Le Revenu de solidarité active (RSA) doit entrer en vigueur le 1er juin prochain : c'est à cette date que prend effet la loi du 1er décembre 2008 généralisant le revenu de solidarité active et réformant les politiques d'insertion , précisée par un décret du 15 avril 2009.
Les premiers versements interviendront à compter du 6 juillet, dans des conditions difficiles puisque les Caisses d'allocations familiales (chargées de verser cette nouvelle prestation, comme le RMI) connaissent actuellement un grand embouteillage [1].
Le RSA ne doit pas seulement remplacer le RMI : il va toucher un nombre de personnes beaucoup plus important. Le rapport sénatorial relatif au projet de loi faisait état de 3,5 millions de bénéficiaires potentiels, soit 1,1 million de titulaires du RMI, 220 000 allocataires de l'Allocation de parent isolé (API), et entre 2,2 et 2,4 millions de travailleurs pauvres . La grande innovation du RSA est en effet de venir aussi en aide aux ménages (la prestation dépend de la composition du foyer) ayant des ressources provenant du travail de leurs membres, mais insuffisantes pour leur assurer une vie décente. La dépression en cours ne va certes pas diminuer ni leur nombre ni celui des sans emploi.
Au cours de ses vingt ans d'existence, le RMI a été réformé par deux fois pour éviter que la reprise d'un travail puisse n'engendrer aucune amélioration, voire même se traduire par une perte de pouvoir d'achat. Des mesures d'intéressement ont été mises en place, dont la dernière version (datant de 2006) peut être schématisée ainsi : durant trois mois, cumul intégral du RMI et du revenu d'activité ; attribution de 1 000 € de prime de retour à l'emploi ; puis versement d'une prime de 150 € mensuels pendant neuf mois. 148 000 personnes bénéficiaient ainsi d'une mesure d'intéressement en décembre 2008. Ce nombre était en baisse : un an plus tôt il s'élevait à 186 000, mais la dégradation de la conjoncture économique au cours de l'année 2008 a entraîné une diminution des embauches.
Expérimentation peu concluante
La préparation du projet de loi RSA a commencé, comme ce devrait être plus souvent le cas, par une expérimentation sur le terrain. Assez courante dans les pays anglo-saxons, cette manière de faire est encore rare en France, si bien qu'il était méritoire d'y avoir recours. Mais il l'est nettement moins de ne guère tenir compte aujourd'hui du résultat de ces expériences. La France va en effet persévérer dans un projet coûteux [2] alors qu'il semble devoir apporter peu d'améliorations en termes de retour à l'emploi, but principal du RSA.
Des questions surgirent dès que les expérimentations eurent fourni leurs premières indications. Ainsi Messages d'octobre 2008 titrait-il Avis mitigés des expérimentateurs du RSA , sans qu'il s'agisse là d'un point de vue influencé par une hostilité vis-à-vis de la mesure, puisque le Secours catholique (dont Messages est l'organe) était favorable au projet de loi.
Et dans Les Echos, sans parler d'un point de vue intitulé Le RSA n'est pas efficace contre la pauvreté émanant de membres du PS (8/9/2008), Paul Fabra (dans une chronique du 5 septembre 2008) estimait que le RSA enferme la France dans sa politique sociale de l'emploi . Il s'agit là d'une critique de fond : en subventionnant de façon permanente les personnes qui acceptent des emplois mal payés et à temps partiel, autrement dit les travailleurs pauvres , ne contribue-t-on pas à moyen et long terme à la multiplication de tels emplois au détriment de postes de travail à plein temps et suffisamment rémunérés pour que leurs titulaires puissent en vivre correctement ?
Une réponse positive ne suffirait pas à condamner le dispositif : après tout, certains peuvent estimer que la mondialisation exerce une pression irrésistible sur les bas salaires, si bien que des transferts sociaux en provenance des salariés les plus qualifiés et des capitalistes constitueraient la seule façon d'assurer une vie décente aux travailleurs les plus directement concurrencés. Mais c'est une question qui mérite ample réflexion.
En effet, sans parler de la doctrine sociale de l'Église, le simple humanisme répugne à fournir sous forme d'aumône – ainsi appelait-on ces transferts à l'époque où l'on parlait vrai – ce qui est dû en bonne justice pour le travail effectué. Dans son Traité d'économie politique, Jean-Baptiste Say exprimait cela fort bien : Il ne s'agit pas uniquement de savoir pour quel prix on peut faire travailler un homme, mais pour quel prix on peut le faire travailler sans blesser la justice et l'humanité. [...] Il n'y a de manière durable et sûre de produire que celle qui est légitime et il n'y a de manière légitime que celle où les avantages de l'un ne sont point acquis aux dépens de l'autre. Autrement dit, on trouve aux racines mêmes du libéralisme l'idée que le marché n'est pas l'alpha et l'oméga, que le travail n'est pas assimilable à une marchandise, et qu'il faut trouver le moyen de le rémunérer à sa juste valeur, fut-elle différente de la fair value chère aux adorateurs du divin marché [3] .
