Comment se situent les chrétiens face au clivage gauche-droite ? Vieille question. Pour y répondre, il faut d'abord s'interroger sur ce que recouvre ce clivage. On peut dire que le clivage gauche-droite a tourné, historiquement, autour de deux enjeux très différents.
L'un est bien connu : c'est ce que certains appellent la lutte des classes. Dans cette perspective, il y a d'un côté les riches ou l'élite, de l'autre le peuple ou cette partie du peuple qui s'estime mal dirigée par les élites en place — ou même une partie de l'élite qui s'appuie sur ce sentiment pour en supplanter une autre. Bien avant que l'on ait parlé de droite et de gauche, ce clivage existait : il suffit pour s'en rendre compte de se reporter à la Politique d'Aristote.
L'autre enjeu est moins connu, plus actuel et pour cette raison on s'y étendra davantage. C'est le clivage entre l'idéologie et la non-idéologie. Qu'est-ce que l'idéologie ? Au sens que lui ont donné les grands penseurs libéraux de la deuxième moitié du xxe siècle (Arendt, Popper, Aron, Besançon, etc.), c'est la politique menée par les idées folles. C'est l'idéologie — et non pas seulement comme on le croit trop souvent les passions, la cupidité, la volonté de puissance etc.—, qui est à l'origine des grands malheurs du xxe siècle : la Shoah, le Goulag, le Cambodge, les guerres les plus cruelles. Le prototype de l'idéologie, ce phénomène que Pie xi qualifiait d'" intrinsèquement pervers ", est le marxisme-léninisme. Mais le national-socialisme fut aussi une idéologie.
Les caractères de l'idéologie
Quatre série de caractères permettent de reconnaître une démarche idéologique.
1/ Sa position par rapport au savoir : a/ l'idéologie se fonde sur une simplification du réel : les idéologies sont " des ismes qui peuvent tout expliquer en le déduisant d'une seule prémisse " (Hannah Arendt) . " L'idéologie se caractérise par a volonté d'organiser toute l'activité sociale à partir d'un principe unique " (Jean Baechler) . Ou de deux ou trois principes mais guère plus. L'idée qui se trouve au départ de l'idéologie peut avoir un fond de vérité, mais systématisée, elle devient folle ; b/ l'idéologie, à partir de là, suit en effet une démarche logique ; cette logique ne sait pas s'arrêter quelle que soit l'absurdité des conséquences (pour l'arrêter, il faudrait une autre logique, ce qui précisément est ce qui fait défaut à l'idéologie) ; c/ l'idéologie a généralement une prétention scientifique (économique et sociologique pour le marxisme, biologique pour le national-socialisme) ; d/ elle tend à l'universalisme ; à la différence d'une politique fondée sur l'intérêt, une politique fondée sur les idées est, par définition, bonne pour le monde entier.
2/ Sa position par rapport au pouvoir : a/ l'idéologie, prétendant fonder la politique sur la science établit une hiérarchie entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, les enfants de la lumière et les enfants des ténèbres. En ce sens, elle est, comme le suggèrent Besançon ou Chafarévitch , la version moderne de l'antique gnose, dont on sait quels ravages elle fit dans l'histoire juive et surtout chrétienne ; b/ par voie de conséquence, l'idéologie ne saurait être démocratique, ce qui, soit dit en passant, peut expliquer en quoi elle plaît à une certaine technocratie ; c/ pour la même raison, le pouvoir idéologique est centralisé et sécrète généralement une bureaucratie pléthorique ; d/ l'idéologie est intolérante, n'accepte pas le débat et ne se propose que l'anéantissement de l'adversaire ; e/ elle est, pour la même raison, hostile à toute pluralité de pouvoirs : le principe de subsidiarité, la séparation des trois pouvoirs décrite par Montesquieu, mais aussi la plus antique et plus fondamentale distinction du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, qui se trouve au fondement du christianisme ; e/ l'idéologie est plus largement hostile au fait religieux judéo-chrétien ; le pouvoir idéologique finit presque à tout coup par se faire persécuteur.
