Lorsqu'en décembre 81, Jerry Rawlings parvient au pouvoir au Ghana, après deux tentatives de coups d'État, il hérite d'un pays exsangue, fruit de longues années de gestion socialiste mêlant laxisme et corruption.
L'inflation est gigantesque, les magasins sont totalement vides. Rien de ce que produit le pays ne lui rapporte, la totalité des biens est vendue, à quelques kilomètres seulement, aux frontières de la Côte d'Ivoire et du Togo, contre du bon CFA bien solide [1]. Le pays est totalement piégé , et ce trafic, bien sûr, n'est pas perdu pour tous.
À l'époque, le Ghana est la honte de l'Afrique de l'Ouest . Ses voisins en parlent avec mépris, que ce soit la RCI, vitrine orgueilleuse, avec Houphouët, de la politique de coopération réussie avec la France, ou le Togo, sous la houlette d'Eyadema, petit paradis de villégiature où se retrouvent, pour de courtes vacances, tous les expatriés de la sous-région.
Pourtant, le Ghana ne manque pas de ressources : cacao, or, diamants, bauxite, manganèse, bois, agriculture, pêche... Le niveau culturel est aussi très bon : le taux d'alphabétisation est très élevé (60%), l'université d'Accra est l'une des plus réputées d'Afrique, les intellectuels ghanéens sont reconnus et, last but not least, le Ghanéen moyen est très bien éduqué, fruit sans doute d'un mélange réussi entre la vieille culture ashanti et les obédiences protestantes très présentes dans le pays. Bref, le Ghana a tous les atouts pour réussir, mais, c'est le moins qu'on puisse dire, ne les exploite pas.
Jerry Rawlings, à l'époque, n'est qu'un jeune lieutenant d'aviation de 34 ans. Il est outré par l'état de déliquescence de son pays, que son caractère autoritaire et son nationalisme sourcilleux ne peuvent accepter. Dès sa prise de pouvoir, il va prendre les choses en main, très rapidement : suppression de la Constitution, suspension des partis politiques. Il fait fusiller séance tenante pour corruption huit généraux, dont trois anciens chefs de l'État. Après cela, plus personne ne cherchera à lui contester le pouvoir, ni à taper dans la caisse .
La révolution Rawlings
Mais Rawlings ne se contentera pas de reprendre le pays politiquement d'une main de fer. Il va aussi, sur le plan économique, serrer le cou à tout le monde : sous l'égide du FMI, est mis en place un vaste plan de réformes économiques. Cette austérité imposée au pays sera la source de nombreuses tensions sociales. Jerry Rawlings maintiendra cependant le cap, pendant 20 ans, aidé en cela par une popularité qui ne se démentira jamais, faite d'un mélange de qualités qui pourraient être considérées comme contradictoires : Son autorité, et même son autoritarisme (son despotisme, diront certains) : au pouvoir, le patron, c'est lui. Tous ceux qui l'ont approché témoignent de l'impression extrêmement forte qu'il dégage. Il exsude l'autorité , pour reprendre l'expression qu'employait Kissinger à propos de Charles de Gaulle. Quand Rawlings parle, tout le monde file doux, et quand il dit qu'il faut faire, en général, c'est fait...
Son esprit nationaliste : Jerry Rawlings ne supporte pas l'image médiocre que sa patrie pourrait donner. Il suffit d'aller à Accra pour remarquer à quel point la capitale est propre. Des chantiers de modernisation sont en cours en permanence et partout.
Son intégrité : tous s'accordent à reconnaître que Rawlings ne s'est pas enrichi personnellement. Son mode de vie est modeste [2]. Il déteste aussi la corruption chez les autres. L'auteur a pu remarquer que, sous sa présidence, les dérapages très fréquents en Afrique, des services des douanes dans les ports avaient été très vite et très sévèrement sanctionnés. Ce n'est plus forcément le cas aujourd'hui...
Son respect de la volonté du peuple et de la légalité : Au cours de sa présidence, il va peu à peu rétablir le système politique (multipartisme en 92, nouvelle Constitution en 96). En 2000, conformément à la Constitution qu'il a lui-même établie, il quitte le pouvoir à 53 ans, après 20 ans de présidence et deux mandats et, lorsque son candidat est battu, il respecte le verdict des urnes et laisse gouverner l'opposition.Le résultat est là
Aujourd'hui, plus de sept ans après son départ, nous pouvons témoigner du respect que Rawlings inspire encore dans son pays. S'il est critiqué évidemment par les élites, à qui il a tenu la bride très courte, sa popularité est en revanche immense parmi les petites gens.
Bien sûr, nous avons simplifié les choses, car l'histoire récente du Ghana n'a pas été aussi simple ni rose, et Rawlings, pas plus qu'un autre, n'est un dirigeant parfait. Cependant, pour son pays, le résultat est là.
En faillite absolue en 83, le pays est aujourd'hui redevenu le deuxièle producteur de cacao mondial. Il possède, en 2004, un PIB de 48 Milliards d'USD, avec un PIB par habitant de 2300 USD [3]. Pour 2007, le PNB est estimé à 60 Milliards d'USD, un PIB/hab de 2700 USD, une croissance régulière sur les dernières années de 5 à 6% par an.
