Comment nous, Français, n’aurions-nous pas le cœur serré en regardant l’interminable martyre du peuple syrien ? Son histoire et la nôtre sont entrelacées depuis près de mille ans ; ses populations chrétienne et alaouite sont indéfectiblement attachées à notre culture ; elles s’obstinent à rester francophone contre la domination universelle de l’anglais.
Comme si les combats sanglants qui déchirent les Syriens depuis trois ans ne suffisaient pas, les voici atteints d’un cancer monstrueux : un « État djihadiste » cruel et oppressif, menace de les anéantir. Même si nous étions insensibles à tant de malheurs, nous ne pourrions pas rester indifférents : ce cancer menace d’envoyer ses métastases jusque chez nous.
Que faire ? Nos dirigeants politiques se disent compatissants et vigilants. Ils s’activent autour de ce peuple torturé. Sarkozy et Juppé hier, Hollande et Fabius aujourd’hui affirment en chœur avoir diagnostiqué l’origine du mal et faire de leur mieux pour l’extirper.
Tout a commencé avec le « printemps arabe » qu’ils interprètent comme une puissante aspiration à la démocratie. Le dictateur Bachar El Assad s’est mis en travers, disent-ils. Il maintient son pouvoir par un mélange de terreur et de ruse : il réprime sauvagement les démonstrations pacifiques en même temps qu’il lance des militants islamistes sur les arrières des insurgés de la liberté.
Étranges connivences
La France, fidèle à sa vocation, soutient sans faille les « modérés » qui combattent et meurent pour la laïcité, l’émancipation des femmes, le pluralisme politique et le respect des minorités. Il n’est, pour nous, que de s’armer de patience et de fermeté. Les « modérés » vaincront parce qu’ils ont pour eux l’aspiration populaire et la logique de l’histoire.
Confrontée à la tournure que prennent les évènements, cette interprétation du mal syrien suscite des doutes. Les insurgés dits modérés n’ont aucun crédit en Orient. Trois ans après le début de leur action, ils n’ont pas encore de chef reconnu ni d’organisation stable ni même de base populaire discernable. Ils sont invisibles et inaudibles. Aucun gouvernement étranger autre que le nôtre ne les soutient. Même Obama les a discrètement lâchés.
Ni notre appui diplomatique ni les armes que nous leur livrons, n’empêchent leur lent naufrage. Pour renflouer leur fortune, ils en sont réduits, et nous avec eux, à d’étranges connivences. Ils s’allient à d’autres insurgés que soutiennent l’Arabie saoudite et le Qatar, États qui passent difficilement pour des parangons de la liberté et de la laïcité. Dépourvue de prise sur le concret, la politique syrienne de notre gouvernement sombre dans la confusion et l’insignifiance. Il est urgent de vérifier la solidité de ses postulats.
Les faiblesses de la réalité musulmane
Il n’y a pas de politique qui vaille si elle n’est fondée sur le réel. Cherchons donc quelles sont les réalités politiques qui comptent en Syrie. Elles n’ont rien de mystérieux ni de compliqué. Elles sont au nombre de deux.
La première, c’est l’islam. Il est, sous sa forme sunnite, la religion dominante chez les Arabes. En Syrie, sept habitants sur dix s’en réclament. Mais il est aussi une redoutable force politique. Pourquoi cette dualité ? Parce que sa doctrine religieuse souffre de deux faiblesses congénitales : d’une part, elle ne propose aucune théologie de l’histoire ; d’autre part, elle ne désigne aucune autorité centrale et incontestable.
Que se passe-t-il en effet lorsque les musulmans d’un pays donné et d’une époque donnée sont confrontés à une épreuve que leur présente l’histoire profane ? Imaginons un bouleversement politique ou un déchirement social. Leur religion ne dispose pas de l’outil d’analyse si utile à l’Église catholique, qui lui permet de discerner ce qui relève de la vie spirituelle et ce qui appartient aux conditions temporelles.
