Yémen : la trouble alliance entre Saoudiens, Américains… et Daech

Tout le monde s’accorde pour voir dans la guerre débutée au Yémen en janvier 2015 un conflit opposant sunnites et chiites, d’où la nécessité d’empêcher ces derniers – censés être les plus dangereux radicaux de la planète – de prendre le pouvoir. L’analyse historique et géopolitique de la situation impose de nuancer ce tableau.

La population yéménite n’est pas chiite mais zaydite. Le zaydisme est, à l’origine, une secte fondée par Zayd ibn Alî, membre de la parenté du Prophète, qui s’est séparée des chiites vers 740. Le groupe considère comme les chiites que le pouvoir califal – l’imâmat – doit aller à un descendant de Alî et de Fâtima, tout en défendant la nécessité d’un consensus autour de la désignation de l’imâm, théorie proche du sunnisme. Ils assurent surtout que le pouvoir légitime doit être défendu par la force, voire pris par les armes et l’insurrection. Leur état d’esprit les poussait donc facilement dans les révoltes et l’organisation de coups de main.

La doctrine zaydite fut théorisée par Yahyâ ibn al-Husayn al-Hâdî qui devint émir du Yémen (897-911), et y implanta le zaydisme. Ce courant n’est donc pas réductible au chiisme « classique », c'est-à-dire duodécimain, majoritaire en Iran ; il serait plutôt une sorte d’intermédiaire théologique entre sunnisme et chiisme. En outre, cette doctrine n’est pas unique dans le pays, puisqu’elle ne représente qu’un tiers de la population, l’Est et le Sud sont sunnites de rite shâfiite, tandis que le sultanat d’Oman voisin est ibadite et l’Arabie Saoudite hanbalite, deux mouvements intégrés au sunnisme.

Les divisions dynastiques

Après l’islamisation, qui prit trois siècles, le Yémen se retrouva sous la domination de petites dynasties successives professant le zaydisme : les Yufirides (847-997), les Nadjâhides (1021-1156), les Suhayhides (1047-1138), les Zurayides (1080-1173). Chacune était portée par un groupe tribal particulier et s’appuyait sur une région du sud de la péninsule. Leur unité était assurée par le zaydisme, de sorte que les Suhayhides, installés à Sanaa, prêtèrent allégeance aux Fâtimides du Caire, eux aussi chiites. Ils s’opposèrent violemment aux Nadhâhides qui dominaient la Tihâma.

Le système politique était contrôlé par les shérifs, c'est-à-dire des membres de la haute aristocratie et des chefs de clan qui mettaient en avant leurs origines mecquoises et leur proximité généalogique avec le Prophète. Le chiisme partagé n’évitait nullement les conflits violents entre groupes tribaux, ainsi au XIIe siècle pour le contrôle de Sanaa.

La lutte pour l’indépendance

En 1173, les troupes de Saladin, notoirement sunnites, envahirent le Yémen, brisèrent les dynasties locales. Cette fragilisation des petits émirats chiites de la région facilita la domination des Rasûlides (1228-1454), considérée comme l’apogée du Yémen avant l’occupation ottomane à partir de 1516. Mais les Turcs n’exercèrent qu’un contrôle nominal et composèrent avec les imâms zaydites qui menèrent la résistance pendant un siècle. En 1629, les zaydites prirent Sanaa, renversèrent les armées ottomanes et instaurèrent un système politique fondé sur l’imâmat zaydite.

En confiant le gouvernement du pays à une succession d’imâms, les Yéménites renforçaient la place et l’autorité du pouvoir religieux, sans pour autant empêcher les tentatives de coup d’État et les querelles entre prétendants à l’imâmat. Sous l’imâm al-Mutawakkil (1644-1676), le pays connut un nouvel essor en conquérant l’Hadramaout, mais la puissance ottomane, forte de son armement et profitant d’une vacance dans l’imâmat, parvint à occuper à nouveau le Yémen en 1872. Les révoltes zaydites et la désignation d’imâms résistants ne purent rien faire contre l’hégémonie turque. En 1918, la défaite ottomane rendit au Yémen son indépendance sous le contrôle de l’imâm Yahyâ, qui isola le pays et le maintînt dans le sous-développement. Son assassinat en 1948 amena au pouvoir son fils, personnage violent et autoritaire, qui ne parvint jamais à s’imposer à Sanaa et dut s’effacer dans la cité de Taïz. À sa mort en 1962, l’armée, influencée par le nationalisme arabe et Nasser, prit le pouvoir et abolit l’imâmat.

Les deux Yémen

Dès le XIXe siècle, le Yémen fut coupé en deux : au nord l’État-imâmat, et au sud la colonie anglaise structurée autour du port d’Aden et conquise dès 1839. En 1962, la proclamation d’indépendance de la République Arabe du Yémen ne concernait que la partie Nord, laquelle entra aussitôt dans une période de guerre civile, marquée par les intrusions militaires de l’Égypte et de l’Arabie Saoudite. En 1978, Alî Abdallah Sâlih devint président de ce Yémen du Nord et garda le pouvoir jusqu’aux événements de 2011-2012. Le Yémen du Sud, lui, quitta le giron de de la Grande-Bretagne en 1967 et s’orienta progressivement vers un système marxiste proche de l’URSS. Pourtant, dans les deux pays, des campagnes populaires militaient pour la réunification, processus rendu possible par la chute du Mur, Moscou ne pouvant plus soutenir la partie Sud.

En mai 1990, les deux Yémen furent officiellement rassemblés, mais c’est le président Sâlih qui devint le chef d’État du pays réunifié, mettant ainsi aux commandes du Yémen toute l’oligarchie du Nord. Dès lors, les tensions ne cessèrent d’être exacerbées et débouchèrent sur une nouvelle guerre civile en 1994.

