Dans son nouveau livre Pourquoi on tue les chrétiens dans le monde, la nouvelle Christianophobie (éditions Maxima), le géopolitologue Alexandre Del Valle analyse la situation des minorités chrétiennes dans le monde, soumises à une violence croissante, et très peu défendues par les institutions occidentales et internationales. Une question d'actualité brûlante, alors que les coptes d'Egypte viennent de subir de nouvelles attaques.

Pour reprendre le titre de votre livre, pouvez-vous nous dire  pourquoi on tue aujourd'hui des chrétiens dans le monde  ? En quoi y a-t-il aujourd'hui selon vous une  nouvelle  christianophobie ?

En Irak, en Egypte, au Nigeria, en Inde, en Chine, en Corée, et dans beaucoup d'autres pays encore, on tue aujourd'hui des chrétiens parce qu'on les associe à l'Amérique, à l'Occident, voire à Israël. Ils sont de la même religion que les anciens colonisateurs, que les anciens esclavagistes, que les envahisseurs américains, et ils sont aussi, juge-t-on, complices des juifs-sionistes. Ils sont donc considérés comme des mauvais patriotes, si ce n'est comme des traîtres. Dans bien des endroits, on a repris à l'égard des chrétiens tout un discours conforme à la démonologie anti-juive classique en vigueur en Europe au début du siècle dernier. Puisque le christianisme est la religion de l'ancien colonisateur européen, ou du dominateur américain, tuer un chrétien, c'est tuer un occidental, un agent de l'extérieur, et en somme, un bourreau. Voilà la nouvelle forme de christianophobie. Et pour achever de la décrire, il faut noter qu'elle augmente sans que cela suscite d'intérêt politique ou médiatique. Dans certains pays, on tue allègrement sans la moindre réaction occidentale en retour.

Justement, quand on pense aux violences antichrétiennes contemporaines, on a en tête des événements médiatisés, comme les attentats contre les chrétiens d'Irak, l'assassinat du ministre pakistanais de minorités religieuses Shahbaz Bhatti, ou encore les violences contre les coptes en Egypte. On est donc toujours dans un contexte musulman, dans des sociétés en proie à la violence intérieure. Mais on ne parle pas de ce qui se passe ailleurs. Si l'on va plus dans le détail, où donc, hors de la sphère musulmane, les chrétiens sont-ils aussi persécutés ?

Oui, les pays musulmans n'ont pas le monopole de la persécution des chrétiens, car les pays qui, en densité, les tuent le plus, ne sont pas islamiques, à commencer par la Corée du Nord, par exemple. Dans ce pays, l'une des pires dictatures de la planète, détenir une Bible peut vous valoir d'être arrêté et torturé en prison. Chaque année, des milliers de personnes y sont arrêtées, emprisonnées ou tuées pour leur simple appartenance à une confession chrétienne. En Chine aussi, il est très risqué d'appartenir aux Eglises catholiques ou protestantes non-officielles ; des prêtres ou pasteurs qui en font partie disparaissent, sans explication. On parle beaucoup plus des oppressions faites aux Tibétains, parce que le Dalaï-lama est connu, et adulé de nombreuses stars américaines et de la Jet-set occidentale ; mais personne ne s'émeut de l'emprisonnement en Chine d'un évêque fidèle à Rome ou de missionnaires évangéliques protestants.

Au Vietnam, et dans d'autres pays encore communistes tels que Cuba, avec lesquels les intellectuels occidentaux au passé souvent marxiste conservent une complicité d'esprit, les catholiques ou les évangéliques sont persécutés, ce qu'on soupçonne encore moins. En Inde, depuis les années 2007-2008, dans plusieurs états mais plus particulièrement dans celui de l'Orissa, les extrémistes hindouistes fascisants du mouvement Hindoutva se livrent à de véritables pogroms contre les chrétiens (voir les massacres de 2008). Les populations les plus pauvres, de la caste des intouchables (les  Dalits ), ou encore des aborigènes, ont tendance à se convertir au bouddhisme ou au christianisme, notamment parce que ce dernier fait une beaucoup plus grande place à la dignité personnelle et leur permet de sortir du système inégalitaire des castes hindouistes. Mais ce faisant, on accuse les chrétiens de ne pas être de  vrais Indiens , parce que l'hindouisme est la religion nationale. Dernière étape avant d'être tués, les convertis au christianisme sont souvent reconvertis de force par les extrémistes hindouistes, qui agissent souvent avec la complicité des dirigeants des Etats fédérés gérés par le parti hindouiste intégriste BJP.

