Sur les bords du Nil, un hippopotame et un crocodile prenaient le chaud, à l'heure où les mirages flottent dans le désert. Ces deux animaux, peu aimés dans la Bible, ont reçu d'elle les doux noms de Béhémoth et Léviathan, que des philosophes ont imaginé férus de politique, à cause de leur cruauté et de leur esprit de domination.
Pourtant, les deux compères que voici ne sont que des citoyens aqueux devisant sous un palmier sans penser à mal.
— Le fleuve est redevenu bien calme, dit Léviathan. C'était bien la peine de l'agiter ainsi pour des histoires de barrage et d'irrigation pour tous. Toi, tu étais pour et moi contre. C'est finalement sans importance ; mais ce qui m'agace, c'est que les chefs crocodiles et hippopotames voulaient agir sans nous écouter. Ils se croient les plus malins, nous avons protesté, les voilà bien attrapés.
— Ils croyaient que leur irrigation nous gonflerait d'orgueil, les naïfs ! dit Béhémoth. Tout le monde dit que ce qui compte pour eux, c'est l'argent qu'ils tirent du péage des cataractes. Ils nous parlaient de technique, d'instruments, de réunions. Ils oubliaient de nous dire pourquoi et avec qui. Pourtant, il faudra bien le faire, ce barrage. Sans lui, le fleuve perdra son limon et ce sont les plus féroces qui mangeront les meilleurs morceaux.
— Vrai ? ricana Léviathan en se faisant crisser les mâchoires. Alors, je vais pouvoir à nouveau semer la terreur dans les villages du bord du fleuve. La semaine dernière, j'ai dévoré un touriste devant les autres, ha, ha ! Ils étaient terrifiés. Certains prenaient des photos et elles passeront bientôt dans un hebdomadaire illustré. Je suis la terreur du Nil et j'ai leurs médias à ma merci.
— Sois donc sérieux, dit Béhémoth. Ils ont raison de voir grand mais ils ont donné l'impression d'oublier les petits. Les ibis et les poissons n'ont pas compris pourquoi on voulait leur bâtir un barrage de plus.
— Si nos chefs n'ont pas réussi à faire aimer ce grand projet, dit Léviathan, c'est aussi qu'ils sont prêts à renier notre passé, les temples, les colonnes, les pyramides, tout ce qui a fait que le Nil est le Nil. Ils ont même dit qu'ils n'y penseraient plus désormais.
— Leur amnésie est désolante, de vraies momies, grogna Béhémoth en mâchonnant un jonc. En oubliant leur histoire, ils bafouent notre avenir.
— Tais-toi, dit Léviathan en laissant échapper une larme cauteleuse. Le pire, c'est qu'ils applaudissent ce qui nous abaisse. Leurs médias ont cru que pour nous séduire, il fallait nous parler de richesses pharaoniques, de plaisirs orientaux et des oignons d'Égypte. Ils ne savent plus nous dire que nous avons de la valeur, que nous vivons ensemble pour des raisons profondes, que ce n'est pas rien de clapoter au bord du Nil. S'ils l'avaient dit, les choses seraient peut-être différentes.
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