Pour le tout dernier entretien de l'été, nous avons le plaisir de rencontrer Benjamin Demeslay, enseignant de sciences politiques et de relations internationales dans l'enseignement supérieur, pour son ouvrage sur un auteur relativement méconnu en France, Stefan George.
Liberté Politique : M. Demeslay, comment vous est venue l'idée de travailler sur l’œuvre de Stefan George ?
Stefan George (1868-1933) fut certainement l'un des plus grands poètes de son temps ; un acteur « subtil » mais majeur de l'entre-deux-guerres. Né près de Bingen, au sein de cette Allemagne rhénane naturellement tournée vers la latinité française, c'est dans un village du Tessin qu'il mourut. Minusio, où se trouve toujours la tombe élégante de George, est le lieu d'une rencontre et d'une projection : les parlers germaniques et italiques peuvent résonner, tandis que la vue s'ouvre des Alpes à ce qui peut sembler être – en imagination – la Méditerranée. C'est là que ses disciples le célébrèrent à sa mort, organisant veillée et procession, alors que le contexte politique allemand semblait tout à la fois répondre à la poésie de George, et la contredire. Car il n'est pas ici question de simple recueil, ou « d'art pour l'art » : celui qui fut l'ami de Mallarmé et le traducteur de Baudelaire fut aussi l'homme d'un cercle, d'abord regroupé autour des Blätter für die Kunst (Feuilles pour l'art) à compter de 1892.[1] Un cercle, et non un salon, où l'engagement fut promu ; où les engagements furent multiples. C'est là le génie de l’œuvre de Stefan George : sa poésie, ses disciples, l'action du cercle forment une fascinante trinité. Cette trinité explique peut-être à elle seule la moindre réception de George en France, où la timidité de sa résurgence. Le phénomène « Stefan George » peut fasciner ; déconcerter ; troubler. Nous ne disposons ainsi de ses Poésies complètes, traduites par Ludwig Lehnen, que depuis 2009.[2]
« Fascination » est sans doute le mot juste s'il s'agit d'expliquer la rédaction d'une courte synthèse introductive, Stefan George et son cercle, de la poésie à la révolution conservatrice, publiée en 2022.[3] Il est certainement des découvertes aux effets durables, voire aux conséquences durables : ainsi de la découverte à 20 ans de deux des plus brillants disciples de George. La biographie de Frédéric II du médiéviste Ernst Kantorowicz et le geste de Claus von Stauffenberg – d'abord révélée par la culture hollywoodienne, cinématographique – firent impression. De fait, les Georgéens s'opposèrent toujours au culte de l'objectivité, à l'érudition stérile ou à l'accumulation de data. Ils s'imposèrent la poésie comme cap ; comme praxis. A défaut, une telle idée tient – en ce cas, pour un père de famille, pour un professeur – de l'aiguillon. Une aiguillon ! Et je songe à cet extrait du Septième anneau, suivant la traduction de Fabrice Gravereaux et Michael Speier :
« Vous aviez les yeux foncés par des rêves éloignés / Et ne vous souciiez plus de la sainte ordination / Vous humiez l’haleine de la fin par tous les espaces / Haussez maintenant la tête ! car vous échoit le salut. / En votre an froid et malaisé / Se déclare maintenant un printemps de neufs prodiges. / Aux mains fleuries, avec le nimbe autour de la chevelure / Un dieu apparut et pénétra en vos demeures. »[4]
LP : Que retenez-vous à la fois du personnage et de son influence littéraire ? Avez-vous un écrit particulier, un épisode de sa vie qui a retenu votre attention et que vous aimeriez porter à la connaissance des lecteurs de Liberté ?
Stefan George fut publiquement célébré, ses poèmes déclamés lors de vastes rassemblements de la jeunesse, son lyrisme débattu dans les enceintes universitaires. Il n'en fut pas moins un individu énigmatique, cultivant le silence – ne faisait-il pas disparaître une part de sa correspondance ? – et le murmure à destination d'un petit groupe d'élus. L'individu Stefan George a, précocement, semblé fusionner avec son art.