3/ Sa position par rapport au temps : a/ l'idéologie, c'est le terrorisme de la modernité ; elle se fonde sur l'idée d'un sens de l'histoire, irréversible, dont elle est le porte parole ; b/ elle est " marcionite " : on se souvient de la gnose de Marcion (iie siècle) qui considérait que le christianisme devait faire table rase de l'Ancien Testament. Comme le dit Rémi Brague , une certaine référence à la modernité, à caractère idéologique, a la même attitude par rapport à l'histoire en général. " Du passé, faisons table rase " dit l'Internationale. Burke montre cette tendance à l'œuvre dans la Révolution française ; c/ l'idéologie promet des lendemains qui chantent : en ce sens, elle est l'héritière de cette gnose particulière que fut le millénarisme médiéval, lequel, on s'en souvient, se fondait sur l'Apocalypse pour promettre aux hommes 1000 ans de bonheur terrestre ; d/ en contrepartie de ces promesses, l'idéologie exige au contraire dans l'immédiat des sacrifices (Mao Zédong parlait de sacrifier une ou deux générations pour " construire le socialisme "); d/ un régime idéologique " va toujours de l'avant " ; comme la bicyclette ou le funambule, il ne tient qu'en entretenant le mouvement perpétuel.
4/ Sa position par rapport au réel : L'idéologie se trouve en porte à faux par rapport à la réalité sous toutes ses formes, dans la mesure où sa théorie de départ est fausse, ne serait-ce que parce que, par essence, la réalité est beaucoup plus complexe que ce que l'idéologie prétend. Cette attitude s'exprime en particulier dans deux caractères : a/ l 'idéologie recherche la perfection en tous domaines ; b/ elle pense atteindre cette perfection par l'abolition des différences : différences entre les individus, les groupes sociaux, les nations, voire les sexes. Tout ce qui surmonte une différence est pour elle un progrès. Elle va ainsi à l'inverse de la Genèse pour laquelle chaque étape de la création se traduit par l'instauration d'une différence (entre la lumière et les ténèbres, la terre et le ciel, et pour finir, l'homme et la femme) mais aussi du deuxième principe de la thermodynamique de Carnot qui considère que l'entropie d'un système, inséparable de la mort, tend à la réduction des différentiels d'énergie. Tenir à des différences, quelles qu'elles soient, pour un idéologique, c'est être passéiste.
Pour ces raisons, l'idéologie est " révolutionnaire ", c'est à dire qu'elle s'attaque à tout ce qui existe : a/ la nature ; on se souvient comment la biologie de Lyssenko récusait la théorie de l'hérédité, pourtant aujourd'hui unanimement admise, car pour le communisme l'idée d'une constante de la nature humaine était insupportable. De même aujourd'hui, certains remettent en cause la différence des sexes ou le triangle œdipien . Que l'on puisse imaginer de fonder une famille sur autre chose que l'union d'un homme et d'une femme, comme on l'a fait pendant 35 000 ans, est évidemment idéologique ; b/ la culture : l'idéologie conduit toujours à la grisaille et à la négation de l'esthétique ; c/ le droit (y compris international) ; e/ la morale. Quelle morale ? La seule : celle qui se fonde sur la nature humaine et qui se retrouve identique, à quelques nuances près, dans l'Ancien Testament, chez Aristote, saint Thomas d'Aquin ou Jules Ferry. C.S. Lewis a montré qu'il ne saurait y avoir qu'une morale . Elle vise à la fois l'accomplissement des individus et le bien de la Cité. f/ la politique : au début, les idéologues politisent tout, y compris ce qui ne devrait pas l'être comme la vie privée ; in fine, ils refusent tout débat, c'est-à-dire ce qui précisément fonde la politique.