Béquille sociale ?
Bien sûr, cela est plus facile à dire qu'à faire, mais il est quand même décevant de ne pas trouver une réflexion approfondie et des propositions sur ce sujet brûlant dans l'avis rendu par le Conseil d'orientation pour l'emploi, en date du 23 mai 2008, sur les conditions de la réussite du RSA pour l'emploi . Cette instance a néanmoins clairement soulevé la question : Le RSA souffre d'une certaine ambiguïté : en améliorant durablement les conditions de la reprise d'activité à temps partiel, il peut à la fois favoriser le travail à temps partiel librement choisi et légitimer la persistance du travail à temps partiel pauvre non choisi. Et de fixer un objectif que Say aurait approuvé, et avec lui tous les humanistes : que chacun puisse accéder à un salaire qui, adossé à une protection sociale correcte, lui permette de vivre de son travail.
Reste à savoir si, en l'état, le RSA ne va pas légitimer la persistance du travail à temps partiel pauvre non choisi , servir de béquille sociale à un fonctionnement du marché du travail qui ne rend pas justice à une partie importante des travailleurs.
À cette inquiétude de fond, une récente étude de la DREES [4] ajoute une interrogation forte sur l'efficacité du RSA concernant son objectif prioritaire, c'est-à-dire le retour à l'emploi. Cette étude tire les leçons de l'expérimentation menée dans un ensemble de zones réparties dans 33 départements. Dans les zones tests , il avait été mis en place une formule très voisine du RSA instauré par la loi de décembre 2008, et des zones témoins , aussi semblables que possible aux précédentes, conservaient le RMI. Les zones furent observées de la même manière, en insistant sur le retour à l'emploi, de façon à savoir si le RSA amenait une amélioration par rapport au RMI, toutes choses égales par ailleurs. Disponible sur le site de la DREES, le document ne présente aucune caractéristique permettant de mettre en doute la qualité du travail effectué.
Or le résultat est inquiétant : le RSA n'aurait qu'un impact limité en termes d'accès ou de maintien en emploi . Plus précisément, en mai 2008 (date de l'enquête), on observait ceci :
Parmi les personnes sans emploi au commencement de l'expérimentation, 19,1 % en ont trouvé un dans les zones tests, contre 17,6 % dans les zones témoins.
Parmi ces personnes, lors de l'enquête, 14,3 % avaient encore un emploi dans les zones tests, contre 14,0 % dans les zones témoins.
Parmi les personnes disposant d'un emploi lors du début de l'expérimentation, 71,7 % l'avaient toujours lors de l'enquête, dans les zones tests, contre 70,4 % dans les zones témoins.
Dans tous les cas, le pourcentage de personnes ayant renoué avec l'emploi durant les six à dix mois d'expérimentation est modeste, et les écarts sont trop faibles pour, compte tenu de la taille de l'échantillon, certifier que le RSA est plus efficace que le RMI. En revanche, une différence apparaît : le RSA est nettement plus favorable à la reprise d'un emploi s'agissant des plus diplômés (pour les personnes ayant au moins le bac : 35 % dans les zones test contre 18 % dans les zones témoins) ; et moins favorable en ce qui concerne les personnes qui ont au mieux leur certificat d'études primaires (8 % de reprise en zones tests contre 12 % en zones témoins). On observe également une moindre efficacité du RSA pour les personnes ayant charge de famille. Autrement dit, le RSA semble provoquer un effet Matthieu ( à celui qui a, on donnera ) : il accentue l'avantage naturel dont disposent, pour la recherche d'un emploi, les personnes dont la formation initiale est plutôt élevée, et/ou qui n'ont pas de problème de garde d'enfants.
Un cocorico un peu optimiste
Le cocorico poussé par le Haut commissariat aux solidarités actives dans son dossier de presse du 2 juillet 2008 apparaît donc quelque peu optimiste : sur quatre mois disponibles, le taux moyen de retour à l'emploi est régulièrement supérieur dans les zones expérimentales par rapport aux zones témoins , y est-il écrit – sans précision chiffrée. Dès lors que la conclusion était favorable au lancement du projet de loi, ses promoteurs ne s'embarrassaient guère de précautions méthodologiques [5]. En revanche, la sortie de l'étude DREES a provoqué le 15 avril 2009 une Mise au point de Martin Hirsch, haut commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté, suite à la publication d'un document de travail de la DREES intitulé Enquête sur les expérimentations du RSA .
