Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu'il fût déjà allumé ! Les incendies estivaux annuels nous l'enseignent : le feu éclaire, chauffe, mais aussi carbonise et dévaste et, surtout, il inquiète.
Il inquiète, aux deux sens du terme : il provoque l'angoisse, et il met fin à la tranquillité, la quiétude. Ainsi en va-t-il du Christ, il met le feu aux poudres, car c'est lui-même qui le dit : il est venu mettre fin à une certaine quiétude.
Sur quoi cette quiétude porte-t-elle ? Sur trois domaines : la vérité à croire, les habitudes culturelles, la paix des ménages.
La vérité à croire
Après le Christ, plus rien n'est comme avant. Après l'incarnation du Fils de Dieu, après sa mort et sa résurrection, le monde est transformé. Perdu que le monde était, des suites du péché originel, le voici sauvé et promis à la vie éternelle.
Après le Christ, le judaïsme est accompli, toutes les promesses de l'Ancien Testament tenues, la prière changée, l'Église fondée, les sacrements instaurés. Notre foi est désormais complète, et le Christ nous a donné l'Esprit qui nous conduit à la vérité toute entière. Cette vérité entière, la plénitude de cette vérité, c'est dans l'Église catholique qu'elle subsiste, comme le Concile Vatican II nous le rappelle. Cela ne veut pas dire que nous avons tout et que les autres n'ont rien, mais cela veut dire que nous avons tout et que les autres ont plus ou moins. Ils ont plus ou moins la vérité complète, à la mesure de leur proximité ou de leur distance d'avec la pleine communion avec l'Église catholique.
Le plus et le moins valent d'abord pour nos frères chrétiens d'autres confessions. Ils valent à plus forte raison des autres religions, qui voient la distance s'accroître à mesure que manque le Christ et la révélation, puis le Dieu unique et créateur.
Néanmoins, nous savons que toute vérité, où qu'elle se trouve, vient de l'Esprit Saint. Par conséquent, tout ce qu'il y a de vrai dans toute religion, même très éloignée, est le fruit de l'Esprit Saint, c'est une grâce de l'Église, participation lointaine et affaiblie, parfois corrompue, mais participation quand même. L'Église assume le vrai et le bien qui semblent ne pas lui appartenir. Tout homme, s'il est sauvé, l'est par le Christ et dans l'Église, même s'il l'ignore.
Il n'empêche que, à regarder ce qui différencie les religions, le Christ divise. Aujourd'hui même, dans le monde, des chrétiens se font tuer ou expulser parce qu'ils portent la croix sur eux.
Les habitudes culturelles
Cependant, il est inutile d'aller si loin autour du globe, facilité philanthropique qui ne nous dérange pas beaucoup. La division est à nos portes. Elle est à la porte de notre société et de notre culture. C'est au cœur d'une chrétienté occidentale renégate et en lambeaux que le Christ devient, plus que jamais, signe de division.
Bien sûr, cette division peut apparaître au frottement des diverses religions présentes dans nos pays : mais gardons cela au chaud, si je puis dire, pour dans vingt ans. Elle apparaît dès maintenant dans la façon qu'a l'Europe de rougir de son enracinement chrétien. Elle apparaît lorsque la France fête un siècle de laïcisme, inventé pour épuiser l'Église ; lorsque nos propres réflexes culturels, ainsi façonnés, font de nous des êtres bizarres et monstrueux, à deux visages. Il y a le visage privé, chrétien, et le visage public, qui n'en laisse rien paraître et se cache de l'être. Jean-Jacques Rousseau et Jules Ferry, main dans la main, nous ont appris à avoir peur de notre ombre. Il n'est pas jusqu'à Marx, qui nous a laissé l'idée d'une Église triomphante, dominante et possédante, qui ne nous a instillé une discipline de fer : nous avons appris à raser les murs, à ne pas paraître, à ne pas parler, sauf pour dire que tout le monde a raison, sauf l'Église elle-même. Nous sommes accoutumés à nous excuser d'exister comme chrétiens, comme apôtres, comme serviteurs de la vérité, comme prêtres, comme laïcs fervents.
Le Christ divise. Survenant, il vient casser la carapace de nos conventions culturelles. La culture, il est venu nous dire de l'évangéliser, plutôt que de s'y fondre ou bien de se prosterner devant ses caprices. La culture est belle, puisqu'elle cristallise le meilleur de l'homme ; mais, au nom du meilleur de l'homme, le Christ doit y être présent. Si notre culture n'est plus chrétienne, c'est aussi parce que les chrétiens l'ont désertée pour des activités plus mercantiles.
Le temps n'est plus des chrétiens de France qui ont peur de leur culture, laquelle se moque parfois d'eux, mais en vain. Le temps est venu d'une Église qui sait tenir son rang dans la culture pour donner une parole forte et un peu d'espérance. D'autres Églises, martyrisées, ont vécu dans les catacombes, et c'est à leur gloire ; la nôtre, confortablement et librement installée, a parfois vécu dans la cave, et c'est pour sa honte.
La paix des ménages
Lorsque Jésus illustre la division qu'il instaure, c'est un exemple familial qu'il développe. Ce sont les familles qu'il déclare diviser. Comment entendre cela ? Qu'il y ait des frictions entre belle-mère et belle-fille, c'est de tous les temps, de bien avant le Christ lui-même ! Mais dans les autres cas et donc sur tous, la venue du Christ projette la lumière crue de l'incendie. Face au Christ, on est obligé de choisir : de le choisir, lui, et de faire des choix, pour tout le reste.
Certes, il faut construire l'amour et la paix dans les familles et, cela, au nom du Christ. Amour et paix sont faits de délicatesse, d'écoute, de respect du point où en est arrivé l'autre. Saint François de Sales disait : Tout en douceur, rien en force. Néanmoins, cela ne veut pas dire renoncer au Christ en particulier au nom du Christ en général. C'est pourquoi, si l'on est chrétien, on ne saurait renoncer, sous prétexte de respecter les autres, de tolérance – vertu paresseuse et démissionnaire –, à sa vie spirituelle, à l'enseignement de l'Église, aux commandements de Dieu, bref, au socle de la foi.
Au contraire, pour assurer ce socle, on en vient à souhaiter aux parents et aux éducateurs de tenir bon ; parfois, inversement, aux enfants de tenir face à leurs parents ; on souhaite aux fiancés de bien se choisir ; aux époux, aux amis, aux communautés chrétiennes, à ceux qui parlent au nom de l'Église, de se dire les choses en vérité, peut-être en acceptant un arbitrage, faisant la paix par le haut et non par le bas.
C'est le Christ, dans et par l'Église, qui est chemin, vérité et vie : toute norme établie sans lui, norme théorique ou norme pratique, se dresse un jour contre lui.
Au fond, ce n'est pas tant le Christ qui veut diviser, que les choses qui se lèvent contre lui à son approche. Au moment où le Christ en croix lève ses bras sur le monde, il ne faut pas baisser les nôtres.
*Homélie du fr. Thierry-Dominique Humbrecht o.p., couvent des dominicains de Bordeaux, dimanche 19 août 2007, année C, sur Luc 12, 49-53.
Illustration : Christ pantocrator, XIIIe s., mosaïque (détail), basilique Sainte-Sophie, Constantinople.
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