À l'heure où ces lignes sont écrites, le président Aristide exerce encore son pouvoir sur Haïti. Pouvoir de plus en plus théorique puisque la moitié du territoire a échappé à son contrôle pour passer aux mains de diverses bandes et milices, ramassis de parrains aux petits pieds des quartiers pauvres, de trafiquants en tous genres, d'ex-militaires, de malfrats ou d'idéalistes.
Leur point commun est d'avoir été entretenues, financées, armées par celui qu'elles veulent aujourd'hui renverser.
Rien de plus reprisé, rien de plus usé jusqu'à la trame que ce scénario de guérilla à la limite de la guerre civile, où les passions et les haines accumulées se vomissent comme d'un estomac ou d'une âme malades. De l'Afrique à l'Amérique latine, les histoires de régimes bananiers finissent mal : corruption, injustice et violence lassent le peuple en même temps qu'elles l'étouffent ; elles ne savent qu'appeler des réactions jumelles. Le mal n'engendre pas, il se clone lui-même inlassablement, et ne diffère que par ses victimes, en quoi est sa vraie nature.
Il y aurait beaucoup à raconter sur l'ascension de Jean-Bertrand Aristide, prêtre salésien fraîchement revenu d'études canadiennes (sur " la névrose vétéro-testamentaire "), après la chute de Duvalier en 1986, improvisé théologien de la libération selon la mode cléricale du moment, auteur-compositeur de chansonnettes sécularisées à destination de ses liturgies dominicales dans un quartier pauvre de Port-au-Prince, animateur admiré d'un orphelinat dont la comptabilité vaporeuse n'eut d'égale que de fantasmatiques succès de réinsertion, prédicateur inspiré en créole, mariant les proverbes traditionnels et les concepts mono-neuronaux, les ritournelles de " l'éveil à la foi " et les mots d'ordre politiques de mythomane.
Jean-Bertrand Aristide eut la chance qu'on n'interrogea jamais de trop près l'image qu'il construisait de lui-même et qu'on n'eut pas le temps de la mettre à l'épreuve : l'immense espérance libérée par la disparition de la dictature vint s'agenouiller devant un joueur de flûte aux airs messianiques.
La comédie para-évangélique retourna vite au drame et, depuis deux ou trois ans, à la farce nihiliste. Ainsi de cette coopérative bancaire – " Cœurs unis " – lancée avec le soutien du gouvernement et qui garantissait des taux de rendement des dépôts supérieurs à 12 % par mois : vaste entreprise de blanchiment de l'argent de la drogue et d'escroquerie à échelle nationale qui ruina plusieurs dizaines de milliers de petits épargnants ; ainsi de ces assassinats de journalistes ou de policiers, aux obsèques desquels le président, qui les avait commandités, ne manqua jamais de se rendre ; ainsi de la plus importante aide financière internationale par habitant, détournée dans les comptes des dirigeants (30% du budget de l'État est officiellement à la disposition discrétionnaire de son premier représentant) ; ainsi, de ces ministres et fonctionnaires incompétents, promus pour leur dévotion au pouvoir, acceptant par intérêt financier, et collaborant aux basses œuvres ; ainsi encore, en décembre, de ce coup de téléphone du Premier ministre au recteur de l'université, invitant ce dernier à se rendre d'urgence dans son établissement, où l'attendaient des affidés du pouvoir qui lui broyèrent les genoux à coups de barres de fer ; ainsi des dizaines de places inaugurées ces derniers mois à cause de leur influence dans la superstition vaudou, alors que les routes deviennent impraticables ; ainsi encore de cette collusion entre chimères, policiers et gardes présidentiels (un cinquième des effectifs de sécurité du pays) dans les enlèvements, la torture ou la répression des manifestations de l'opposition ; ainsi enfin, de ces discours aux foules en créole appelant à la haine, auxquels succèdent des interviews iréniques et mensongères en français réservées à la presse étrangère, exclusivement.
La liste pourrait remplir un livre, le livre de condamnation d'un prêtre de Jésus-Christ qui, se moquant bien des pauvres dont il avait la charge, a ajouté le mensonge et le crime au mépris. Pourra-t-il se défendre de n'avoir pas su ?
