Les partenaires sociaux négocient l'adaptation des régimes complémentaires ARRCO et AGIRC à la réforme du régime général qui va entrer en vigueur le 1er juillet prochain. Par la même occasion, ils voudraient franchir une étape supplémentaire du rapprochement entre l'ARRCO (régime auquel adhèrent tous les salariés du privé) et l'AGIRC (spécifique aux cadres) auquel ils travaillent depuis une quinzaine d'années.

Or la différence la plus forte qui subsiste entre ces deux régimes est relative aux majorations de pension attribuées aux adhérents ayant élevé trois enfants ou plus. Les dispositions familiales en matière de retraites complémentaires sont donc sur la sellette.

À l'ARRCO, les pensions sont majorées de 5 % quel que soit le nombre des enfants supérieur ou égal à trois. Cette formule est imitée de celle en vigueur dans le régime général, à ceci près que le taux est seulement la moitié (5 % au lieu de 10 %). À l'AGIRC, en revanche, il est tenu compte du nombre des enfants : 8 % pour trois enfants, et 4 % de plus pour chacun des suivants, sans dépasser 24 % au total [1], ce dernier pourcentage étant obtenu à partir du septième enfant.

Cette forme de reconnaissance de la contribution à l'avenir des retraites que constitue la mise au monde et l'éducation des enfants est passablement maladroite, et même inéquitable, nous allons voir pourquoi. Il y aurait donc lieu de réformer ces dispositions, et cela en augmentant la part de la pension liée aux enfants, qui est très inférieure à ce qu'elle devrait être en bonne justice. Néanmoins, une telle réforme peut difficilement être menée correctement dans le seul cadre des régimes complémentaires. Notre avis est donc qu'il est urgent, non pas de mener une action réformatrice à l'ARRCO/AGIRC, mais de pousser les pouvoirs publics à engager rapidement le chantier de l'unification des régimes, chantier dans le cadre duquel la contribution familiale à la préparation des futures pensions devrait être reconnue à sa juste valeur.

Des majorations... injustes

Ces majorations présentent plusieurs défauts. Premièrement, et surtout à l'ARRCO, elles restent très inférieures à ce qui serait nécessaire pour rendre justice à ceux et à celles qui, en élevant des enfants, font qu'il y aura vingt ou trente ans plus tard des travailleurs pour payer les pensions. Dans son rapport de décembre 2008 sur les dispositions familiales en matière de retraites, le Conseil d'orientation des retraites (COR) a évalué à 1,6 % le poids des majorations familiales dans le total des pensions ARRCO, et à 4,7 % leur poids à l'AGIRC. Or l'apport direct des familles dans la préparation des retraites est supérieur à 50 % : on est loin du compte.

Deuxièmement, ces majorations laissent de côté les personnes qui n'ont élevé que un ou deux enfants, alors qu'elles apportent une contribution, moindre certes que celle d'une famille nombreuse, mais nullement négligeable pour autant. En bonne justice, tout enfant élevé par ses parents devrait procurer à ceux-ci un droit à pension, qu'il ait ou non des frères et sœurs.

Troisièmement, et surtout à l'ARRCO (comme dans le régime général), les majorations ne sont pas équitables vis-à-vis des familles très nombreuses : en élevant six enfants, on contribue deux fois plus à l'avenir des retraites qu'en en élevant trois, alors pourquoi ne pas récolter en proportion de ce que l'on a semé ?

Quatrièmement, les majorations en pourcentage de la pension basée sur les cotisations versées avantagent injustement les gros salaires au détriment des petits, et les hommes au détriment des femmes. Dans les discussions récentes, la CFDT a montré du doigt cette injustice, et je ne risque pas de lui donner tort, l'ayant fait depuis longtemps dans quantité de publications. En bref, pourquoi l'éducation de trois enfants rapporterait-elle deux fois plus si le salaire est double ? Et deux fois moins parce que, étant une femme qui a limité son travail professionnel pour s'occuper de ses enfants, on a récolté moitié moins de points que son mari ?

Enfin, la différence entre les dispositions familiales bénéficiant aux cadres et aux non cadres est injustifiable. Que ceux dont les enfants font de longues études (ce qui est plus fréquent chez les cadres que chez les non-cadres) perçoivent un peu plus se justifie ; mais que l'ouvrier ou l'employé qui s'est saigné aux quatre veines pour que ses enfants deviennent médecins ou ingénieurs n'en soit pas récompensé autant que s'il était cadre, c'est inadmissible.

Ne pas gaspiller la bonne réforme

Bref, tout nous incite à souhaiter une réforme des droits familiaux à pension. Si je conseille un statu quo provisoire à ceux qui tiennent entre leurs mains les destinées des régimes complémentaires, ce n'est certes pas par conservatisme ; c'est parce qu'une réforme effectuée dans un cadre limité – les seuls régimes complémentaires, à l'exclusion du régime de base, celui de la Sécurité sociale – ne peut pas être une bonne réforme.

