Pierre Chaunu vient de mourir. Il avait quatre-vingt-six ans. Un après-midi de l'hiver 2001, il nous avait reçus, Philippe de Saint-Germain et moi, à l'Institut. Selon son usage, il était arrivé avant nous et nous attendait dehors. Avec courtoisie, douceur presque, il nous a dit le plaisir qu'il avait à nous recevoir et à parler avec nous.
– Parler, oui, mais de quoi ?
– Mais parler de vous, cher Pierre, de votre vie, de vos ouvrages, de vos idées, de vos projets...
Je connaissais alors Pierre Chaunu depuis vingt ans ; nous nous étions rencontrés chez Alain Peyrefitte, au début des années quatre-vingt, quand nous envisagions au sein d'un aréopage de notoriétés dont je n'étais pas, les moyens de lutter contre François Mitterrand et la mainmise du Parti socialiste sur l'État. Pierre Chaunu s'était pris de sympathie pour moi : Je vous aime bien , répétait-il quand je le remerciais des services qu'il me rendait : m'inviter à Radio-Courtoisie, faire un papier sur mon John Barrow, préfacer mon Mandeville...
Je lui dois d'avoir rencontré des personnalités de grande qualité dont certaines sont devenues de vrais amis. Il était comme ça , Pierre, le cœur sur la main, parlant de tout avec le plus grand naturel et une capacité de passer, par association d'idées, d'un sujet à un autre qui pouvait désorienter le non-initié.
Peyrefitte avait une formule qui donnera une idée de sa culture. Ignorions-nous, lui et moi, quelque chose, il me disait : Je demanderai à Chaunu , ou Appelez donc Chaunu, il sait tout .
Ce qu'il nous dit en 2001, sa faconde m'en avait déjà largement informé ! Né en 1923, le 17 août, à la lisière extrême de la zone des combats, dans une maison fraîchement relevée de ses ruines, au milieu d'un paysage lunaire – ce cadre a pesé sur mon destin et sur cette place que tiennent dans ma carrière d'historien la vie, la mort, la foi – entendez la quête du sens.
Fils de France
Il répétait volontiers comme il était le fils du nord-est de la France et du sud-lorrain et corrézien. Deux mondes, mais à l'image de la France ! France, en qui, tel de Gaulle, il voyait une personne :
La France est une personne et le mystère d'une personnalité collective n'est pas plus épais que celui des personnages que nous formons à partir de notre être biologique... Bien sûr, la France est héritage, mélange de lignées – comme moi, comme vous – lignées biologique et culturelle !
Cet héritage, biologique et culturel, Pierre Chaunu aimait à répéter qu'il est indissociable du sacré, lequel, depuis le Berechit, premier mot de la Bible, voue l'homme au plan divin dont notre France moderniste, républicaine et libertaire, laïque en même temps qu'autoritaire et totalisante, paraît avoir divorcé ! Lui parliez-vous de la liberté de parole en France, Pierre répondait du tac au tac : On était bien plus libre sous Louis XV et Louis XVI que sous l'actuelle Ve République !
Cet homme de bonté portait des jugements sévères, cet apparent optimiste nous voyait un avenir noir.
Ses études démographiques en étaient cause, qui dès les années 1970 étaient devenues son cheval de bataille.
La vérité en matière démographique, comme en histoire, n'est pas bonne à dire, et en la matière, je n'ai qu'une déception, la plus cruelle : ne pas m'être trompé. Des cataclysmes se préparent, avant le grand cataclysme à l'horizon du XXIIIe ou XXIVe siècles. Voyez les tableaux de mon dernier bouquin, La Femme et Dieu (Fayard, 2001) ... Comme disait Sauvy, j'ai cherché à prévoir, pour ne pas voir. Mais je crois que je suis arrivé trop tôt : on n'a jamais raison à contretemps.
