Le concert de louanges qui a accompagné la mort de Stanley Kubrick mérite quelques analyses cinématographiquement incorrectes. Analyser Kubrick, c'est faire un voyage au cœur des ténèbres, et aller à la rencontre d'un serviteur de la Bête.

Le monde entier a fêté la disparition du grand maître reclus comme Klingsor dans son manoir anglais, isolé du monde au milieu des machines, et dont des sosies se promenaient dans le grand Londres. Ce dieu nihiliste et angoissé n'a pas fini de venir nous hanter.

Et pourtant, Kubrick n'a fait qu'illustrer le cinéma de genre. Films de guerre, films d'anticipation, films historiques, comédies satiriques. Kubrick a singé chaque genre en le poussant à l'extrême : la plupart des acteurs qui sont passés par ses serres ne s'en sont pas remis. Malcolm Mac Dowell a été détruit, Nicholson s'est pantinisé. D'autres n'ont plus été revus : Sue Lyon, Keir Dullea, Shelley Duvall. Une actrice de Kubrick, Adrienne Corri, a parlé de vampyrisme à propos de Kubrick : un vampyre du cerveau.

 

Magie noire et caricature

Le spectacle moderne est certes lié à la damnation, à la magie noire : Greta Garbo le dit dans ses mémoires, Alan Parker le montre dans Angel Heart. Chez Kubrick, il y a la volonté de dire que la réalité du monde, passé, présent et à venir est celle du spectacle mutant et diabolique. D'où les rictus et les caricatures. Il faut voir les contorsions faciales des acteurs de Folamour, Lolita, Orange mécanique.

La caricature sert un dessein : les militaires français des Sentiers de la gloire passent pour des irresponsables, des assassins et des épicuriens. Les Romains de Spartacus sont des fêtards cruels et homosexuels ; la mère de Lolita est une acariâtre sexuellement frustrée, autoritaire et donc potentiellement fasciste. Les responsables américains de Docteur Folamour, affublés de noms obscènes, sont des obsédés, des criminels, des impuissants, des anticommunistes primaires. 2001 est aussi caricatural ; aux singes hargneux succèdent les cadres de la NASA, petits bureaucrates jamais en phase avec la grandeur supposée de la conquête spatiale.

Les derniers films de Kubrick sont des caricatures d'eux-mêmes : Orange mécanique, est plein de ces masques grimaçants : celui des voyous, de l'écrivain battu, des femmes violées, des parents répugnants, des gardiens hystériques, du pasteur ridiculisé, des ministres arrogants et factieux. Shining et Full metal jacket sont aussi des antichambres de l'horreur guignolesque. L'écrivain-hâcheur, le sergent-instructeur-insulteur, d'autres personnages ponctuent ce spectacle sans goût.

Et pour quel contenu ? Ici encore, notre grand maître est pris au dépourvu. Le contenu des films de Kubrick est des plus faibles, mais constamment ressassé, il est efficace : l'homme est une créature destinée à être dressée et conditionnée (soldat, gladiateur ou cosmonaute), un crétin, un voyou, un assassin... La femme est une putain (putain dans les films noirs de notre auteur, putain dans Spartacus ou Lolita, putain dans Orange mécanique, Barry Lyndon, Shining — le fantôme de la salle de bains —, putain dans Full metal jacket — la Vietnamienne —, putain écarlate dans Eyes Wide Shut (qui s'annonce comme la première superproduction pornographique de l'histoire). Le message de Kubrick est conforme à notre temps : il est nihiliste. La vie est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur... la société est une farce, et les hommes sont des automates manipulés. Kubrick est un héritier de plus de Schopenhauer, ce philosophe de l'esthétique nihiliste dont Alain Besançon a bien analysé le caractère périlleux.

 

Le Messie sera une machine

Le refus du christianisme mène à l'animalisation-mécanisation : l'homme est bête et méchant, il cherche à manger et forniquer, et il faut l'amuser ; c'est le message de Barry Lyndon, de Full metal jacket, des Sentiers de la gloire. Mais il mène aussi à la mécanisation, à la golemnisation de l'humain. C'est le message central, celui des films-clés : Folamour, Orange mécanique, 2001, Full metal jacket. Films sur le conditionnement, films sur la transformation de l'homme en surhomme ou bête de guerre, c'est-à-dire en mutant. On parle bien aujourd'hui de numériser le contenu d'un cerveau pour l'envoyer dans l'espace...

Machine veut dire ruse en grec. Prométhée, Faust, Pandore, Klingsor nous ont habitué à nous en méfier. À l'heure ou le high tech et le clonage envisagent de remplacer l'homme et sa réalité, relire ces mythes aurait du bon. Kubrick en tout cas célèbre la machine sauf quand, dans 2001, elle devient trop humaine... Son idéal, c'est l'homme-machine infaillible. L'homme est une étape entre la bête et le surhumain, disait déjà Nietzsche. Chez Kubrick, le surhumain c'est la machine. Metropolis l'avait bien annoncé : le messie sera une machine, le mutant si superficiel de 2001, résultante des dédoublements du cosmonaute ; ou bien le voyou d'Orange mécanique conditionné et récupéré par le pouvoir en place. NTM sur Canal+...

