalité, de la défense, de l'Éducation nationale ou encore de bonne diplomatie chrétienne ?
L'Évangile ne nous dicte aucun choix en la matière. Il me semble que les options qu'il nous commande d'adopter se situent toujours à un niveau pré-politique, à celui de l'éthique des choix politiques [3]. Et les catholiques ont leur place à gauche et au centre comme à droite. Il fut un temps où on ne se concevait que catholique de gauche. On aurait tendance à penser aujourd'hui qu'un bon catholique est nécessairement de droite. C'est que nous ne situons probablement pas la question au bon niveau de réflexion en nous en tenant à la sociologie du vote catholique.
La plupart du temps, d'ailleurs, le parti catholique finit par discréditer les valeurs dont il prétend se réclamer, car il ne peut pas faire mieux que les autres. La politique du meilleur possible finit tôt ou tard par le compromis le moins reluisant possible... La déconfiture du MRP ou encore celle de la Démocratie chrétienne italienne devrait nous prévenir de la situation précaire du parti chrétien-démocrate déjà contraint au compromis électoral avec l'UMP pour entrer dans l'hémicycle...
II- Pour le dire nettement encore, l'action politique des catholiques, affichée comme telle, m'inspire la plus vive méfiance. Le terme même d' action catholique est devenu un repoussoir pour bon nombre de catholiques nés à l'Église après le concile Vatican II. Avec Jean-Luc Marion, je me méfie tout autant du laïc catho militant, car le militantisme (avec le sectarisme qui n'est jamais loin) finit toujours par l'emporter sur l'éminente dignité du baptisé.
À vrai dire, le mieux que les catholiques aient à faire, ensemble et avec les autres chrétiens, ne serait-il pas de se concentrer sur l'action PRE-politique, je veux dire, sur la reconstruction des fondements de la société politique, dans une approche résolument pré-partisane ou supra-partisane qui puisse rassembler aussi bien des cathos de droite, que des cathos de gauche et du centre. Toute approche militante serait, par construction, promise à les diviser alors qu'il importe avant tout qu'ils unissent leurs énergies moins d'ailleurs pour convaincre que pour toucher un monde en éclipse de Dieu, en éclipse de la Loi, en éclipse de la Croix : Ut unum sint... . Un formidable exemple de ce travail de retournement (pour ne pas dire de conversion) vient de nous être donné par le pape Benoît XVI au Royaume-Uni. Avec quelle humilité et quelle sainteté il est vrai ! Notre programme, nous l'avons : c'est le discours de Westminster, et donc la sainteté pour le rendre crédible... Sinon, gare aux effets de cymbales !
Une conscience aiguisée de la situation
I- Cela présupposerait que les catholiques aient avant tout une conscience plus aiguisée de la situation politique française. Ils n'y sont pas plus aidés que le reste de leurs concitoyens qui ne peuvent compter ni sur les institutions intellectuelles du pays (l'université notamment), ni sur les médias, les unes et les autres si peu pluralistes, ni non plus sur l'Église de France, trop faible et trop divisée pour exprimer une parole puissante (voir la Lettre aux catholiques de France : Proposer la foi dans la société actuelle (1996) qui, pourquoi ne pas le souligner, fait l'impasse sur la question...).
Il faut bien reconnaître que la France n'est que très approximativement une démocratie libérale. Par bien des aspects, elle tient plus de la démocratie populaire : une si douce démocratie populaire, j'en conviens... Je veux dire par là que le système politique français est fondé sur une idéologie qui ne peut jamais être discutée. Celle-ci est d'autant plus redoutable que le vieux fonds de valeurs chrétiennes sur lequel la République a tiré ses assignats, sans jamais s'en réclamer explicitement, est arrivé à extinction. Le socle républicain sur lequel bon nombre de catholiques pensent encore pouvoir converger avec leurs concitoyens non croyants a purement et simplement disparu. Le catholique romain que je suis en souffre, le républicain français que je ne cesserai d'être ne s'en console pas.
Au moins, avec Nicolas Sarkozy, les choses sont claires : la politique n'est plus qu'un management ; et la gauche a du mal à convaincre qu'elle a autre chose à proposer qu'un changement de manager. Il serait temps d'en tirer les conséquences de cette latérisation politique.