Les effets de l'idéologie
À ces quatre séries de caractères, on ajoutera trois conséquences majeures de l'idéologie : 1/ Les effets pervers. " Qui veut faire l'ange fait la bête " disait Pascal. C'est là la loi de toute idéologie, qui recherche la perfection et n'aboutit qu'à des catastrophes. Non pas quelques fois ou le plus souvent mais toujours. L'histoire du xxe siècle est à cet égard assez éloquente. 2/ L'idéologie donne un sentiment d'absurdité. Le genre d'oppression qu'elle entraîne en effet est très différent du rapport d'exploitation classique, qu'il soit féodal ou capitaliste, qui demeurait fondé sur la nature. L'idéologue va même, au bout de sa course, contre son propre intérêt. 3/ Fondée sur une logique perverse qui ne sait pas s'arrêter, l‘idéologie conduit à la guerre.
L'essence de l'idéologie est-elle le nihilisme, la haine du monde, comme le disent Igor Chafarévitch ou Jean-Luc Marion ? A-t-elle quelque chose de diabolique, comme le suggère Alain Besançon ? Cela est à méditer.
Après ce détour destiné à remettre en mémoire ce qu'est l'idéologie, comment définir le rapport gauche-droite ?
Le rapport gauche/droite
Disons que dès le xviiie siècle, la gauche ou ce qui devait le devenir, est plus sensible à l'idéologie que la droite. La tentation idéologique peut être " dure " avec Robespierre ou Lénine ; elle peut être tempérée avec Blum ou Mitterrand (à la différence de ses épigones, ce dernier, au fond, n'avait rien d'un idéologue même s'il s'est servi du ressort de l'idéologie pour atteindre le pouvoir). L'idéologie peut aussi n'être que sectorielle : on peut voir dans des domaines comme l'éducation nationale ou la justice les ravages que l'idéologie peut faire dans la société, même si elle ne l'enveloppe pas entièrement.
Précisons que les deux clivages gauche/droite, idéologie/non idéologie ne coïncident pas entièrement. Il y a aussi des idéologies de droite, moins efficaces, plus faciles à démasquer, fondées généralement sur une réaction à l'idéologie, sous la forme d'une contre-idéologie souvent maladroite. Le nazisme fut-il une réaction au marxisme ? On en débat . Ce qui est sûr, c'est que malgré sa référence au socialisme, il a fini par apparaître à tort ou à raison comme une idéologie " de droite ". Il y a sans doute aussi quelque part une gauche non-idéologique, au moins au niveau de certains individus lucides.
Mais avec ces nuances, on peut affirmer que la gauche n'a jamais été aussi idéologique qu'en cette fin du xxe siècle, sachant que le terrorisme intellectuel du " politiquement correct " a un caractère bien évidemment idéologique : il suffit de se reporter à la description de l'idéologie que l'on vient de faire pour n'avoir aucun doute à ce sujet. À ce jour, il ne semble pas qu'il s'agisse d'une idéologie dure (pas de camps de concentrations ou de persécutions de masse dans nos démocraties " avancées "), mais sait-on jamais ? Cette idéologie, devenue une démonologie, a déjà déclenché une guerre en Europe. Qui sait jusqu'où elle peut aller ?
Les trois âges de la gauche
De ces considérations, découlent ce que j'appelle les trois âges de la gauche — et par conséquent du rapport gauche-droite :
1/ Dans l'Antiquité et le Moyen Âge, on ne parle pas encore de gauche et de droite mais dès qu'apparaît une vie publique (cités grecques, Rome républicaine, villes italiennes de la fin du Moyen Âge), on voit se manifester un clivage qui est en gros celui des riches et des pauvres : Solon, Tiberius Gracchus, Marius — et même César, dans cette perspective, apparaissent comme les ancêtres de la gauche. C'est le parti du peuple sans l'idéologie.