Sachant qu'on ne peut pas s'amuser à changer trop souvent les règles du jeu, il ne faut pas gaspiller cette ressource rare qu'est une occasion de réforme. Mieux vaut militer pour que soit avancée (et menée très sérieusement) la  réflexion nationale sur les objectifs et les caractéristiques d'une réforme systémique de la prise en charge du risque vieillesse  dont l'article 16 de la loi retraites du 9 novembre 2010 dispose qu'elle doit s'ouvrir  à compter du premier semestre 2013  ; et pour que cette réflexion porte particulièrement sur la fusion des trois régimes des salariés du privé et l'introduction d'une vraie reconnaissance de la contribution familiale à la préparation des retraites futures dans les règles d'attribution des droits à pension par ce régime unifié.

Cette position est d'autant plus justifiée qu'il faut impérativement clarifier la répartition des rôles entre l'État et les partenaires sociaux. En matière de retraites, syndicalistes, patronat et autres organisations professionnelles ou familiales ont vocation à gérer – ils le font dans les régimes complémentaires moins mal que les pouvoirs publics dans les régimes de base – mais pas à instaurer les règles du jeu. Les conventions collectives conviennent bien pour poser des règles en matière d'activité professionnelle – et on pourrait avec profit réduire de moitié ou davantage le code du travail, qui empiète sans cesse sur le domaine de la convention collective. En revanche, la retraite par répartition n'étant pas un salaire différé, mais le résultat d'un échange entre générations successives basé sur l'investissement dans les jeunes générations, il n'existe aucune raison pour qu'elle soit organisée par le moyen de conventions collectives, comme c'est le cas pour l'ARRCO et l'AGIRC.

Que le législateur fasse donc son travail, et que l'État laisse les corps intermédiaires faire le leur, y compris la gestion des retraites par répartition dans un cadre normatif établi par le législateur. Il est du ressort du Parlement de décider comment sera reconnue la contribution des parents à l'avenir des retraites, et donc comment seront attribués les droits familiaux à pension, car il s'agit là d'un problème non pas professionnel mais national.

*Jacques Bichot est professeur émérite à l'université Lyon III, vice-président de l'association des économistes catholiques.

LLes solutions envisagées par les partenaires sociauxx

Les partenaires sociaux ont fait évaluer un alignement des majorations de pension pour famille nombreuse dans les régimes complémentaires sur celle que pratique le régime général de la sécurité sociale : 10 % pour trois enfants ou plus. L'entrée en vigueur pourrait être progressive, c'est-à-dire que seuls les droits acquis à compter du 1er janvier 2012 seraient concernés par les nouvelles règles.

Sous cette hypothèse, les effets ne se feraient réellement sentir qu'à partir de 2020 environ (à cet horizon il y aurait 5 millions d'économies pour l'AGIRC, et 31 millions de dépenses supplémentaires pour l'ARRCO). Ils augmenteraient ensuite ; les calculs vont jusqu'en 2040, année pour laquelle il y aurait 53 millions d'économies pour l'AGIRC et 364 millions de plus à payer pour l'ARRCO.

Une autre formule, testée à la demande de la CGC, consisterait à limiter à l'AGIRC la progressivité du pourcentage de majoration : 8 % pour trois enfants, et 12 % pour quatre ou plus. Cette pénalisation des familles les plus nombreuses ne  rapporterait  que 12 millions d'euros à l'horizon 2040 (et 28 millions dans une hypothèse où les nouveaux taux seraient appliqués à la totalité des points pour les liquidations effectuées à partir de 2012). La pénalisation des cadres engagés dans la grande aventure d'une famille très nombreuse ne fait pas le poids en termes d'économies, ni par rapport au déficit envisagé pour l'AGIRC à cette échéance, soit entre 1,1 et 3,5 milliards selon les scénarios, selon les projections publiées par le COR dans son VIIIe rapport (avril 2010), ni par rapport aux 36 à 38 milliards d'euros des pensions que l'AGIRC devra verser annuellement à cette échéance (même source). 12 ou 38 millions, c'est 0,3 ou 1 pour mille des dépenses de l'AGIRC en 2040 : merci au syndicat des cadres d'envisager pour une telle économie de sacrifier les intérêts légitimes de tous les cadres pères ou mères de 5 enfants ou plus !

À titre de comparaison, la fusion des trois régimes (Sécurité sociale, ARRCO et AGIRC) économiserait à cet horizon environ 1,5 milliard de frais de gestion. Entre la paille du coût des majorations pour parents de familles très nombreuses, et la poutre des gaspillages qu'engendre le refus de regrouper les trois pensions différentes qui constituent la retraite des cadres, il n'y a pas photo ! J.B.

[1] Il est fréquent de produire d'autres chiffres : 10 % pour trois enfants, 5 % de plus pour les numéros 4 à 7, avec donc un plafonnement à 30 %. Ce sont en effet ces pourcentages qui ont été utilisés jusqu'en 1994, et dont bénéficient encore les cadres partis à la retraite avant cette date. Le changement opéré en1994 par un avenant à la convention collective AGIRC consista, non pas à remplacer les 10 % et 5 % par 8 % et 4 %, mais à instaurer un taux de service de 80 % sur les majorations familiales. Le résultat est exactement le même, si ce n'est que la méthode utilisée permet de dire que les taux officiels n'ont pas changé, et donc d'introduire une difficulté de compréhension supplémentaire. Les partenaires sociaux, comme l'Etat, sont assez adeptes de la formule  pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? .