La monnaie est aujourd'hui stable, le prix du terrain monte, les Ghanéens fortunés réinvestissent dans le pays, ce qui est toujours un très bon signe, les investisseurs étrangers affluent, les hôtels sont tous pleins, les expatriés s'installent en masse, attirés par les conditions de vie agréables, l'environnement moderne et la tranquillité civile. On construit partout, le système politique fonctionne correctement, les élections se déroulent dans le calme. Tout présage donc d'un avenir positif. Et, un bienfait n'arrivant jamais seul, on vient de trouver du pétrole...
Même s'il y a encore beaucoup à faire (la corruption et la criminalité ne sont pas absentes, la richesse reste concentrée autour de la capitale, et le développement n'atteint guère les zones rurales), quel contraste, et quelle revanche, 20 ans plus tard, si l'on compare avec la faillite politique et économique de la RCI, du Togo ou même du Cameroun !
L'Afrique qui marche
Depuis notre première analyse dans ces colonnes (L'Afrique, continent d'opportunités, 30 août 2007), que voulons-nous démontrer ?
Tout d'abord, que ce redressement exceptionnel, c'est à Rawlings que le Ghana le doit et à personne d'autre, et d'abord à cause de son caractère. Si ce dirigeant n'avait pas eu de poigne [4], ni un esprit d'indépendance et de fierté nationaliste à la fois forcené et réaliste, pour imposer à son peuple une dure et durable potion , pour résister à la fois au mécontentement populaire et aux envies de détournement de pouvoir et d'argent des élites, sans se mettre pour autant entre les pattes d'un grand protecteur occidental, s'il n'avait pas eu non plus l'intégrité personnelle nécessaire, si rare en Afrique (et ailleurs ?), pour garder la confiance du peuple tout au long de la cure , cette marche forcée de 20 ans vers le développement n'aurait évidemment pas été accomplie. À ce titre, même si les histoires et les cultures des pays ne sont pas les mêmes, Rawlings est, n'en déplaise à ses détracteurs, un exemple de pratique du pouvoir pour tous les dirigeants africains.
Ensuite, que l'Afrique qui marche, c'est possible. Il n'y a pas de fatalité. Le Ghana dispose de ressources et d'atouts, c'est vrai, mais pas plus et même plutôt moins que d'autres, qui ont du pétrole et du minerai en quantités [5]. À ce titre, les dirigeants ghanéens ont su assurer, pour reprendre les thématiques de notre première analyse, les fondamentaux nécessaires à la réussite de leur pays :À la suite de Rawlings et grâce à lui, ce sont eux qui se conçoivent comme les patrons chez eux. Le pays n'est pas un géant, mais pas de complexes sur ce plan, et pas de vassalité.
La stabilité politique est assurée. À ce bien très précieux, tous sont aujourd'hui très attachés, ce qui explique la modération du débat politique. On ne veut être ni la Côte d'Ivoire, ni le Kenya.
La paix civile est réelle, et jusqu'ici, le gouvernement y apporte le plus grand soin.Les derniers points, essentiels pour le développement futur, concernent : le caractère non arbitraire du code d'investissement pour les étrangers, car personne ne s'installera durablement s'il a peur d'y être enfermé,
la poursuite de la politique de mise en place des infrastructures, qui doit s'étendre à tout le pays,
la montée en qualification de la main d'œuvre,
une politique poussée de mise en concessions de ces infrastructures (eau, électricité, ports, autoroutes à péages, etc..), afin de faire financer plus rapidement leur mise en place et la formation correspondante par les concessionnaires
enfin, une politique d'emploi, qui doit se faire essentiellement par le soutien à l'agriculture locale, pour assurer croissance et redistribution de la richesse vers les classes pauvres. Si tout cela est fait, le Ghana poursuivra son développement. Comme on le voit, c'est parfaitement possible, et les recettes sont fort simples : courage, autorité, intégrité, constance dans l'effort, respect du peuple. Mais pourquoi ce qui est le plus simple est-il donc si rare ?
Pour en savoir plus :■ L'Afrique, continent d'opportunités, par François Martin, Décryptage, 30 août 2007
■ L'Afrique et la guerre : comment résister à l'afro-pessimisme ? (I) par Jean Flouriot, Décryptage, 8 février 2008
■ L'Afrique et la guerre : comment résister à l'afro-pessimisme ? (II) par Jean Flouriot, Décryptage, 15 février 2008
[1] L'auteur se souvient encore de son étonnement de ne pas trouver de poisson frais, en 79, dans un restaurant près d'Accra, la capitale, en face de la plage...
[2] Des amis ont raconté à l'auteur l'avoir vu un jour, après sa présidence, débarquer à Paris sans aucune escorte et faire la queue pour se présenter au guichet de police de Roissy comme n'importe quel voyageur ordinaire.
[3] À comparer avec les données analogues de la RCI (PIB : 24,78 M USD, PIB/hab : 1500 USD) et du Togo (PIB : 8,68 M USD, PIB/hab : 1600 USD). Source : CIA World Factbook.
[4] Il convient ici de réviser le jugement des puristes de la pratique démocratique . Dans les pays jeunes, où les systèmes politiques et économiques ne sont pas bien en place, on ne peut pas appliquer des critères de légalisme immédiats et stricts, pour s'aligner sur l'Occident (à supposer que les choses soient si propres, derrière notre propre façade...). Comme dans le cas du Ghana, la mise en place d'institutions démocratiques doit être progressive, et ne peut pas être imposée de l'extérieur. L'exemple de l'Irak n'est-il pas suffisant pour le prouver ?
[5] Sa situation de départ était même plus compliquée, totalement enfermé qu'il était par des pays francophones, à monnaie protégée.
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