Cette mise au point rappelle que l'enquête DREES a été effectuée il y a près d'un an, au mois de mai 2008, soit seulement quelques mois après le démarrage des expérimentations . Cela, bien entendu, rend ses résultats fragiles, comme les chercheurs de la DREES le disent eux-mêmes. Mais alors pourquoi le Haut commissariat accorde-t-il davantage sa confiance au rapport d'étape du Comité d'évaluation daté de septembre 2008, lequel ne se base certainement pas sur des données plus récentes, permettant de couvrir des périodes plus longues, puisqu'il faut cinq mois ouvrables au Comité pour établir un rapport [6] ?
Fin mai, quand le Comité d'évaluation fournira son rapport, basé sur les données administratives (qui ne sont pas nécessairement plus fiables que celles obtenues par des enquêteurs professionnels passant trois quarts d'heures avec chaque personne interviewée), il sera de toute façon trop tard pour faire machine arrière : la loi est promulguée depuis cinq mois, le train est lancé à pleine vitesse !
Pour une fois, une mesure destinée à 3,5 millions de ménages, dont beaucoup comptent parmi les moins favorisés, avait fait l'objet d'une expérimentation préalable, qui aurait pu déboucher sur une étude d'impact et de faisabilité sérieuse. Or qu'ont fait les responsables politiques du projet ? ils ont foncé sans attendre les résultats, et ils écartent d'un revers de main ceux qui, peu avant l'entrée en vigueur d'une loi trop tôt votée, semblent indiquer que la mariée n'est peut-être pas aussi belle que cela avait été claironné.
Dans ces conditions, on en est amené à se demander si les études préliminaires aux décisions politiques ne sont pas réduites au rang d'instruments de propagande gouvernementale.
Cela est particulièrement grave au moment où il est question que la loi organique prévue par la nouvelle rédaction de l'article 39 de la Constitution fasse obligation au gouvernement de fournir une étude d'impact avec tout projet de loi déposé devant l'Assemblée ou le Sénat. En la matière, les obligations formelles n'ont guère d'influence si elles ne traduisent pas une disposition d'esprit : la volonté de se donner les moyens de décider en connaissance de cause plutôt qu'à l'aveugle. Or ce qui se passe à propos du RSA montre hélas plutôt la permanence de l'esprit formaliste : on lance des études pour faire bien dans le tableau, pour jeter aux yeux du public et de la représentation nationale une poudre de simili sérieux, alors qu'on a décidé de faire en tout état de cause sa loi, son grand œuvre.
Mais aucun alchimiste n'a jamais transmuté le plomb en or. Si l'on sait aujourd'hui faire l'équivalent, c'est parce que la physique atomique s'est développée en tant que science. Pour obtenir des résultats, il serait temps que nos hommes politiques songent enfin à consulter et mobiliser des scientifiques sans les confondre avec des alchimistes.
*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'université Lyon III, vice-président de l'Association des économistes catholiques.
[1] La Croix du 17 avril 2009, qui précise : Les caisses accumulent de nombreux retards dans le traitement des dossiers. Une situation préoccupante à la veille de l'entrée en vigueur du RSA. Certaines familles n'ont pas touché depuis deux mois leurs prestations familiales. De nombreux étudiants épluchent attentivement leurs relevés de compte, étonnés de ne pas voir tomber les aides au logement. [...] ans certains départements, les centres ont été contraints de fermer pour tenter de rattraper leur retard.
[2] L'exécutif annonce 1,5 Md€ en année pleine en sus des prestations remplacées ; mais cette estimation est sujette à caution, car en France les études d'impact sont peu développées.
[3] Titre d'un ouvrage de Dany-Robert Dufour, Denoël 2007. Ce philosophe se trompe en pensant (comme, hélas, nombre de chrétiens) que la divinisation du marché est l'essence du libéralisme, mais il a bien raison de dénoncer cette espèce de religion – en fait, une ferveur intégriste et idolâtre – à laquelle se sont convertis trop de nos contemporains.
[4] Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (ministères sociaux) ; Virginie Fabre et Olivia Sautory, Enquête sur les expérimentations du RSA : Premiers résultats , Série Etudes et Recherches, n° 87, avril 2009.
[5] Notons cependant une phrase prudente : Le Comité national d'évaluation des expérimentations étudie actuellement la significativité des écarts constatés.
[6] Celui portant sur l'ensemble de l'année 2008 devrait sortir fin mai. En septembre, les chiffres postérieurs à mars n'ont pas dû pouvoir être exploités.
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