L'attentat de Karachi dans lequel onze Français ont trouvé la mort, a rappelé opportunément combien la lutte contre le terrorisme était une longue bataille. À la faveur de cette lutte engagée depuis le 11 septembre 2001, partout dans le monde des intellectuels se sont mobilisés, notamment de nombreux chrétiens, pour aider à situer cette guerre à son bon niveau.
C'est bien d'un combat pour la dignité intégrale de la personne humaine qu'il s'agit : sans ouverture à la transcendance, les sociétés occidentales échoueront à vaincre la terreur.
Aux États-Unis, ce sont soixante universitaires qui ont pris position dans le cadre du développement des actions militaires contre les groupuscules terroristes, 1/ pour définir les valeurs universelles au nom desquelles les combats sont menés ; 2/ pour réaffirmer le principe de la séparation du spirituel et du politique, sans que cette laïcisation de la politique engendre une radicalisation des positions ; 3/ pour définir la notion délicate de " guerre juste ".
En Italie, c'est le mouvement Communion et Libération qui a lancé un manifeste " Catholiques contre le terrorisme ", qui rappelle également la nécessité de lutter contre toutes les formes de terreurs, dans la cohérence du droit et de la justice, sans faiblesse (texte intégral ci-dessous).
Le texte américain sur lequel nous nous attardons fera date, même s'il est passé inaperçu (cf. lien ci-joint). Signé le 12 février par soixante chercheurs et essayistes, il part des principes généraux pour arriver aux applications et conséquences particulières. Les signataires déroulent logiquement et implacablement ce que représente l'adhésion aux valeurs " américaines ". Américaines par récupération circonstancielle, mais universelles au sens où ce qui est pris en compte est la dimension globale de l'homme, envers lui-même, envers les autres et envers une nature transcendante qui est souvent niée par les philosophies modernes : " Bien que l'idéologie laïque semble de plus en plus, dans notre société, emporter l'adhésion des jeunes générations, nous la désapprouvons parce qu'elle vient à l'encontre de la légitimité d'une partie importante de la société civile et tend à nier l'existence de ce que l'on peut considérer avec quelque raison comme une dimension importante de la personne humaine ". Ce que le poète Patrice de La Tour du Pin appelait " le jeu de l'Homme devant lui-même, le jeu de l'Homme devant les autres, le jeu de l'Homme devant Dieu "...
Ainsi de la première vérité fondamentale : " Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits et en dignité ", est déduite la " conviction que la dignité humaine est un droit inné pour toute personne et que, par conséquent, toute personne doit être traitée comme une fin et non comme un moyen ". Ces paroles très fortes ébranlent complètement la mercantilisation et la réification de l'homme, qui fait barrage aux expériences génétiques, à l'utilisation de l'embryon, qui sous-entend que le recours à l'avortement est un moyen ultime et non plus un service social " de base ". Le regard lucide et sans complaisance des signataires est un encouragement fort pour tous ceux qui voient dans l'organisation sociale des pays et des peuples le moyen de protéger la vie.