De cette idéologie républicaine, souvent réduite à une jactance (Pierre Manent), il ne nous reste qu'un laïcisme intransigeant, niant la place des religions dans la sphère publique, sur lequel se greffe à présent un libertarisme [4] tout aussi dogmatique et intolérant. En d'autres termes, la référence au fondement chrétien de notre civilisation n'est pas seulement proscrite des textes européens, comme s'en sont émus de nombreux catholiques qui ont largement contribué à faire échec au projet de constitution européenne en 2005 : cette référence est aussi éradiquée de notre société politique, mais tout se passe comme si les catholiques normalisés avaient fini par s'y résigner, ainsi que le fait observer Marcel Gauchet. L'incapacité dans laquelle nous nous trouvons d'appréhender le fait de l'islam dans notre société, et la peur qu'il suscite, n'a pas d'autre explication que cet effacement du christianisme [5] qui fait de nous des dhimmis de la société libertaire, de moins en moins tolérés d'ailleurs....
Bref, le principal problème de la France n'est pas l'endettement de son État, mais bien son refus de se reconnaître débitrice du christianisme qui donne sens à son génie politique et sans lequel la liberté, l'égalité et la fraternité risquent de devenir des formules creuses. Si donc en Russie la verticale du pouvoir entrave le sain développement de la démocratie, chez nous c'est bien une horizontale du pouvoir qui poursuit son travail de sape, faite du déni de toute transcendance. Les mass media, seul pouvoir sans contrepouvoir, en sont le principal vecteur.
La première tâche des catholiques serait donc de s'inscrire en dissidence par rapport à cette véritable subversion de la démocratie libérale qui n'a pas fini de s'étendre et pourrait encore progresser après 2012, et qui va finir par étouffer l'âme de notre nation et l'âme de l'Europe tout entière si nous n'y prenons garde.
En effet, pas plus que la société dite communiste n'était réformable de l'intérieur, la démocratie libertaire n'est amendable en soi. Il faut en sortir. Nous sommes loin, très loin, d'en prendre le chemin. De même que de trop nombreux catholiques de gauche furent les compagnons de route du marxisme, aujourd'hui nombre de catholiques se contentent de voter pour des partis libéralo-libertaires comme l'UMP ou ouvertement libertaires comme le PS ou les Verts. Ils jouent les discrètes et dociles minorités d'appoint. On a bien vu que le ralliement des catholiques pro-Christine Boutin à Nicolas Sarkozy en 2007, malgré leur sincérité et leur bonne volonté, n'a entraîné aucune inflexion – ne parlons même pas de rupture... – par rapport à la désastreuse époque Chirac en ce qui concerne les fondements éthiques de la démocratie.
Travailler à une refondation pré-politique
II- C'est seulement à cette condition préalable qu'un travail de refondation pré-politique, ayant pour cibles principales le couple, la famille, la vie [6], la relation de l'homme au travail et à l'environnement, le rapport du citoyen à la société politique nationale et européenne, à la mondialisation, pourrait être fécond. Tant que ce décryptage n'aura pas été fait, les catholiques continueront de ne s'adresser qu'à eux-mêmes (ou du moins à cette partie des catholiques déjà convaincus de la gravité de la crise de civilisation) comme on le voit par exemple dans les excellentes réunions que l'Alliance pour les droits de la vie a organisées cette année par toute la France mais où l'on retrouve à peu près toujours les mêmes personnes...
Je ne suis pas du tout sûr que les catholiques, à la base comme dans les hiérarchies ecclésiale et intellectuelle, soient prêts à s'ériger en une telle force de contestation culturelle. On voit bien quelques intellectuels plus libres de ton, mais ils attendent généralement l'âge de la retraite, quand les risques pour la carrière administrative ou universitaire sont largement conjurés... Et la voix de quelques évêques courageux ne suffit pas à faire oublier les divisions du collège épiscopal qui sont elles-mêmes la reproduction des failles idéologiques traversant le presbyterium et la communauté catholique tout entière [7]. Peu importe. Ce petit reste , cette grâce me suffisent et ils valent la peine d'être accueillie et soutenu jusqu'au bout.