2/ De 1789 à 1989, le rapport gauche-droite connaît son âge classique. Il se caractérise par une combinaison du clivage social et du clivage idéologique. La gauche apparaît généralement, non seulement comme le défenseur des moins favorisés, mais aussi comme porteuse d'une espérance de transformation de la condition humaine. Qu'il ne s'agisse le plus souvent que d'une apparence, qu'importe pour le moment. Nous connaissons bien tout cela. C'est le temps du peuple et de l'idéologie.
3/ Depuis les années quatre-vingt, il semble que la gauche soit entrée dans l'ère " post-moderne ". 35 heures, réforme Allègre, réforme de la justice, Pacs : rien de tout cela ne répond à une revendication populaire, au contraire. La gauche s'est réconciliée avec le capitalisme international (Wall Street salue l'action de Lionel Jospin). Ne remettant plus en cause la structure économique, elle subvertit avec d'autant plus d'ardeur tout le reste (nation, morale, culture et même liberté de pensée). C'est le temps de l'idéologie sans le peuple ! La conséquence est que le grand capital, le vrai, soutient la gauche, du moins une certaine gauche " branchée " et soi-disant moderne : Tony Blair, Gehrard Schröder et même Lionel Jospin. Martin Bouygues et Jean-Luc Lagardère, deux grands capitaines d'industrie font vivre grassement les journalistes de gauche à TF1 ou à l'Evénement du Jeudi : ce n'est pas un hasard .
Cette situation sans précédent est sans doute à l'origine du terrorisme du " politiquement correct ". L'idéologie n'est plus à la marge du jeu social (à Billancourt ou au Café de Flore) mais en son centre. Elle se conjugue avec le pouvoir médiatique, économique et social au lieu de s'y opposer comme jadis, ce qui lui donne une force de frappe inégalée. Entre temps, elle a changé de cible. Ce n'est plus la propriété ou la religion (du moins pas directement pour celle-ci) qu'elle vise en premier, c'est la nation et la famille : non plus le rapport des hommes à la terre (propriété) et au ciel (religion) mais le rapport des hommes entre eux, ce qui fonde le lien social.
Les catholiques : de l'ambivalence à la responsabilité
Au terme de cette analyse, il est temps de répondre à la question : que doit être la position des chrétiens (et en particulier des catholiques) ? Tant que le rapport gauche-droite était fondé essentiellement sur des considérations sociales, les chrétiens ne pouvaient que se situer transversalement et même manifester ce que certains ont appelé " une option préférentielle pour les pauvres ". Dans les révoltes populaires de la fin du Moyen Âge, on voit souvent des frères prêcheurs ou mendiants prendre la tête de la " gauche " de l'époque, la gauche d'avant la gauche.
Dans la période que nous appelons " classique ", celle qui suit la Révolution française, l'idée légitime d'un " christianisme social " s'est trouvée malheureusement refoulée par la composante idéologique de la gauche fondée sur les Lumières. Celles-ci étant antireligieuses, l'Église s'est trouvée rejetée par réaction du côté de la droite, à laquelle elle a apporté au passage une large composante populaire. Mais ce n'est pas un phénomène général. Dans des contextes différents, le catholicisme se trouve entièrement du côté du peuple : en Irlande ou en Pologne par exemple. Etre républicain, ce fut longtemps en France être anti-catholique, mais c'était, c'est encore en Irlande, être catholique. Disons que l'ambiguïté de la gauche classique fondait l'ambivalence du catholicisme à l'égard du rapport gauche-droite.
Mais dans l'époque post-moderne que nous connaissons aujourd'hui, on peut craindre que les catholiques n'aient plus le choix. Ils ne peuvent être que fondamentalement hostiles à tout ce qui est idéologique. Et cela pas seulement parce que toutes les idéologies sont ou finissent par être hostiles au fait religieux. Également pour des raisons proprement politiques.