Les démographes (pas ceux de l'Insee que paie le gouvernement) – tous les vrais démographes savent, comme moi, que ce que nous vivons est sans précédent, que rien ne permet encore d'entrevoir le bout du tunnel et que ceux qui n'ont pas un bœuf sur la langue s'exposent à de sérieux désagréments.
Il faut feinter pour parler, comme l'a fait Dupâquier, historien et authentique savant ; user d'humour, blaguer sur les certitudes prolétariennes de Lyssenko, pour laisser apparaître, à contre-jour, quelques avertissements ! On ne lit pas l'avenir dans le marc de café, on le lit dans les colonnes de l'état-civil. Répudié l'état-civil ! Trop contraire à la très paisible idéologie libertaire du plaisir (devenue, comme dit Updike : tyrannie du plaisir)... Dieu sait à qui le crime profite !
Fils de Dieu
Quelle religion, Pierre Chaunu ?
Baptême catholique, suivi d'une instruction religieuse sérieuse : primaire et secondaire, dans la France civilisée, je veux dire : concordataire, où il était naturel qu'une enfant reçût une éducation religieuse, même à l'école communale. Ma mère avait été très pieuse ; je ne l'ai pas connue. La tante qui m'a élevée l'était sans doute aussi, j'allais au catéchisme, à l'aumônerie du lycée ensuite. Vers quinze ans, j'ai quitté Metz, la France concordataire et l'instruction religieuse. J'ai erré quelques années, sans problèmes de conscience bien graves. Mais cette formation messine m'a été d'un grand secours, un peu plus tard...
Pourquoi le luthéranisme ? Naturellement et dans la ligne de la formation reçue à Metz, quand j'ai rencontré ma femme qui était de famille à la fois catholique et protestante. Vers trente ans, j'ai demandé à entrer dans l'Église réformée. Luther m'était apparu merveilleusement humain, en rupture avec une certaine rigueur que j'avais subie. Il se rattache à la devotio moderna, la lecture personnelle, mais aussi à saint Bernard !
Ce protestant qui disait couramment Notre Saint Père le pape , que d'aucuns voyaient plus catholique que bien des évêques, expliquait :
"Nous ne devons pas mettre notre espoir en nous, mais en Dieu. C'est uniquement dans les plaies du Christ qu'on peut trouver la sécurité", dit saint Bernard. C'est la contemplation de la Croix, sans la hantise du jugement, avec la certitude qu'elle est pleinement suffisante. Or, ce que dit saint Bernard, un peu en incidente, conduit au point central de la doctrine de Luther, la grande illumination salvatrice formulée en 1515 : "Le chrétien est par la foi toujours simultanément pécheur, juste et pénitent." La formule est au centre des 95 thèses, où elle s'affirme dès les premières lignes : "En disant : Faites pénitence, Notre Seigneur et Maître Jésus Christ a voulu que toute la vie des fidèles soit une pénitence."
Tout au long des écrits de Luther, et bientôt sur un pied d'égalité, les trois termes peccator, justus et penitens en marquent clairement la filiation bernardienne ! Domine, non sum dignus, et la Grâce salvatrice intervient. Je suis sauvé ! Et vous... Mais, attention, ce n'est pas une vie de mortifications : rien à voir avec le jansénisme ! L'angoisse du salut a été le moteur de la réforme luthérienne, dont le levier est le sola fide. Par cette "foi seule", entendez la gratuité, la grâce en langage canonique, dans les rapports de l'homme à son Dieu qui se fait connaître au cœur... Sola fide libère de l'angoisse du salut.
Anecdote : en 1992, le cardinal Ratzinger est reçu comme membre associé étranger de l'Académie des sciences morales et politiques. Après la réception, il bavarde avec ses pairs, dont Pierre Chaunu. Est abordé le sujet de la Vierge Marie, Pierre tient tête au cardinal qui finit par lui dire :
– Mais, cher professeur, vous êtes plus catholique que moi !
Dieu ait votre âme, cher Pierre.
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Photo : France catholique
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