Il est très regrettable que tout cela soit moins connu, mais cette ignorance est aussi symptomatique. Stéphane Hessel  s'indigne  du sort des Palestiniens et des sans-papiers, mais pas de celui de ces minorités-là, qui souffrent bien plus encore. Car il faut dire que les pays où règnent ces persécutions d'inspiration marxiste ou islamique entretiennent en Occident la mémoire de la colonisation ou de l'impérialisme, et la culpabilité qui va avec. Et il y a donc une sorte d'alliance objective des totalitarismes vert et du rouge dans une même détestation de l'Occident judéo-chrétien et des Etats-Unis.

Si l'on revient au cas des pays musulmans, d'où y vient précisément l'hostilité antichrétienne ? Est-elle uniquement, comme on a tendance à le présenter souvent, le fait de mouvements radicalisés et extrémistes, qu'on appellerait les  islamistes  ? Ou bien les Etats sont-ils aussi en cause, au moins par une sorte de paresse désinvolte dans la protection des chrétiens ?

La persécution se joue à trois niveaux. Elle provient d'abord des Etats et des institutions, en effet, puisque dans la très grande majorité des pays musulmans, les lois sont d'une façon ou d'une autre inspirées de la charia : ainsi, un chrétien ne peut y devenir président ou général, et des métiers leur sont interdits. Toute forme d'annonce ou d'évangélisation y est interdite : rien de plus facile que de faire condamner un voisin chrétien en l'accusant de  faire de la pub pour Jésus  et de se montrer prosélyte. L'exemple-type est celui du Pakistan, avec la condamnation à mort inique d'Asia Bibi.

Les groupes islamistes aussi sont des acteurs de cette hostilité. Après avoir suivi une tendance endophage, qui faisait des victimes parmi les musulmans eux-mêmes, ils ont vu les opinions commencer à se retourner contre eux, et sont donc passés désormais à une surenchère antichrétienne pour resserrer les liens contre les bouc-émissaires en croix. Depuis la fin 2010, Al Qaïda a changé son discours, pour déclarer qu' il est légitime de tuer des chrétiens partout en Terre d'Islam . Les attaques qui ont visé les Coptes en Egypte ont ainsi été préparées par des commandos islamistes entraînés, qui n'attendaient qu'un prétexte.

Plus grave encore, il y a un fond d'ignorance et d'antichristianisme profondément ancré dans l'opinion musulmane populaire. Rien de pire pour un musulman que le possible prosélytisme chrétien, toujours analysé selon l'angle de la théorie du complot. On peut le constater notamment en Turquie : lors du voyage du pape, les réactions de la presse populaire ont été très critiques. En dépit d'une constitution laïque, on considère en Turquie qu'on ne peut être un vrai  patriote  qu'en étant un turcophone musulman. Ici, ce n'est ni la loi ni les groupes islamistes qui sont en cause, mais la réputation sociale, qui soumet les chrétiens à une défiance quotidienne et à des spoliations assimilables à une réelle persécution. Face à ce type d'a priori, seul un effort généralisé d'éducation pourrait progressivement conduire à faire considérer les chrétiens comme des êtres humains à part entière.

Mais n'est-ce pas là une évolution qui prendrait des siècles ?

Pas forcément des siècles, non. Regardez comment l'Europe a évolué. Il y a cent ans en France, on publiait et lisait La France juive de Drumont, et il était normal d'être antisémite. Les choses ont indubitablement changé, fort heureusement. Mais le temps que cela prendrait n'est pas tellement le problème. Il est surtout celui des valeurs que l'on affiche. Les institutions internationales telles que l'Union Européenne ou l'ONU déploient des efforts colossaux pour promouvoir le respect des minorités, et condamner toute atteinte qui leur est faite, en particulier la supposée  islamophobie  mise à toutes les sauces pour empêcher de débattre sur l'islamisme. Elles oublient en revanche systématiquement ou presque les minorités chrétiennes.