Grâce à sa théologie de l’histoire, notre religion a pu franchir de grandes tempêtes séculières, depuis l’empire romain jusqu’à la Révolution française, en évitant de s’identifier à un choix politique. Faute d’un tel outil, l’islam a beaucoup de mal à distinguer le temporel du spirituel. Dans leur trouble, certains musulmans pieux sont tentés de se crisper sur une lecture figée de la parole sacrée et de rejeter par la force une évolution profane qu’ils considèrent comme impie. L’absence d’une autorité centrale semblable à celle de la papauté pour les catholiques, fait que rien n’arrête leur dérive. La communauté des croyants se divise en courants divergents, liés aux conditions de vie particulières à chacun. Tout le monde parle au nom de l’islam universel, mais personne ne le représente. C’est la puissance politique qui tranche les débats.
Les précédents islamistes
C’est sous cette lumière que la tumeur islamiste en Syrie doit être examinée. Elle a pris naissance en Irak, c'est-à-dire dans un pays bouleversé par l’invasion américaine d’il y a dix ans. « L’État islamique » est une réaction à l’humiliation, à l’oppression et au désordre que ressentent les sunnites d’Irak. Une partie d’entre eux cherchent une issue dans une lecture pointilleuse du Coran. Ils mêlent inextricablement politique et religion. Leur tentative n’a rien d’original. Pour discerner son aboutissement probable, il est utile de nous tourner vers les expériences similaires du passé.
Je ne chercherai pas ici à remonter plus loin qu’au XIXe siècle. Trois soulèvements djihadistes doivent retenir notre attention : l’un chez les Tchétchènes du Caucase, le second en Algérie, le troisième au Soudan. Dans chaque cas, le choc initial a été l’irruption d’une puissance non musulmane : respectivement la Russie, la France et l’Angleterre. Chaque fois, des groupes fondamentalistes ont entrepris de résister. Ils se sont donné un chef qui s’est proclamé commandeur des croyants (calife) ou rédempteur (mahdi). Il a revendiqué une autorité d’origine divine, donc absolue, pour mener une guerre dite sainte.
En Algérie, cet homme a été l’Abd El Kader de nos livres d’histoire. Lui et les deux autres ont eu pour programme politico-religieux une application rigoureuse de la chariah, l’interdiction de l’alcool, des cigarettes et des vêtements européens, l’élimination des minorités religieuses et une stricte ségrégation des sexes. On voit qu’aujourd’hui en Irak, El Bagdadi n’a rien inventé.
La légitimité par la violence
Il est apparu très vite que l’essor de ces califats était contrarié par de grandes faiblesses. Toutes ont eu leur source dans la confusion du politique et du religieux. Le prétendu commandeur des croyants s’est trouvé dans l’impossibilité de disposer d’un territoire sur lequel son autorité s’exerçait véritablement, puisqu’il n’était pas reconnu par tous les musulmans. Il n’avait d’autre moyen de s’imposer que la violence. Comme sa priorité était la guerre, tous les impôts et taxes qu’il percevait étaient engloutis dans des expéditions incessantes. Ses sujets en sentaient péniblement le poids.
De plus, son interprétation littérale du Coran était une solution sommaire aux besoins économiques et sociaux des populations qu’il gouvernait. Les trois califats que je viens de citer ont été ravagés par l’arrêt des échanges et la famine. En définitive, tous ont été marqués par la fragilité et l’instabilité. Ils se sont effondrés en quelques années. On ne voit pas pourquoi « l’État islamique » en Syrie aurait un sort différent.
On m’objectera que l’EI possède, avec le pétrole, une ressource financière que ses ancêtres du XIXe siècle ne possédaient pas ; qu’il s’est emparé, dans les casernes de Mossoul, d’un armement très supérieur aux leurs en qualité et en quantité ; qu’il dispose, grâce à la mondialisation, d’une réserve de guerriers dont ils ne pouvaient même pas rêver. C’est vrai. Mais en face de lui, se dresse, en Syrie, une force qui ne lui cède en rien en ressources de toutes sortes et à laquelle les califats du passé ne se sont jamais heurtés. Cette force est la seconde réalité qu’il nous faut considérer.