La seconde partie analyse l'état de la cohabitation entre le spirituel et le temporel dans les sociétés modernes et rappelle les erreurs politiques passées au nom d'une collusion trop étroite : " Il nous suffit, à nous Américains, de nous rappeler notre propre histoire et celle de l'Occident. Les guerres de religion et le sectarisme chrétien ont déchiré l'Europe pendant près d'un siècle. Aux États-Unis aussi, on a vu des tueries perpétrées au moins en partie au nom d'une foi religieuse. À l'égard de ce fléau, aucune civilisation, aucune tradition religieuse n'est sans tache ". Les sciences sociales et politiques ont évacué dans la sphère privée la transcendance. Or l'être humain est unitaire. Il ne peut agir au quotidien sans faire abstraction de cette transcendance qui se manifeste de manière diversifiée selon la nature et la culture de chacun : " Certains des signataires de cette lettre pensent que l'homme est par nature "religieux", au sens où chacun, même celui qui ne croit pas en Dieu ou n'adhère à aucune religion révélée, fait des choix essentiels et réfléchit sur les valeurs ultimes. "
Les tragiques événements du 11 septembre 2001 ont fait éclater au yeux du monde le fait religieux radical, dévoyé par un fort sentiment de vengeance s'exerçant dans la sphère du politique. Le débat sur la laïcité s'en trouve rouvert. Il est intéressant de constater que les signataires réfutent des positions que l'on trouve affichées dans beaucoup de pays occidentaux et en particulier l'instauration d'une " idéologie laïque, c'est-à-dire un scepticisme affiché ou une réelle hostilité envers la religion présupposant que la religion, notamment l'expression publique de la conviction religieuse, est par elle-même source de problèmes " et qu'ils prônent un système de gouvernement où la politique est maintenue " dans sa sphère propre, en limitant le pouvoir d'intervention de l'État dans les affaires religieuses et en obligeant ainsi le gouvernement à asseoir sa légitimité et ses actes sur des bases morales qu'il n'a pas inventées lui-même ". L'affirmation est importante dans la mesure où l'on voit qu'il n'y a pas étanchéité mais porosité enrichissante entre les deux domaines. On aimerait d'ailleurs, puisque les États-Unis veulent servir d'exemple, que cette porosité soit un peu plus importante dans le sens de l'humanisation des décisions judiciaires (suppression de la peine de mort) comme diplomatiques (la liste est longue des interventions militaires américaines cyniques sur fond de morale civico-religieuse).
La dernière partie du texte analyse le concept de " guerre juste " et son recours. La guerre est toujours injuste en soi car elle apporte malheurs et ruines, appauvrissement économique et aussi spirituel au sens ou l'homme s'attaque à lui-même. Si, dans un premier temps, les signataires rappellent que " si l'on a la preuve incontestable qu'un recours à la force peut empêcher le massacre d'innocents incapables de se défendre par eux-mêmes, alors le principe moral de l'amour du prochain nous ordonne de recourir à la force ", ils n'en prennent pas moins le soin de préciser qu'on " ne peut pas légitimement faire la guerre lorsque le danger est minime, douteux, de conséquence incertaine ou peut être vaincu par la négociation, l'appel à la raison, la médiation d'une tierce partie ou autres moyens non violents ".
On se rend compte, à la lecture de cette phrase, que les événements du Kosovo, en 1999, auraient pu clairement se régler par des moyens non militaires, voire peu militarisés. Le processus diplomatique s'est arrêté à la mascarade de Rambouillet (cf. l'avis de Mary Ann Glendon du 23 avril 1999). C'était l'oeuvre de l'autre Amérique, celle qui donne la primauté à l'idéologie sur le réalisme. La guerre peut donc être juste si elle est strictement encadrée d'un point de vue moral mais cette moralité elle-même doit être vue à la lumière de la loi naturelle et non d'une légitimité démocratique fluctuante. Les signataires sont enclins à penser que " la raison morale universelle, également nommée loi morale naturelle, peut et doit s'appliquer à la guerre ". Cette position, aussi respectable soit-elle, doit se fonder sur des qualificatifs moraux qui soient indépendants de la versatilité des opinions. L'exigence est immense et on souhaite ardemment qu'elle ne soit pas une promesse qui n'engage que ceux qui l'écoute (... cette leçon vaut bien un fromage sans doute, dirait le bon M. de la Fontaine !). Les événements de l'ex-Yougoslavie pour ne citer qu'eux, n'inclinent guère à l'angélisme.
En conclusion, il est rare d'entendre avec autant de force des femmes et des hommes qui s'engagent en prenant des concepts aussi stigmatisés ou caricaturés (en France) que " loi naturelle ", " fins dernières de la vie ", " liberté de culte " ainsi que la mise sur un pied d'égalité des philosophies laïques avec le nazisme et le communisme. Citons le texte américain : " À ce sujet, les avocats de la laïcité surestiment sans doute la capacité des sociétés humaines à se passer de "religion", même en théorie. En outre, ils mesurent mal, même en acceptant leurs propres prémisses, les conséquences sociales de la suppression de la religion traditionnelle. Car, si nous considérons la religion comme une valeur ultime, le XXe siècle a offert au monde deux exemples terrifiants — le nazisme en Allemagne, le communisme en Union soviétique — de religions laïques, qu'on peut appeler religions de substitution, toutes deux destinées à éradiquer la foi religieuse traditionnelle (en fait, une foi concurrente) et toutes deux parfaitement indifférentes à la dignité humaine et aux droits de l'homme fondamentaux ".