Stefan George est une araignée sur une toile tissée d'or : sa discrétion, l'oubli dans lequel il se trouve désormais plongé en France, ne l'empêchent pas de se trouver relié aux mouvements culturels et aux personnalités les plus marquantes de la modernité tardive européenne. Stefan George, de fait, s'analyse moins qu'il ne s'explore. Vers lui convergent les aspirations et contradictions apparentes d'une époque : Theodor W. Adorno, chef de file de la gauche critique d'après-guerre – l'école de Francfort – lui consacra l'un de ses Prismes (1955) ; tandis que Joseph Goebbels fonda en son temps un prix Stefan George. Déclamé lors des rassemblements du mouvement de Jeunesse durant l'entre-deux-guerres, les poèmes de George suscitent toujours l'admiration du fils de l'écrivain Thomas Mann, Klaus, déchu de la nationalité allemande et engagé au sein de l'armée américaine, tandis que le disciple et sculpteur Frank Mehnert meurt en 1943 sur le front oriental. L'influence de George ne doit pas être sous-estimée : elle s'étend, d'une manière ou d'une autre, de l'ancienne famille impériale au philosophe Martin Heidegger, fils d'un tonnelier et sacristain de Messkirch – jusqu'à un penseur marxisant aussi atypique que Walter Benjamin, un temps attiré par l'émigration sioniste en Palestine. Brille ainsi une constellation, dont chaque étoile à sa substance et sa spécificité.
Aussi Stefan George est-il indissociable de l'admiration et de la fascination qu'il suscite ; de l'effet qu'il produit. A un point tel que sa poésie, d'abord fortement marquée par Baudelaire, ou son « maître » et ami Mallarmé, mêlant donc atmosphère fin de siècle et langage cryptique, se mue progressivement en incantation et psalmodie. George s'inscrit dans les tendances profondes de son époque, tout en aspirant à l'orienter. La poésie de George radicalise sa tendance para-religieuse, et sans doute convient-il de l'appréhender – de manière croissante – comme une forme de liturgie. Ainsi le Choeur final clôt-il l'Etoile de l'Alliance (1914) : « DIEU NOUS FAIT SON CHEMIN PLUS LARGE / Dieu nous assigne sa province / Dieu nous allume son combat / Dieu nous décerne sa couronne... »[5] Sans qu’il ne soit jamais possible de reconduire le divin à l'orthodoxie catholique, dont George emprunte les thèmes et l'art formel pour s'assurer de sa propre communauté. Une telle démarche, consubstantielle à sa personnalité secrète et adepte de la mythification, pouvait marquer les chairs des plus jeunes. On songe aux frères Stauffenberg, introduits précocement au sein du cercle du poète, dont leur mère est lectrice. En 1923, les futurs animateurs de l'attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler n'ont que 16 et 18 ans. On imagine l'effet que purent avoir sur eux, et à jamais, les paroles du Nouveau règne (1928), dont l'on peut choisir un passage au hasard, feuilletant ce recueil dense : « Quand ce peuple, éveillé des lâches somnolences / Se souviendra de soi, de son choix, de sa tâche / Il comprendra soudain le sens qu'eut pour les dieux / Son indicible horreur... Les bras se lèveront / Et les bouches crieront pour acclamer l'Honneur / Et l'étendard royal, marqué par des vrais emblèmes / Flottant au vent de l'aube, incliné, saluera / Les Seigneurs : les Héros ! »[6]
On perçoit une tonalité tout à la fois mythique et politique – et l'appel à l'action peut s'entendre dans les vers. C'est d'ailleurs dans ce recueil que le « Maître » évoque tardivement le premier conflit mondial – que Stefan George passa pour l'essentiel en Suisse, goûtant peu l'aveuglement va-t-en-guerre –. En s'adressant par lui et en lui au « jeune chef », il imposait un horizon ou un projet. Reste à en élucider la nature, tout à fait singulière.
LP : On associe souvent Stefan George à la révolution conservatrice allemande : quel rôle joue-t-il dans cet épisode historique ?
Stefan George appartient assurément à la constellation des auteurs aspirant à l'avènement d'un ordre culturel nouveau, et ce dès les années 1890. Il me semble cependant difficile de l'assimiler, purement et simplement, à l'ensemble des mouvances révolutionnaires non-libérales et non-marxistes qui agitèrent l'Allemagne de l'entre-deux-guerres, et regroupées par le politologue Armin Mohler sous l'expression de « révolution conservatrice ».[7] Le sociologue-historien Stefan Breuer a proposé le concept de « fondamentalisme esthétique », qui me semble désigner le plus justement la démarche de Stefan George et des siens.[8] Ici, politique et poésie tendent à fusionner au profit de l'esthétique : le cercle de George est, de ce point de vue, le point d'aboutissement du romantisme allemand qui accueillit la Révolution française et y répliqua. Après le « tournant » révolutionnaire, l’État et la communauté ne devaient pas, essentiellement, être régis par des principes abstraits (la « Raison »), mais s'attacher à retrouver l'ordre du monde dans la quête de la Beauté. Conception étonnante. Dès la fin du XVIIIème siècle fut explicitée par Hölderlin la relation du « poète » au « peuple » ; le rôle de la poésie dans la constitution du corps politique. Sans doute la France ne connut-elle aucune passion ou tendance équivalente, en dépit du rôle de ses écrivains. Elle s'empara au contraire d'une part de l'élite germanique, éveillée par l'occupation napoléonienne et déçue par le nouveau « Reich » militaro-bureaucratique de 1871, voire sa suite wilhelmienne. Le poète assurerait la régence de la patrie, ou plus justement veillerait sur son essence – et l'on songe à l'expression-mot de passe du cercle de George : la poésie préserve et annonce « l'Allemagne secrète ».