Mais il n'est pas le seul.
Si la sage image que cherche à donner de lui le président d'Haïti ne fonctionne pas, ne trompe personne, elle en arrange beaucoup, et des plus influentes. Des tiers-mondistes d'abord, qui n'aiment jamais autant un prêtre que lorsqu'il s'est dépouillé d'une tunique spirituelle forcément étriquée pour se consacrer au social ; des catholiques ensuite, car soutenir un ancien prêtre c'est parvenir à concilier, gageure acrobatique, la preuve d'ouverture avec l'esprit de parti ; des Américains enfin, autrefois soutiens d'Aristide contre de nombreux avantages commerciaux, aujourd'hui peu pressés de débarquer aux Caraïbes à quelques mois d'élections déjà trop polluées de glu irakienne.
Alliance objective, improbable par nature, instable par vocation, que seul un pragmatisme aussi répandu qu'amoral peut expliquer, dont seul un maître comme Jean-Bertrand Aristide a pu jouer depuis près de 20 ans. N'a-t-il pas déjà signé tous les accords, tous les compromis, tous les engagements qu'on lui présentait, prolongeant sa durée de vie à chaque fois de quelques mois ou années, accroissant d'autant son pactole ? Pour quelles inflexions de sa politique ?
La dernière mission diplomatique fut un coup de maître. Pour la troisième fois depuis janvier, on formula les mêmes exigences : maintien du président, gouvernement d'union nationale, libération des prisonniers politiques, désarmement des chimères. Autrement dit, on supplia l'opposition politique de pactiser avec l'un des deux foyers de la violence en Haïti, violence à laquelle elle refuse de succomber depuis le début des troubles, violence contre laquelle elle manifeste dans les rues malgré l'obstruction des chimères (1). C'est ainsi à la seule force politique réellement responsable du pays, seule jusqu'à présent à n'avoir pas trahi ses paroles par ses actes, que la communauté internationale, soutenue par le ministre français des Affaires étrangères, demanda de renoncer à ses principes. En échange de quoi ? De promesses présidentielles qui n'ont pas plus raison d'être respectées aujourd'hui qu'elles ne le furent hier. L'opposition refusa ce chantage, non sans courage. Dans le quart d'heure qui suivait Jean-Bertrand Aristide acceptait de grand cœur, trop heureux d'apparaître comme le dernier rempart de la légitimité démocratique.
Or il n'est plus maintenant question de corruption, de torture, d'irresponsabilité, ou de " mauvaise gouvernance ". Haïti a accumulé les rancœurs, les jalousies, les injustices. Haïti n'a plus de force de sécurité adaptée et plus d'armée depuis sa dissolution en 1995. Haïti a armé ses quartiers populaires. Haïti a renoué avec les démons qui l'assaillirent après son indépendance. Haïti risque rien moins que la guerre civile et le bain de sang.
Le premier janvier dernier, le bicentenaire de l'indépendance de la première république noire fut raté. On s'en était désolé. C'était oublier qu'une commémoration n'a pas nécessairement besoin d'estrade. La force symbolique des derniers événements est autrement plus puissante qu'un défilé de plumes et d'artifices. Elle révèle en creux ce que recouvre le mot d'indépendance, appliqué à une nation : liberté intérieure, pas seulement de consommer ou de voyager, pas seulement de parler ou de communiquer, mais de poursuivre la vérité et de choisir le bien ; solidarité des nations entre elles, non pas commandée par les intérêts du moment et les groupes de pression, encore moins par cette ignoble et criminelle realpolitik en col blanc, mais par le souci de la justice, racine de la vraie paix. À ce compte là, Haïti n'est qu'un exemple, pas une exception.
À Port-au-Prince, saint Polycarpe 2004, fr. Emmanuel Perrier, op.
(1) Il vaut la peine de noter que chacune de ces manifestations fut précédée d'une messe ou d'une prière œcuménique dans laquelle était demandée à Dieu la force de ne pas répliquer au mal par les armes du mal.
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