D'abord parce que les chrétiens sont plus responsables. De quoi, de l'Église ? Non de la République. Ce qui distingue le catholicisme d'une secte, c'est cela : la secte est indifférente à l'avenir de la Cité. Les catholiques, eux, s'en sentent responsables. Dans la mesure où l'idéologie porte en elle un danger majeur, ils ne peuvent que s'y opposer. Ils se préoccupent par exemple de la morale, non comme d'une affaire privée mais comme un élément nécessaire à la survie de la République. La nature, le droit, la morale et même la vraie politique, tout ce que l'idéologie veut détruire, doit être au contraire préservé par les chrétiens. Et les autres ? Eux aussi naturellement, c'est là le devoir de tout un chacun. Mais les autres ne sont pas le " sel de la terre ", le sel en effet qui ne sert pas seulement à donner du goût mais aussi à préserver les bonnes choses.
Ensuite parce que les chrétiens sont (ou devraient être) plus lucides. Il y a un réalisme de l'Église (qu'un anticlérical comme Maupassant détestait), qui s'oppose à l'idéologie. Certes l'idéologie n'est pas étrangère à l'univers chrétien : le sens de l'histoire, l'universalisme de l'idéologie, sont d'une certaine manière des idées chrétiennes ayant mal tourné. Les catholiques n'ont pas non plus toujours résisté à la tentation de l'idéologie. Le régime de Salazar au Portugal, qui se réclamait de la doctrine sociale de l'Église, n'était pas exempt d'idéologie. Dans un autre sens, il y a eu la théologie de la libération en Amérique latine.
D'une certaine manière, il se peut que personne n'échappe complètement à l'idéologie dans l'univers politique. " Peut-être la politique est-elle l'art de mettre les chimères à leur place ? On ne fait rien de sérieux si on se soumet à elles mais que faire de grand sans elles ? " (Charles de Gaulle) . Pour le fondateur de la ve République, les " chimères ", c'est évidemment l'idéologie. Dans un contexte différent, Louis Althusser ne dit pas autre chose : dans l'action politique, on ne peut jamais se passer complètement de l'idéologie. Si on admet qu'il y a une " part incompressible " d' idéologie dans toute action politique, les chrétiens d'options différentes seront peut être plus tolérants les uns avec les autres : ils accepteront plus facilement que certains soient engagés à gauche ou européens, ou " souverainistes ", ce qui n'est pas toujours évident...
Lumière sur le réel
Mais malgré cette tentation à laquelle ils n'échappent pas, les chrétiens ont en principe les moyens d'être plus lucides que les autres sur l'idéologie :
1/ à cause de l'Incarnation du Verbe qui s'est faite, dit le concile de Calcédoine, " sans confusion, sans séparation " entre la nature divine et la nature humaine. Ce principe capital s'étend à tout le rapport de la nature et du surnaturel. Il ne faut pas les séparer (et penser par exemple que la politique ne saurait avoir de référence morale ou religieuse) mais il ne faut pas non plus les confondre (en introduisant par exemple indûment le droit divin dans les affaires humaines, ce qui revient à une sorte de monophysisme politique). Les idéologues, qui cherchent une religion de substitution, investissent la politique comme quelque chose de sacré (c'est pour cela que la gauche est généralement si sectaire). Les chrétiens, qui ont déjà — du moins en principe — une religion, peuvent, pour reprendre une expression de Karl Marx, " regarder le réel avec des yeux décillés ".
2/ à cause du magistère. Si la raison politique est toujours menacée de délire, et donc de catastrophe, il faut se méfier de sa propre propension au délire. Spécialement du délire rationnel qu'est l'idéologie. Un des aspects de la foi est de se dire qu'il y a quelque part une instance qui, au moins sur l'essentiel, n'est pas susceptible d'errance. La condamnation coup sur coup du communisme (Divini redemptoris) et du nazisme (Mit brennender sorge) en 1937, à un moment où l'enjeu de l'idéologie n'était pas si évident pour tout le monde, témoigne que ceux qui se fondent sur la lucidité du magistère peuvent avoir de bonnes raisons. Igor Chafarévitch a montré la continuité entre les hérésies du Moyen Âge pourfendues par l'Église (qui constituaient, dit-il, une sorte de " socialisme chiliastique ") et l'idéologie moderne. D'ailleurs la voix du magistère n'est bien souvent que celle du bon sens. Un bon sens qui s'exprime aussi dans l'opinion populaire, comme nous l'ont montré les 20000 maires refusant le Pacs. La doctrine sociale de l'Église, loin d'être une idéologie ou une science compliquée, apparaît assez largement comme un enchaînement d'idées de bon sens.