La force d’un État laïque
Nous devrions bien la connaître, nous autres Français, puisque nous l’avons fait naître en 1920 et avons veillé à son développement pendant le quart de siècle qui a suivi. Cette force se nomme l’État syrien.
Il a commencé d’exister sous la forme d’une administration calquée sur la nôtre et qui, par conséquent, relevait exclusivement des exigences de la raison. Vis-à-vis de populations aux allégeances religieuses diverses, elle pratiquait une laïcité scrupuleuse. Ce cadeau magnifique a été accepté avec empressement par les élites syriennes.
Lorsque nous nous sommes retirés, en 1946, elles ont établi leur État national sur ce socle. Il est solide, puisqu’en soixante-dix ans de vie, la Syrie n’a jamais connu de conflits de foi. Il est soutenu par toutes les minorités religieuses et ethniques — chrétiens notamment — et accepté par la majorité des sunnites parce que la laïcité qu’il pratique à notre exemple, n’opprime personne. Il étend son action à l’émancipation des femmes. Il suffit d’aller à Damas pour le constater.
Il est vrai que cet État est aujourd’hui dirigé par Bachar El Assad. Nos dirigeants, ne peuvent lui reprocher d’atteintes à la laïcité. Ils concentrent leurs critiques sur son refus du pluralisme politique. Est-ce une raison suffisante pour armer ses adversaires ? Craignons de faire crouler l’institution étatique en faisant tomber celui qui est aujourd’hui sa clé de voûte.
Et puis avons-nous rompu nos relations avec le gouvernement égyptien au motif que son chef, le général El Sissi, emprisonne et exécute ses opposants ? Une politique aussi contradictoire se discrédite partout.
Préjugés partisans
Allons plus loin. Nos dirigeants veulent plaquer un pluralisme politique à l’occidentale sur une culture orientale. Ils s’abusent. En Syrie comme dans tous les pays arabes, il n’y a que deux réalités : l’État laïque et les mouvements islamistes ; ou, plus brutalement : l’armée et les djihadistes. Ce n’est pas seulement moi qui le dis. Le patriarche des gréco-catholiques d’Orient l’a affirmé publiquement en termes clairs : « Chez nous, il n’y a que deux puissances politiques : l’armée et les fondamentalistes. Le peuple ne compte pas. »
Nos dirigeants montrent leur ignorance de l’Orient et leurs préjugés partisans en donnant leur appui à des « modérés » fantomatiques. Ils poursuivent de dangereuses chimères en ébranlant le pouvoir d’État tel qu’il est en Syrie. Ils prolongent inutilement les souffrances populaires en armant des insurgés incontrôlables. Ils abaissent la France en la compromettant dans des combinaisons douteuses avec des potentats de la péninsule arabique.
Il est bien tard pour redresser une politique qui a échoué depuis longtemps. Il faut souhaiter que l’enracinement de notre culture, de notre langue et de notre laïcité en Syrie soit si profond qu’un nouveau fleurissement devienne possible, si nous y prêtons un jour la main.
Michel Pinton est ancien secrétaire général de l’UDF.
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Bonjour,
Je ne peux qu'apprécier cet article de Michel Pinton sur la relation très ancienne entre la France et la Syrie. Mais alors que certains hommes politiques ne peuvent s'empêcher d'encenser directement ou indirectement la mémoire du général de Gaulle par les temps difficiles que la France traverse actuellement, il ne faudrait pas oublier que c'est ce même général de Gaulle qui contribua par des décisions abrasives et peu réfléchies à faire partir la France de Syrie dans la honte en 1946. Cela résultait de la nomination d'officiers dénués de sens politique et de connaissance du terrain moyen-oriental avec ses peuples et leur longue histoire. Voir l'ouvrage très bien documenté de Henri de Wailly, "1945 - L'Empire rompu - Syrie, Algérie, Indochine", Perrin, 2012, 310 pages.