Une fracture religieuse ?

Le conflit actuel ne peut être réduit à une fracture chiites/sunnites. Celle-ci existe bien sûr, mais le zaydisme est un courant du chiisme qui ne se réduit pas au groupe majoritaire duodécimain tel qu’il existe en Iran. Certaines tribus yéménites sont elles-mêmes partagées entre shafiisme et zaydisme, or l’appartenance tribale l’emporte bien souvent sur l’aspect confessionnel.

Les houthis, qui mènent la révolte au Yémen depuis 2014, représentent un tiers de la population, qui est d’abord sunnite shafiite. La milice houthie fut fondée par Hussein al-Houthi, après l’indépendance du Nord en 1962, afin de garantir que la fin de l’imâmat ne sonnerait pas celle du zaydisme et de l’ancienne culture tribale. Il fallait préserver la vénération des familles aristocratiques qui avaient donné les principaux imâms au pays. Le président Sâlih dut longtemps composer avec la milice, mais l’influence diplomatique des États-Unis après le 11 septembre 2001 et la « guerre contre le terrorisme », auquel participait officiellement Sâlih, brisèrent l’unité de façade entre le gouvernement et les élites zaydites. Hussein al-Houthi fut même assassiné en 2004 à l’initiative de Sâlih.

Or l’influence grandissante chez les sunnites yéménites du wahhabisme saoudien, des Frères musulmans et du salafisme d’Al-Qaïda remit en cause les équilibres religieux traditionnels. Les élites shafiites et le sud du pays se rallièrent progressivement à l’islamisme mondial et à l’idéologie revancharde de Ben Laden, dont la famille était originaire du Yémen.

Le Yémen entre houthis, Al-Qaïda et l’Arabie saoudite

Dge-yémen

Alors que les zaydites dominaient politiquement le Yémen du Nord depuis mille ans, ils craignirent de perdre leur ascendant politique face au dynamisme d’al-Qaïda et de l’Arabie Saoudite voisine. Sâlih de son côté se savait menacé par les États-Unis qui voulaient démocratiser le régime à la faveur du Printemps arabe. Oubliant les tensions récentes avec la milice houthie, Sâlih décida de la soutenir pour conserver le pouvoir face à Al-Qaïda et Washington.

Mais il fut évincé en 2011 et remplacé par Abd Rabo Mansour Hadi, un sunnite favorable à l’Arabie Saoudite. C’était la victoire politique du projet américano-saoudien. Les shafiites du Sud s’emparèrent donc du gouvernement à la place des zaydites. Aussitôt ceux-ci lancèrent une révolte qui leur permit de prendre Sanaa en mars 2015, la capitale se situant dans la zone zaydite.

Le pays se déchira. L’ancien Yémen du Nord passa entièrement sous contrôle des houthis. Le gouvernement sunnite se rapprocha de Riyad. Mais les shafiites eux-mêmes virent d’un mauvais œil ces liens hétérodoxes au sein du sunnisme avec Riyad, dont la confession est hanbalite, et non shafiite. La soumission aux Saoudiens leur paraissait scandaleuse. Un courant sécessionniste donc se constitua dans le sud, désobéissant au gouvernement central. La branche locale d’Al-Qaïda en profita pour prendre pieds dans la partie Sud, sous le nom d’Al-Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA).

Les États-Unis, qui craignaient la présence d’AQPA, organisation contre laquelle ils multiplièrent les assassinats par drones, laissèrent faire les houthis dans l’espoir qu’ils briseraient le jihadisme. Mais l’année 2014 ayant vu le retour de l’Iran sur la scène internationale, les Américains identifièrent dans les houthis une cinquième colonne chiite en Arabie, alors que les liens politiques et militaires entre zaydites et Iraniens n’étaient nullement avérés. Ils changèrent brutalement leur fusil d’épaule pour soutenir les salafistes et autorisèrent Riyad à intervenir militairement au Yémen contre les houthis.

Tous unis contre les houthis

L’aspect confessionnel du conflit est donc réel mais beaucoup plus complexe que le manichéisme chiites/sunnites rabâché dans les médias. Les deux camps en présence ont eu pourtant tout intérêt depuis un an à s’identifier progressivement à une confession reconnue de l’islam, les houthis au chiisme duodécimain, les Yéménites du Sud au sunnisme hanbalite, les uns pour obtenir l’aide de l’Iran, les autres pour avoir celle de l’Arabie Saoudite, d’AQPA, voire de l’État islamique. Mais si les médias iraniens se scandalisent du sort réservé aux houthis, ils ne pourront pas leur venir en aide en raison de l’éloignement de ce théâtre de guerre et parce que les houthis ne contrôlent aucun port où débarquer des armes. De l’autre côté, les médias de Daech ont pris fait et cause pour la guerre faite contre les houthis, tout comme les États-Unis.

Sur le plan médiatique, les adversaires de ces derniers ont tout fait pour les identifier à un chiisme révolutionnaire et violent, pour mieux les associer à l’Iran et au danger qu’il représente. Les acteurs de ce plan de communication sont les États-Unis et l’Arabie Saoudite. À la haine anti-iranienne s’est ajoutée chez ces derniers une sympathie naturelle pour les sécessionnistes radicalisés du Sud, proches du wahhabisme, voire d’AQPA. Riyad continue donc son jeu trouble de séduction des salafistes les plus dangereux de la planète.

 

Olivier Hanne est islamologue, auteur de L’État islamique, anatomie du nouveau Califat, BG Editions, 2015.

 

Sur ce sujet :
Thomas Flichy de La Neuville : Arabie saoudite et Yémen : une fracture plurimillénaire (avril 2015)

 

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