Nos coups de coeur
On l'a voulue mystique, toquée, anorexique... On a brocardé, de son vivant même, sa mise déjantée, son éternelle pèlerine, ses énormes lunettes, sa laideur étudiée, ses cheveux de cocker, sa maladresse proverbiale ou son ton péremptoire. Aucun des stigmates habituels par lesquels on cherche à ridiculiser une femme n'aura été épargné à Simone Weil, elle qui pourtant ne se voulait pas féministe . Pourtant son œuvre est pour l'essentiel posthume, recomposée en aphorismes par ses amis catholiques, comme Gustave Thibon (La Pesanteur et la Grâce) ou restituée par l'intérêt que lui vouera Albert Camus (qui publie L'Enracinement, rédigé peu de temps avant sa mort).
D'elle on ne retient souvent que le séjour de la normalienne agrégée d'origine bourgeoise à l'usine, l'engagement aux côtés des républicains espagnols, la conversion (inachevée) au catholicisme, parallèle au rejet opiniâtre du judaïsme. Mais les exercices d'admiration ou de détestation qu'elle suscite manquent souvent l'essentiel : que Simone Weil, qui aurait eu cent ans en février dernier a été d'abord une philosophe avide de cohérence, dans sa vie comme dans ses écrits. L'un des philosophes français majeurs du XXe siècle sans doute, si son existence n'avait pas été fauchée à trente-quatre ans, au sein de la France libre qu'elle avait ralliée. Tuberculeuse, elle s'éteint le 24 août 1943 dans un hôpital londonien sous le coup des privations qu'elle s'était imposées par esprit de solidarité avec les restrictions dont la population française était victime.
L'œuvre de Simone Weil est complexe et inclassable. À l'encontre des idées reçues, c'est une femme profondément originale tout en répondant à des attentes modernes, à l'image d'une vie engagée.
L'ensemble des contributions réunies ici par Florence de Lussy permet d'embrasser toute la richesse de cette pensée sans en atténuer les ambiguïtés et la radicalité, de déployer le faisceau de ses interrogations sur le totalitarisme, le marxisme et la religion, la science et le travail, l'action et la non-action, la source grecque et le gnosticisme, l'anti-judaïsme, la politique. Ce volume rend hommage à une philosophe au regard puissant et libre qui projette sur nos ombres une lumière franche.
Avec le recul, sa pensée est centrée sur la notion de travail. Celle-ci joue le rôle de référence ultime que remplit par exemple le monde de la vie dans la philosophie tardive d'Husserl. Elle comme lui s'inquiètent du cours des sciences modernes, qui s'affranchissent de plus des limites de la perception.
Le travail représente pour Simone Weil l'expérience humaine formatrice de notre rapport au réel. C'est en ce sens, et en ce sens seulement, que l'on peut la considérer comme une matérialiste . Chez elle comme chez Marx, qu'elle a lu très tôt, la matière ne renvoie pas à un donné inerte, mais est d'abord le résultat de l'élaboration humaine. C'est le travail qui introduit de l'unité et de la continuité dans l'univers. Or l'une et l'autre sont menacées par l'évolution scientifique ainsi que par le machinisme et la technique, dont Simone Weil a, très concrètement, bien avant les prêtres-ouvriers ou les maoïstes établis , éprouvé dans sa chair la violence, à l'usine en 1934 et 1935.
Dans le même temps, le travail — celui du manœuvre précise-t-elle — incarne également l'obéissance consentie à la nécessité et la douleur. Il est donc l'indice le plus certain de notre participation à la Création. Non que cette incessante révoltée ait prêché la moindre résignation à une condition vouée au malheur qui transforme la personnalité en chose ; mais parce que le malheur constitue la modalité de la rencontre avec un ici-bas dont elle pense que Dieu s'est retiré pour le créer. Pour être à la mesure de cette absence que la Croix symbolise, l'homme doit en passer, lui aussi, par la souffrance et l'esclavage. Il doit se soumettre à la décréation et s'absenter le plus possible du monde. Ce que les mystiques désignent comme la kénosis ( vide en grec), devient chez Simone Weil le mode privilégié de notre relation à Dieu, l'expression adaptée de notre vie religieuse.
Nul masochisme donc, mais une démarche dont la logique transparaît dans ses écrits. La marche asymptotique de Simone Weil vers le catholicisme ne s'accompagned'aucun renoncement à la raison. Dans cet agencement de la foi et du savoir à l'ère moderne réside l'un des intérêts principaux de cette œuvre.
Luc Pinson