À propos de Shining, Michel Ciment a tout de même écrit : " On y retrouve une évocation encore plus forte de ce théâtre d'ombres qu'est le monde avec les esprits extraterrestres qui guident l'évolution humaine. Shining donne même plus de force à la thèse de Carolyn Geduld qui voyait en 2001 une vision du dessein cosmique comme satanique, privant l'homme de tout libre arbitre depuis la Genèse du Prologue jusqu'à la Cène de l'Épilogue, en passant par la messe noire dans le cratère Tycho sur la lune ". Ciment cite le cybernéticien d'origine viennoise Norbert Wiener (" Nous sommes des naufragés sur un monde condamné à mourir ") et tente de répondre à ceux pour qui Kubrick a remplacé des personnages par des pantins et des machines... Le dernier projet du maître était d'ailleurs A.I., film sur l'intelligence artificielle. Intelligence qui fascina aussi les Français du Siècle des lumières, de Vaucanson à l'homme-machine de La Mettrie en passant par les pantins candides de Voltaire.

 

Efficacité maximale

Kubrick est hanté par le mal au sens moderne du terme. Le mal, on le sait, c'est Hitler. " Je confesse une horrible fascination pour l'époque nazie ", avoue Kubrick. Alex est rendu malade en regardant des images d'actualité nazies. On sait que Leni Riefenstahl, qui filmait les hommes comme des machines, a fasciné Hollywood : Disney, Coppola, Scorsese la célèbrent. Kubrick est un cinéaste de l'efficacité maximale. Ce n'est pas un créateur de sens comme Welles ou Resnais ; mais un producteur d'images sans pareils.

Kubrick joue tout le temps avec le feu nazi ; dans l'Ultime razzia, un voyou est tué par un noir qu'il vient d'insulter ; dans Lolita, la fillette compare sa mère à Hitler ; Quilty reproche à Humbert Humbert ses origines sémites. Dans Folamour, le héros est un homme-machine nazi qui va sauver le monde (ce serait la solution initiale du problème démocratique en quelque sorte). 2001 est à bien des égards un film nazi : éloge du surhomme, de Strauss, de Zarathoustra, de la technologie, de l'agressivité, de la vision futuriste, célébration des aryens américains, humiliation des russes, avènement du fœtus mutant aux yeux bleus. Dieu est mort, Adolf Hitler est son prophète. D'où Orange mécanique qui célèbre l'ultraviolence, la musique à pleins tubes et le sexe à outrance. Le nazisme serait-il libéral-libertaire dans son essence ?

Le principal mérite de Kubrick vient de ce qu'il a inventé l'image-choc. Les vaisseaux dans l'espace, le mutant, le viol orangé, l'éclairage aux bougies, la maison qui saigne, le nazi qui se lève en hurlant Mein Führer... Kubrick est un crack de l'image. Même le clip de Eyes Wide Shut (Cruise embrasse nu sa femme devant un miroir ) est diaboliquement calculé : elle regarde vers le miroir et semble soudain dégoûtée, et comme ailleurs... Kubrick était un grand chef-opérateur, il savait rythmer des images avec de la musique classique, et filmer vulgairement : voix off, photo expressionniste, contre-plongée, travellings arrière, zoom avant et arrière, tous procédés grossiers utilisés systématiquement pour hypnotiser son public. La leçon d'Alex traité par les images dans Orange mécanique est à cet égard exemplaire et prouve la conception totalitaire de Kubrick en la matière. Et pourtant, tous ses films sont longs, bien trop longs, et doivent toujours beaucoup à quelqu'un (Ophuls, Welles, Aldrich surtout) quand ils ne sont pas moyens sur leur terrain (en particulier Full metal Jacket, les Sentiers de la gloire, qui est un vrai pensum). 2001 est à mourir d'ennui, mais c'est un peu comme ça que le diable du spectacle nous tient : il nous promet les réjouissances, elles ne viennent pas, et nous nous épuisons à les attendre. Les belles images de Stanley K. font le reste.

 

Le diable du spectacle

Si l'on devait faire un palmarès final, on encouragerait le lecteur à voir (ou revoir) Spartacus (c'est un péplum humaniste avec de vrais acteurs) et le Baiser du tueur, premier long-métrage, tout copié d'Aldrich, et donc sympathique. À partir de Lolita, on entre dans l'antre. Extermination de la famille, de l'autorité, de l'homme, de la société, du passé, du futur, du surnaturel (résumé comme chez Lovecraft à l'horreur), tout y passe. Le pire pour un Français sera les Sentiers de la Gloire où " ces gens " que l'on croyait des héros se battant pour un idéal, s'avèrent des lâches poursuivis par la peur d'être fusillés. Mais il y a ces fabuleux travellings arrière dans les tranchées...

En conclusion, on pourra se demander pourquoi aujourd'hui on ne jure plus que par Kubrick. D'une part parce que le cinéma est mort comme la culture en général : on se rabat donc sur les vieilles gloires. Ensuite parce que Kubrick a inventé le clip moderne et le film de pub dans 2001 et Orange mécanique. La caricature et le spectaculaire sont les deux mamelles de la pub, disait un jour Jean-Jacques Annaud. Enfin parce que Kubrick s'est refusé à se promouvoir depuis trente ans. Il a bien géré son absence médiatique, son retrait du monde, digne en cela d'un Alceste de fin de millénaire, d'un Deus Absconditus de l'ère médiatique.

n. c.