Stefan George s'est donc toujours tenu personnellement à distance de l'action politicienne, sans jamais négliger ses relations avec de nécessaires bienfaiteurs (exemplairement, Richard Boehringer, fils d'un riche industriel, devint l'exécuteur testamentaire du poète). La question matérielle releva cependant d'une dimension seconde ; bien que ses disciples furent encouragés à intégrer des postes – jouer des « rôles sociaux », si vous me permettez d'insister sur l'expression – conformes à leurs capacités et utiles à l'expansion de l'effort poétique de George et de la communauté des Feuilles pour l'art (Friedrich Gundolf, l'un des principaux critiques littéraires et universitaire ; Ludwig Klages, penseur du « rythme » et de la graphologie ; Kurt Hildebrandt, médecin, commentateur de l’œuvre de Platon ; Ernst Morwitz, juge, traducteur de Stefan George durant son exil américain ; Ernst Kantorowicz, parmi les plus grands médiévistes du siècle ; Claus von Stauffenberg, officier d'état-major ; …).
Tout mouvement populaire fut dès lors tenu pour tel, et rien de plus : George soutint les efforts de mise en ordre – de mise en forme – des sociétés européennes après 1918, et accueillit le nouveau gouvernement italien favorablement ; dans la mesure où il luttait contre la subversion égalitaire des communistes. Plus profondément, sa théâtralité et son goût des « liturgies » politiques le rapprochaient en quelque manière des efforts des Georgéens. La méfiance à l'égard de la « plèbe » n'en resta pas moins un thème habituel. La question de l'inflation, celle de la dette ou de la justice sociale, ne pouvaient pour elles-mêmes retenir son attention : George s'attacha à sa vocation de « prophète national », s'assurant de sa reconnaissance par les élites politiques et sociales du temps – du moment, peut-être – tout en animant son cercle. Ce dernier seul devait saisir, diffuser et incarner sa poésie. Au sein d'une Europe agitée par les pulsions révolutionnaires, les disciples devaient fixer L'Etoile de l'Alliance et permettre l'avènement du Nouveau règne – suivant le titre de recueils décisifs. Leur communauté se constitua autour d'une parole exigeante et souvent hermétique, au cœur d'une époque dominée par les projets et mouvements de masse. On ne peut cependant nier que Stefan George aspira à « prendre la tête » – symboliquement – du temps tout en veillant à sa « régénération », subtile mais réelle, par les siens. Cela n'aurait sans doute qu'un intérêt limité s'il s'était agi d'un simple fantasme ou d'une forme de snobisme. Le cercle de George relève au contraire du phénomène social, et relève de l'histoire de la culture européenne tardive.
LP : En quoi Stefan George peut-il susciter un intérêt pour les jeunes (et moins jeunes !) générations aujourd'hui ?
Nous avons oublié de quelle intensité existentielle nous étions capables – à quelle intensité d'existence nous pouvions prétendre. Stefan George aura inspiré une action occulte et éclatante, dont les motivations sont aussi certaines que difficiles, désormais, à accepter : ses disciples connurent des destins divers ; mais beaucoup restèrent fidèles. Au plus fort du second volet de la Guerre, les références à George, traductions et considérations politiquement subversives furent transportées par les services postaux – de foyers en postes militaires. Alexander von Stauffenberg est blessé en 1943 à l'Est, temporairement retiré du front. Universitaire antiquisant, il achève un essai-hommage à Stefan George, Der Tod des Meisters (La mort du Maître) avant de prendre la tête d'une section en Grèce. Exemple parmi d'autres. Si Ernst Morwitz quitte l'Allemagne pour les Etats-Unis en 1938 – sa judéité l'excluant désormais de tout engagement national –, son action fut déterminante (aux côtés de la poétesse Olga Marx), traduisant les œuvres du Maître et permettant leur diffusion dans le monde anglo-saxon.
