Nicolas Bonnal : « Kubrick est un paradoxe rétrofuturiste »

Nicolas Bonnal vient de publier aux éditions Dualpha un livre sur Stanley Kubrick. Le livre fait le point sur des éléments nouveaux issus de la cyberculture qui a élu Kubrick « plus grand cinéaste de l’histoire ». Mais pour Bonnal, Kubrick reste aussi un vieil humaniste enraciné à la viennoise. Nous lui avons demandé comment pouvait s’expliquer ce paradoxe… rétrofuturiste.

Pourquoi un livre de plus sur Kubrick ?

J’adorais Kubrick ; il est vrai que j’aurais pu écrire ce livre il y a trente ans quand le monde des cinéphiles attendait chaque film de Kubrick comme un monolithe. À l’époque, j’étais fasciné par son usage de la musique classique (Barry Lyndon) ou moderne (Shining) et bien sûr par le visuel, secondairement par le sujet. Aujourd’hui le soufflet est retombé, ce qui permet d’être parfois dur (Kubrick se répète, il a beaucoup emprunté – Aldrich, Walsh, Hitchcock, Welles…) et de se situer aussi par rapport à des sujets nouveaux comme la conspiration ou les Illuminati.

La conspiration ?

Par exemple sur 2001, l’Odyssée de l’espace. La conquête spatiale apparaît maintenant comme une farce issue de la Guerre froide. J’ai montré aussi que Kubrick était très inspiré par les documentaires soviétiques de Klushantsev sur la question. Cela dit, après les scandales de Folamour, 2001 raconte avant tout l’histoire d’une conspiration du silence entretenue par la NASA autour du monolithe tombé sur la lune.

Et qui est Hal 9000 ?

Un être hermaphrodite. Car 2001 explique aussi comment les ordinateurs vont nous désexualiser. Sur la conspiration, Eyes Wide Shut a passionné aussi les chercheurs car il retrace, sur fond viennois (un vieux et passionnant sujet de Schnitzler) l’attitude indécente et criminelle de notre élite mondialisée — qui n’a pas changé depuis les romains ; et l’inertie, l’anesthésie spirituelle de ceux qui en sont les victimes. Kubrick depuis les Sentiers de la Gloire ou Spartacus a toujours dénoncé le rôle des élites et notre programmation militaire ou autre. Les femmes aussi sont formatées pour le plaisir macho dans son univers noir.

Vous soulignez aussi le rôle des films à message.

Oui, Orange mécanique est une parabole sur le Mind Control (contrôle mental), la saturation psychique née des médias et la médiocrité du temps post-historique façon Kojève. Kubrick montre le lien politique entre élites néo-totalitaires et forces du désordre (l’alliance d’Alex avec son ministre tory, descendant des canailles à perruque de Barry Lyndon).

Shining retrace ouvertement la déchéance de l’homme blanc fatigué en Amérique : alcool, génocide indien, racisme, sexisme, paranoïa ordinaire, volonté de tuer l’enfant nietzschéen qui sommeille en nous tous — et qui s’éteint dans Eyes Wide Shut. Sans oublier le labyrinthe qui nous rapproche des préoccupations presque rituelles de Kubrick.

Pourquoi parler autant de sa vie ordinaire ?

Oui, on parle toujours chez Kubrick d’une famille, de ses problèmes, de ses endroits intimes même, surtout la cuisine et la salle de bains. J’y consacre deux chapitres : tout tourne autour de la salle de bains, de Spartacus à Eyes Wide Shut en passant par Lolita (ce film polysémique virtuose) ou Shining. La salle de bains est liée à la saleté, à la purification, aux miroirs, aux reflets.

On sait que Kubrick était passionné par Freud qui évoque beaucoup la propreté dans son œuvre. Comme penseur éclairant les visions du maître, j’ai rajouté Bergson, passionné par le cinéma muet, et qui lui analysait dans le Rire le fonctionnement narratif d’une pièce, d’un vaudeville ou d’un conte. Orange mécanique fonctionne comme cela : la troisième partie recycle les éléments de la première sous forme parodique. C’est du Molière façon Georges Dandin. Kubrick adore la circularité répétitive : voyez Barry Lyndon.

Vous consacrez un chapitre à la bande sonore…

Avec le brio orangé des images, c’est une clé du succès de Kubrick : le conditionnement par le son et la musique. C’est l’explication d’Orange mécanique, ce film sur l’envahissement sonore de nos vies quotidiennes, et le conditionnement qui en découle. Comme Bowie à la même époque, Kubrick comprend que les promoteurs de notre ordre nouveau audio-visuel sont les nazis. Gouverner, c’est gouverner par les sons, par la rumeur du monde et le volume perçant.

Y a-t-il un secret caché de Stanley Kubrick ?

Le problème c’est que nous sommes dans un monde vraiment nul, celui des soldats du Vietnam ou des petits bourgeois new-yorkais. Pourtant Kubrick montre d’un côté la terre comme une prison — prison, caserne, salle de bal — et de l’autre le monde comme réveil plantureux, nietzschéen même. Mais il y a ce grand hiatus entre la situation initiale et une quête initiatique hélas foireuse.

Avez-vous un film préféré ?

Le premier comme toujours, car il contient tous les autres. Le court-métrage Flying Padre filme un prêtre qui vole dans le désert du nouveau Mexique pour servir de braves tribus d’indiens perdus. C’est le sujet de 2001.

 

Couv-Kubrick-Une

Les Mystères de Stanley Kubrick
 Dualpha, 2014
 (A paraître)

 

 

 

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