C'est l'avis maintes fois donné mais peu entendu que les droits de l'homme sans les droits de Dieu sont illusoires. C'est, après les travaux historiques (Arendt, Furet, Nolte, etc.) et les travaux littéraires (Eugénio Corti - le Cheval rouge) antérieurs, la réponse donnée à ceux des gouvernants qui se déclaraient naguère " fiers d'avoir des communistes " comme ministres. C'est un appel à une mémoire non plus sélective mais constructive.
L'Amérique de cet appel donne une des voies de l'avenir, la voie de la responsabilité. À elle désormais de maintenir cette fidélité, sans hypocrisie ni faux-semblants (on peut aussi rêver !) et d'éviter les écarts douteux. Le monde ne comprendrait pas.
Version originale publiée le sur le site Américain Value le 12 février 2002. Version française parue dans le Monde du 15 février 2002. Texte intégral et nom des signataires sur le site le Gué du Iaboc.
Document :
Manifeste " Catholiques contre le terrorisme"
Source : www.tempi.fr
Après l'horrible carnage perpétré au coeur de New York et de Washington, avec des milliers de victimes innocentes et des conséquences économiques et humaines désastreuses (notamment au détriment des plus pauvres), ainsi que d'autres massacres et destructions du même type, au sein de plusieurs villes occidentales (sans compter les dizaines de massacres perpétrés en Israël), les populations des pays Occidentaux sont très gravement menacées par une armée criminelle dont le but est d'instaurer la terreur avec notamment l'utilisation d'armes chimiques et bactériologiques terrifiantes.
En tant que catholiques, nous considérons que nos gouvernements ont l'obligation morale de mettre tous les moyens en oeuvre pour lutter contre "la mondialisation de la terreur" ainsi que contre les régimes qui la soutiennent, la protègent, la financent dans l'ombre. Cette évidence nous a régulièrement été enseignée par l'Église qui a toujours et partout reconnu le droit à la légitime défense et l'obligation morale, pour les gouvernants, de défendre la population civile contre toute forme de terreur. Cet enseignement date de St Augustin et de St Thomas et est actuellement poursuivi par Jean Paul II. Dans Evangelium Vitae, n. 55, le Pape cite le Catéchisme de l'Église catholique: "La légitime défense peut être non seulement un droit, mais un devoir primordial pour toute personne responsable de la vie des autres, du bien commun de la famille ou de la communauté civile (n. 2265)". Le catéchisme (ai nn. 2309 e ssgg) expose aussi les caractéristiques nécessaires que doit avoir "la légitime défense face à la force militaire" et conclut que l'évaluation des conditions de légitimité morale incombe au jugement réfléchi de ceux qui ont la responsabilité du bien commun. Les interventions répétées du St Père ces derniers jours ont rappelé ces principes, selon lesquels il faut instaurer la justice et non la vengeance et avoir comme objectif le rétablissement de la paix durement mise à l'épreuve, à la suite de la tragédie du 11 Septembre.
Le président de la République Italienne Carlo Azeglio Ciampi affirmait suite au 11 Septembre, qu'il s'agissait "d'une déclaration de guerre à tous les pays civils". Nous nous réjouissons que même les pays musulmans se soient impliqués dans l'anéantissement du danger qui nous incombe. Ces pays pourront, en effet, démanteler les organisations criminelles bénéficiant d'appuis et de collusions.
Espérons qu'une telle collaboration, dans un contexte de dialogue entre l'Occident et les pays islamiques, entre les chrétiens, les juifs et les musulmans, puisse aboutir à la reconnaissance des droits qui demeurent inexistants dans la quasi totalité des pays musulmans où la persécution, parfois violente, des chrétiens constitue un insurmontable obstacle à la considération de l'islam comme une religion pacifique et tolérante.
©Traduction : Eric Meerman, pour Décryptage
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