Vendredi 24 juillet 2020 se tenait en les murs de la basilique Sainte-Sophie, consacrée par le patriarche de Constantinople en l’an 562, la première prière musulmane organisée depuis la décision du président Erdogan de la transformer en mosquée, revenant par là sur la décision du réformateur Mustapha Kemal d’en faire un musée « offert à l’humanité » en 1934. Devant plusieurs milliers de musulmans, dans une cérémonie retransmise en directe, le président de la République de Turquie, Erdogan, coiffé d’une calotte, a lu la première sourate du Coran, avant de laisser retentir l’appel à la prière des quatre minarets.

A sa suite, l’ouléma Ali Erbas, chef de la direction des Affaires religieuses de Turquie, a pris la parole et s’est félicité de la nouvelle situation : « Une longue séparation prend fin », a-t-il déclaré. Pas de laïcité qui tienne, pas de « séparation » entre l’Etat et la religion : au contraire, on se félicite que cette « séparation » prenne symboliquement fin.  Pendant son prêche, Ali Erbas tenait un sabre, un cimeterre à la main, pour mieux rappeler la conquête de Constantinople par les Ottomans en 1453. En termes de geste pacifiste, on peut mieux faire. Erdogan sait très bien ce qu’il fait en se fondant dans une telle mise en scène ; ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il a choisi comme date pour la première prière le 97e anniversaire du Traité de Lausanne, qui a fixé les frontières de la Turquie moderne à la suite de la Première Guerre mondiale et de l’échec du Traité de Sèvres de 1920. Le Traité de Lausanne est une blessure toujours vivante chez de très nombreux Turcs, qui rêvent de retrouver les  frontières de l’ancien empire ottoman. Le spirituel et le temporel sont donc plus que jamais inextricablement liés pour les Turcs aujourd’hui – comme chez tous les musulmans, pour lesquels la « séparation » entre les deux sphères n’existe pas.

Le message est on ne peut plus clair, mais il y aura toujours des brebis innocentes pour penser que l’on exagère. La « reconquête » de Sainte-Sophie comme lieu de culte islamique est vue comme inséparable de la restauration de la grandeur ottomane, tout cela aux portes de l’Europe, avec la réprobation molle d’une Union européenne trop soucieuse de se débarrasser de ses encombrantes racines chrétiennes. « La Turquie est un pays important pour l'Union européenne, avec lequel nous aimerions renforcer nos relations. Mais cela doit se faire dans le respect des valeurs européennes », a résumé Josep Borrell, le Haut représentant aux Affaires étrangères. Bel exemple de langue de bois : il n'y aura pas de sanctions, car l'Europe « privilégie le dialogue ». Dommage, car la transformation de Sainte-Sophie en mosquée est une décision qui «  sape nos efforts de dialogue », toujours selon Josep Borrell. Un tel aveuglement est proprement sidérant.

Deux jours plus tard, dimanche 26 juillet, la France commémorait le quatrième anniversaire l’assassinat du Père Jacques Hamel, égorgé sauvagement par deux islamistes dans son église paroissiale de Saint-Etienne-du-Rouvray, en Normandie. Gérald Darmanin, le nouveau ministre de l’Intérieur, s’est rendu sur place pour rendre hommage à l’homme d’Eglise. Dans son discours, il a tenu à rappeler que « mettre à mort un prêtre, c'est tenter d'assassiner une partie de l'âme nationale ». Il esquisse une partie du chemin, en rappelant que « l’âme nationale » française n’est rien sans la foi. Mais il refuse d’assumer un discours clair quand il ajoute que le père Hamel est mort « sous les coups de la barbarie la plus infâme et la plus aveugle ». On ne saura naturellement pas de quelle barbarie il s’agit… Même écho chez le Premier ministre, Jean Castex, qui fustige de son côté « la barbarie terroriste et l'obscurantisme ». Peut-on appeler un chat, un chat ? Peut-on prononcer clairement et distinctement les mots : barbarie islamiste, obscurantisme islamiste ? Le père Hamel n’est pas mort « sous les coups de la barbarie » : il est mort égorgé par deux djihadistes, par des islamistes dont la foi se nourrit de violence. Quel diagnostic efficace peut-on espérer, si le mal n’est jamais nommé ?

A Istambul, les musulmans brandissent le sabre. Mais en France, nos dirigeants refusent de voir la lame qui brille.

Constance Prazel