Voilà ce dont j'aimerais qu'on parle à Lyon en octobre prochain, en prenant pour base un texte qui n'a pas été mis à l'étude en France : la Note doctrinale du cardinal Ratzinger sur le comportement et l'engagement des catholiques en politique (cf. Liberté politique n. 22, avril 2003). Le document prend la poussière depuis huit ans alors qu'il est d'une étonnante actualité. Mais c'est peut-être qu'aujourd'hui comme hier, parler de l'Évangile en politique est dangereux...

*Philippe Pouzoulet est ancien élève de l'ENA.

 

 

 

 

 

Pour en savoir plus :
Le congrès de Lyon "Appelés à la liberté", renseignements et programme
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[I] Nous n'abuserons pas dans cet article de la distinction entre l'action politique en catholique et l'action politique en tant que catholique chère à Jacques Maritain et qui a fait les beaux jours du MRP. Compte-tenu de la quasi-disparition du catholicisme en France comme facteur politique, elle a perdu beaucoup de son sens. Et surtout, elle a été définitivement discréditée par ces catholiques qui, au nom de leur soi-disant éthique de responsabilité , ont trahi leurs convictions les plus fondamentales en continuant d'affirmer leur bonne conscience. Voir Jean-François Mattéi, promoteur de la loi ayant autorisé la recherche sur l'embryon, qui en fournit un exemple particulièrement emblématique. Ce dernier serait purement et simplement excommunié si nos évêques procédaient comme aux États-Unis...
[3] C'est bien le sens de l'intervention de l'épiscopat en faveur des Roms fin août 2010. Il faut toutefois regretter que le traitement de l'émigré soit à peu près la seule question importante sur laquelle nos évêques soient suffisamment d'accord entre eux pour prendre position d'une seule voix et interpeller le pouvoir.
[4] J'entends par ce terme une conception de la liberté fondée sur le choix souverain de l'individu et le relativisme éthique le plus absolu. Dans la démocratie libertaire, la délibération politique se résume à un arbitrage entre des intérêts antagonistes, selon les rapports de force du moment, et sans plus aucune référence à un bien commun fondé sur des principes intangibles, le principal d'entre eux étant le respect de la vie dès la conception de l'être humain. D'où le fait que la législation IVG, en tant qu'elle est désormais le support d'un droit d'IVG qui ne peut être contesté sans courir au discrédit, soit le principal dogme verrouillant la démocratie libertaire, comme le fut le dogme du monopole du parti communiste dans la démocratie populaire marxiste léniniste.
[5] Par exemple, l'interdiction du voile dans l'espace public, avant de reposer sur un fondement sécuritaire, a une justification culturelle : l'espace public est le lieu de la rencontre inter-personnelle, qui ne peut avoir lieu que par la découverte du visage de l'autre. Impossible de comprendre le concept même de personne sans faire appel au christianisme...ou au judéo-christianisme (cf. E. Lévinas).
[6] Un membre d'une commission de haut niveau ayant récemment travaillé sur la révision des lois de bioéthique faisait récemment cette confidence à l'un de mes proches : en ce qui concerne la licéité de la recherche sur l'embryon, les plus jeunes des juristes de la commission ne se posent même pas la question tant la réponse leur semble aller de soi ! C'est dire la dégradation du sens commun sur la protection de la dignité de l'être humain au stade précoce de son développement... Au niveau européen, voir aussi l'inquiétante dégradation des fondements éthiques de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
[7] À titre d'exemple, je citerai le blog de ce curé de Bordeaux qui, pour protester contre l'organisation d'une marche pour la vie, jugée idéologique , se proclame favorable à la loi sur l'IVG : une profession de foi qui a au moins trente ans de retard sur la situation politique...

 

 

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