Qu'est-ce qui explique ou justifie cet oubli ?

L'Occident ne cesse de battre sa coulpe et de s'accuser de ses torts passés ou présents, sans même réclamer de la sphère musulmane une quelconque réciprocité dans le respect de ses minorités chrétiennes, alors qu'il serait tout à fait possible d'y conditionner un certain nombre d'aides apportées par exemple au Maghreb, au Pakistan, à des pays musulmans d'Afrique noire ou à la Turquie. On est toujours dans le  sanglot de l'homme blanc  qu'évoquait Pascal Bruckner dans son essai de 1983. Le christianisme, c'est la religion de l'homme blanc, par définition coupable. Tuer des chrétiens, c'est tuer les agents des bourreaux occidentaux, coupables de tous les maux du tiers-monde: c'est moins grave, parce que c'est la réaction d'ex-colonisés, d'ex-victimes. En ce sens, l'Occident est atteint d'un complexe qui tourne à la complicité, car il laisse mourir des chrétiens dans le monde sans les défendre. Mais il joue aussi contre lui-même, car à force de se culpabiliser de façon pathologique, il entretient un enseignement de la haine qui se concrétisera immanquablement sur son propre territoire. Et si l'on continue dans ce sens, on assistera de plus en plus en Europe à des agressions de chrétiens – comme on en voit déjà avec des agressions contre des prêtres – par des post-chrétiens animés d'une haine d'eux-mêmes.

Vous évoquez un silence complet de l'intelligentsia, des médias et des institutions politiques sur cette  nouvelle christianophobie  : est-ce que malgré tout, la réaction récente de Bernard-Henri Lévy sur la question, ou bien l'action d'une association telle que l'Aide à l'Eglise en Détresse, ne sont pas à saluer ?

En effet. La prise de position de BHL a été extraordinaire, et il faut la saluer comme un petit miracle. Il a signalé à la fois que les chrétiens étaient aujourd'hui la confession la plus persécutée sur la planète, et ceux dont on parle le moins, comme si ce n'était pas grave. En ce sens, il a mis en évidence que ses amis n'étaient pas très cohérents dans leur  antiracisme .

L'action de l'AED est aussi extraordinaire. La journée du 4 mai dernier, sur le parvis de Notre-Dame de Paris a permis d'évoquer publiquement la question, même s'il faut regretter qu'il n'y ait pas eu beaucoup de monde. Encore une fois, c'est le signe d'une cause pour laquelle les médias, à part Radio Notre-Dame, ne se sont pas du tout mobilisés.

Parmi les autres acteurs à saluer, je citerais aussi l'association protestante Portes Ouvertes, qui fait un grand travail vis-à-vis des Evangéliques inquiétés pour leur foi dans le monde entier ; l'œuvre d'Orient, dont le bulletin informe inlassablement sur le sort des chrétiens d'Orient ; ou encore l'agence Zenit, qui n'oublie jamais d'en parler.

Au niveau politique, des choses se passent, et des spécialistes comme la Française Annie Laurent ou l'Italien Massimo Introvigne ont été consultés en tant qu'experts par le Conseil de l'Europe pour représenter le Vatican. Un vrai travail de lobbying a certes fait évoluer les choses dans le bon sens. Mais on constate aussi qu'Alain Juppé, dans son communiqué à la suite de l'assassinat du ministre pakistanais, n'utilise même pas le mot  chrétien , et se montre le plus politiquement correct qui soit. Il y a donc beaucoup de progrès à faire encore, face à une vraie urgence. Heureusement que le Président Nicolas Sarkozy a sauvé l'honneur de la majorité en prononçant un discours à la fois très émouvant et très clair sur cette question cruciale en réaction aux attentats antichrétiens de Bagdad et d'Alexandrie début 2011.

 

Propos recueillis par Thibaut Dary

 

 

 

Pourquoi on tue les chrétiens dans le monde, la nouvelle Christianophobie, par Alexandre Del Valle, éditions Maxima, 360 p., 23,80 €