Précepteur de Néron, Sénèque fut bien placé pour savoir que les bons conseils n'ont pas de bons suiveurs. Pourtant, à vingt siècles de là, et dans les temps postmodernes, désabusés et désertiques où nous vivons, nous ne pouvons que nous émerveiller de la justesse de ses analyses, de ses observations, parfois de ses conseils, comme si Sénèque, à l'instar d'un Montesquieu, d'un la Boétie ou d'un Maurice Joly, faisait partie de ces penseurs qui cogitent dans ce que Debord appelait le présent éternel. En lisant Sénèque, on croirait lire le journal d'un grand écrivain contemporain.

Je lui laisse la parole dans la traduction de l'étonnante collection folio 2E ; tous les textes sont des extraits du fameux traité De tranquillitate Animi (des quoi ? comme dirait l'autre) :

Sur les temps obsédés par l'argent et par l'insatisfaction :

Les riches sont plus malheureux que les mendiants; car les mendiants ont peu de besoins, tandis que les riches en ont beaucoup.

Sur l'obsession des comiques et de la dérision, si sensible depuis les années Coluche et Mitterrand :

Certains maîtres achètent de jeunes esclaves effrontés et aiguisent leur impudence, afin de leur faire proférer bien à propos des paroles injurieuses que nous n'appelons pas insultes, mais bons mots.

Sur la dépression, ce fameux mal de vivre mis à la mode par les romantiques, Sénèque écrit ces lignes lumineuses :

De là cet ennui, ce mécontentement de soi, ce va-et-vient d'une âme qui ne se fixe nulle part, cette résignation triste et maussade à l'inaction..., cette oisiveté mécontente.

Avec cette cerise sur le gâteau, qui s'applique si bien à la mentalité française : On désire voir tout le monde échouer parce que l'on n'a pas pu réussir (omnes destrui cupiunt, quia se non potuere prouehere, dit sublimement le texte latin).

Je me souviens de cette ligne de Flaubert qui parle de Frédéric Moreau qui sort se promener dans les boulevards et les magasins pour se débarrasser de lui-même . Sénèque écrit :

Toute occasion de sortir de soi, de s'échapper à soi-même lui est agréable, surtout aux esprits les plus médiocres qui adorent se laisser dévorer par leurs occupations. Son contemporain, le poète Lucrèce, écrit : Ainsi chacun ne cesse de se fuir lui-même (Hoc se quisque modo semper fugit).

Sur le tourisme de masse et les croisières, Sénèque remarque :

On entreprend des voyages sans but ; on parcourt les rivages ; un jour sur mer, le lendemain, partout on manifeste la même instabilité, le même dégoût du présent.

Extraordinaire aussi, cette allusion au délire immobilier qui a détruit le monde et son épargne :

Nous entreprendrons alors de construire des maisons, d'en démolir d'autres, de reculer les rives de la mer, d'amener l'eau malgré les difficultés du terrain...

Affreuse curiosité
Une société comme la nôtre ou celle de Sénèque (je pense heureusement qu'il y en eut d'autres) ne manque pas d'esquinter les gens, de les réduire à l'état de légumes. On se souvient de la phrase de Soljenitsyne sur ses contemporains occidentaux qui ne savent pas s'ils sont vivants . Sénèque le sait déjà, à son époque de pain et de jeux, de cirque et de sang :

Curius Dentatus disait qu'il aimerait mieux être mort que vivre mort (Curius Dentatus aiebat malle esse se mortuum quam uiuere).

L'obsession du "people", amplifiée par l'apparition de l'Internet, dont tous les portails ne se préoccupent QUE DE CELA, est aussi décrite par le penseur stoïcien :

De la curiosité provient un vice affreux : celui d'écouter tout ce qui se raconte, de s'enquérir indiscrètement des petites nouvelles, tant intimes que publiques (auscultatio et publicorum secretorumque inquisitio), et d'être toujours plein d'histoires.

Je terminerais sur l'insupportable obsession humanitaire très abstraite de nos temps médiatiques et misérables, dont Chesterton disait qu'ils étaient la marque d'idées chrétiennes devenues folles :

C'est une torture sans fin que de se laisser tourmenter des maux d'autrui (nam alienis malis torqueri aeterna miseria est).

Le latin, langue implacable, seule vraie langue de l'Europe analphabète et bancaire (du traité de Rome pourtant) qui meurt sous nos yeux, dit enfin sous la plume de Sénèque : Si te ad studia reuocaueris, omne uitae fastidium effugeris... que je ne traduirai pas. À chacun de se réveiller un petit peu !
Illustration : Sénèque, par Juste de Gand, 1476, Paris.
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