La tradition chrétienne rendait les chrétiens plus lucides sur l'idéologie. C'est pourquoi, à l'inverse, notre Europe déchristianisée se trouve plus exposée qu'elle ne l'a jamais été à l'idéologie. Ce fait, conjugué avec la puissance qu'ont aujourd'hui les États, ne laisse pas d'être inquiétant. Aux deux raisons qu'ont les chrétiens de s'engager contre l'idéologie, on ajoutera qu'ils ont (ou devraient avoir) naturellement le goût de la vie et donc trouver répugnantes des idées qu'anime secrètement l'instinct de mort. Quand Jean-Paul ii dénonce la " culture de mort ", n'est-ce pas là un autre nom de l'idéologie ?
La politique contre l'idéologie
Si les catholiques sont contre toute idéologie, pour quelle politique doivent-ils donc opter ? Nous dirons simplement pour la politique de toujours, la politique " naturelle " : celle de la vie contre la mort, celle des réalités contre l'abstraction, celles des intérêts du peuple (et souvent de l'opinion populaire) contre les idées abstraites (aussi sublimes soient-elles et surtout si elles sont sublimes), celle des réalités d'aujourd'hui contre les promesses d'après-demain. C'est ce réalisme que recouvre la notion du bien commun (autrement appelé l'intérêt général ou encore la res publica).
Autant dire que cette ligne est difficile à tenir. On ne saurait en effet sous-estimer le diabolique prestige de l'idéologie. Comment résister à ce qui présente les avantages de la simplification (et donc est accessible à tous, transformable en slogans, traduisible en clips vidéo), qui promet des lendemains qui chantent et qui se pare des oripeaux de la modernité (défendre la nature qui, elle, a toujours existé, apparaît en revanche nécessairement ringard) ? Très difficile mais non impossible sans doute. Certes il n'y a que des coups à prendre à combattre l'idéologie mais il s'agit d'une question de vie ou de mort, non pas pour l'Église, qui a les promesses de la vie éternelle, mais pour la civilisation.
r. h.
. Hannah Arendt, le Système totalitaire, Seuil, collection Points, 1972, p. 215.
. Jean Baechler, Qu'est-ce que l'idéologie ? Gallimard, collection Idées, p. 95.
. Alain Besançon, Trois tentations dans l'Église, Calmann-Lévy, 1996 ; Igor Chafarévitch, le Phénomène socialiste, Seuil, 1977.
. Rémi Brague, Europe, la voie romaine, Critérion, 1992.
. Burke, Reflections on the Revolution in France, 1790.
. Cf. Gilles Deleuze, l'Anti-Œdipe, Éditions de Minuit, 1970.
. Clive Staples Lewis, l'Abolition de l'homme, trad. Critérion, 1991.
. Op. cit.
. Jean-Luc Marion, " L'idéologie ou la violence sans ombre ", Communio, n° V-6, nov-déc. 1980.
. Alain Besançon, les Malheurs du siècle, Calmann-Lévy, 1999.
. Cf. Ernst Nolte, Édouard Husson, " Entre nazisme et communisme ", Liberté politique 2000-1, n° 12.
. Cf. Roland Hureaux, " Les trois âges de la gauche ", in le Débat, janvier 1999.
. Cf. Serge Halimi, les Nouveaux Chiens de garde, Raisons d'agir, 1977.
. Charles de Gaulle, Pensées, Maximes et Anecdotes, rassemblées par Marcel Julian, le Cherche-Midi, 1994.
. Louis Althusser, Pour Marx, Maspero, 1967.