L'alliance de l'idéalisme – ou plus précisément, de l'idéalité poétique – et des aptitudes – socialement reconnues – trouva ici un point d'équilibre. En dépit de querelles au sein du monde académique, alliant esprit de coterie, érudition et enjeux culturels (on songe à l'historien Friedrich Wolters, dont nous restent les échos de ses échanges avec Werner Jaeger sur le sens de la démarche de Platon), l'essentiel de l'activité du cercle échappe à la trivialité. Relativement à la nature humaine ; cela s'entend. Il faut considérer que les meilleurs des Georgéens ne défendaient pas une « cause », comme il put toujours en exister une multitude mêlant opportunisme et fantasmes. Le phénomène me semble, ici, tout à fait différent : les Georgéens étaient eux-mêmes cette cause, comme garants de « l'Allemagne secrète » du Maître. Le risque de l'identifier temporairement à tel ou tel mouvement politique ou social, de l'identifier temporairement à tel ou tel régime, existait bien sûr. La structure même de leur engagement pouvait cependant prémunir contre la déviance totalitaire. A maxima, Berthold et Claus von Stauffenberg découvrirent que s'accomplir revenait à accomplir la poésie de Stefan George.
Leur rôle dans la résistance allemande fut éclatant. Encore s'agit-il de cerner ce qui put susciter et nourrir le feu de leur engagement : Claus entre en Pologne sans états d'âme, participe à la campagne de France et se grise de la victoire, semble à ses interlocuteurs plus désireux que jamais de rejoindre le front après le choc du 7 avril 1943 en Afrique du Nord (perte de l’œil gauche, amputation de la main droite, du petit doigt et de l'annulaire de la main gauche). Si les frères Stauffenberg désapprouvèrent les exécutions de masse et constatèrent l’inconduite de la direction politique du pays, leur décision de tuer Hitler – portée par des réseaux familiaux et amicaux – eut des racines plus profondes. Ainsi Claus corrigea-t-il, durant sa convalescence, la version de la Chanson de Roland de Rudolf Fahrner (ancien élève de Friedrich Wolters, disciple de Stefan George ; à la tête de l'Institut allemand d'Athènes à partir de 1941). L'essentiel ne se joua pas à la surface. L'attentat du 20 juillet 1944 – le détournement du plan Walkyrie, originellement conçu pour réprimer toute insurrection – fut pour eux le sceau apposé sur l’œuvre du Maître, mort plus de 10 ans auparavant. S'il s'agissait de supprimer ou neutraliser les principaux hiérarques, l'élimination d'Hitler s'inscrivait dans une perspective singulière : la préparation du coup d'Etat vit Fahrner participer, avec Claus Stauffenberg, à la rédaction des proclamations devant succéder à la mise à mort du Führer. Il offrit à Claus la chevalière d'or qu'il porta désormais au majeur de la main gauche. La déconcertante devise de Stefan George – « Je suis le commencement et la fin » – s'y trouvait gravée sous une forme contractée – « FINIS INITIUM » –. Le 4 juillet encore, Claus se heurta aux blocages administratifs entravant le ravitaillement des troupes sur le front. Son talent de logisticien s'exerce donc encore au profit de l'armée, tandis qu'il veille aux derniers préparatifs de l'attentat : l'intérêt de l'Allemagne (mais quelle Allemagne ?) lui importe plus que son existence propre – sa lignée même peut être physiquement sacrifiée. Il rejoint cependant son frère Berthold et Fahrner dans la nuit afin de lire le poème de La mort du Maître, que Peter Hoffmann a pu qualifier de manifeste pour « l'Allemagne secrète ».[9] « La séparation, nous l'éprouvions : / Chaque souffle et serrement de cœur de nos vies, / Par le sang et l'esprit, servent son tombeau. » Alors qu'une part des conjurés de juillet défendaient avant tout leur honneur d'officier, les intérêts stratégiques de leur pays, les droits humains contre la dictature ou des aspirations personnelles, Claus et Berthold s'attachaient à sauver la parole du poète contre sa parodie. La suite est connue : Hitler survécut à la bombe déposée dans la salle de réunion de la « tanière du loup » et invoqua la Providence ; les conjurés furent traqués, exécutés, déportés. Nous n'en devrions que davantage tenter de percer, aujourd'hui, la mécanique secrète d'une telle existence. D'un tel type de culture, d'éducation, de type humain.
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[1]Feuilles pour l'art, 1892-1919, Les Belles Lettres, 2012.
[2]Stefan George, Poésies complètes, traduites par Ludwig Lehnen, La Différence, 2009.
[3]Benjamin Demeslay, Stefan George et son cercle, de la poésie à la révolution conservatrice, La Nouvelle Librairie, 2022.
[4]16_1981_p19_30.pdf (po-et-sie.fr)
[5]Stefan George, Poèmes, traduits par Maurice Boucher, Aubier, 1969, p. 221.
[6]Ibid., p. 247.
[7]Armin Mohler, La Révolution conservatrice en Allemagne, 1918-1932, Pardès, 1993 (1972).
[8]Stefan Breuer, Ästhetischer fundamentalismus, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1996.
[9]Peter Hoffmann, Stauffenberg, histoire de famille, 1905-1944, Presses de l'Université de Laval, 2019 (1992), p. 405.
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