Par Cécile Reboul

Liberté politique n° 9 juillet 1999

L'œuvre de Bernanos est double, au point que les lecteurs des romans et ceux des ouvrages que la Bibliothèque de la Pléiade appelle Essais et Œuvres de combat ne sont pas forcément les mêmes, comme si la personne de l'auteur était dédoublée entre l'écrivain et l'intellectuel.

Un écrivain difficile diront certains, et lui-même le déplore dans les Enfants humiliés : " L'instrument dont je me sers est haïssable lorsque je suis maladroit, et quand il m'arrive d'en tirer habilement parti, je ne réussis, neuf fois sur dix, qu'à satisfaire les connaisseurs, les initiés " (PI., I p. 876)1. Quant à l'intellectuel engagé, on s'en réclame comme d'un maître à penser, ou à agir, ou même, hélas ! comme d'une sorte de chef de parti. Pourtant, ceux qui connaissent cette œuvre dans sa totalité, quelles que soient par ailleurs leurs préférences, sont frappés par son unité. Qu'y a-t-il donc de commun entre, par exemple, les articles qui constituent le chemin de la Croix des âmes écrits et publiés au fil des jours de la Seconde Guerre mondiale et les Dialogues des carmélites, la dernière œuvre, l'histoire des carmélites de Compiègne guillotinées sous la Terreur, méditation sur la Sainte Agonie et sur la communion des saints, qu'il a achevée au milieu du mois de mars 1948, juste avant d'entrer dans sa propre agonie ? Il y a que dans ces textes, dont l'objet est différent, dont le rapport au temps n'est pas le même, nous entendons toujours la parole d'un chrétien. Non pas le discours d'un intellectuel catholique ou d'un écrivain catholique, la parole d'un chrétien — de ce chrétien-là — qui, certes, est en ce monde, qui y est honnêtement et, voudrait-on dire, de tout son cœur, mais qui sait bien qu'il n'est pas de ce monde, lui qui, à dix-sept ans, écrivait à l'abbé Lagrange : " J'ai compris [...] que nous ne pouvons valoir quelque chose que par le sacrifice et l'oubli total de soi au profit de Dieu et de sa cause " (Pl. p. 1729). C'est ce que nous essaierons de montrer, nous efforçant d'écouter le plus possible Bernanos lui-même, en parcourant, trop vite et un peu dans tous les sens, sans toujours pouvoir tenir assez précisément compte de la chronologie, une œuvre qui mérite d'être longuement méditée, et dont l'ensemble constitue une aventure spirituelle, avec ce que cela suppose de purifications et de progrès.

" Je ne vous juge pas. Je me juge avec vous. Je ne refuse pas le châtiment commun. Nous avons tous livré le fils de l'Homme. Du moins j'espère ne pas l'avoir vendu ", écrit Bernanos dans Scandale de la vérité (Pl. I p. 609). Il n'est pas un juge en effet : il est un pêcheur parmi les autres — un pêcheur comme un autre. L'est-il plus que tel ou tel ? Il ne se le demande jamais : il sait bien que la question est vaine car Dieu seul sonde les siens et les cœurs, et la " grâce est de s'oublier " (Journal, Pl. p. 1258). Un pêcheur parmi les autres, donc, on pourrait même dire, d'une certaine manière, que c'est comme pêcheur qu'il parle, justement parce qu'il est un pêcheur ordinaire : " Il est vrai que le spectacle de l'injustice m'accable, mais c'est probablement parce qu'il éveille en moi la conscience de la part d'injustice dont je suis capable. Autrement, je tâcherais d'attendre, en paix, à l'exemple des saints, nos frères, l'avènement du Royaume de Dieu. Oui, j'accepterais l'injustice, toute l'injustice, il suffirait que j'en eusse la force " (Cimetières, Pl. I p. 426). À cette affirmation des Grands Cimetière sous la Lune fait écho, en 1947, peu avant sa mort, un passage de la conférence intitulée Nos amis les Saints : " L'Église visible est ce que nous pouvons voir de l'Église invisible, et cette part visible de l'Église invisible varie avec chacun de nous. Car nous connaissons d'autant mieux ce qu'il y a en elle d'humain que nous sommes moins dignes de connaître ce qu'elle a de divin. Sinon comment expliqueriez-vous cette bizarrerie que les plus qualifiés pour se scandaliser des défauts, des disformations, ou même des difformités de l'Église visible — je veux dire les saints — soient précisément ceux qui ne s'en plaignent jamais ? " (la Liberté, Pl. II p. 1381).

Pourtant, cela n'enlève rien à la validité de sa parole. Bien au contraire, s'il se taisait, il commettrait une faute : " Tel que je suis, je ne saurais accepter [l'injustice] que par lâcheté, quitte à décorer ma lâcheté d'un nom avantageux, celui de scepticisme, par exemple, car je ne me crois pas capable d'oser profaner le nom divin de la charité " (Cimetières, Pl. I p. 426). Se taire serait donc être lâche, mais surtout s'enfermer dans le mensonge, et il ne veut pas mentir. Celui que nous avons livré, tous, tant que nous sommes, il espère humblement " ne pas l'avoir vendu " précisément parce que, autant qu'il est en lui, il n'accepte pas de mentir : " la part de vérité dont je dispose, je ne l'ai jamais refusée à personne. J'ai répondu en face à qui me le demandait " (Scandale, Pl. I p. 609). Sa part de vérité, la part de vérité dont il dispose, on retrouve cette expression ou d'autres analogues tout au long de ses écrits de combat. Là encore, il convient d'être clair : s'il en dispose, c'est qu'elle lui a été donnée, ainsi qu'à chaque homme a été donnée la sienne — sa part — et il lui incombe, ainsi qu'à chaque homme, de la donner à son tour, car " la vérité ne (lui) appartient nullement [...], la plus humble des vérités a été rachetée par le Christ [...], à l'égal de n'importe lequel d'entre nous, chrétiens, elle a part à la dignité de celui qui a daigné revêtir notre nature " (ibid.).

Il ne doit donc pas céder à la tentation du silence. D'autant moins que se taire, c'est aussi pêcher contre l'espérance — " le démon de mon cœur s'appelle — À quoi bon ? " dit-il à plusieurs reprises. Une espérance justifiée tout d'abord par la nature même de la vérité : " Un seul mensonge fait plus de bruit que cent vérités. Les mensonges font beaucoup de bruit, mais ils n'ont pas d'accent, au lieu que la plus humble vérité, fut-elle proférée à voix basse, ne saurait se perdre dans le tumulte, parce qu'elle porte en elle le présage de l'harmonie " (Le Chemin, Pl. II p. 259). Pour autant, cela ne signifie pas que Bernanos croie à l'efficacité : il ne parle pas dans le but d'obtenir quelque chose — dans l'espoir, peut-être... — et encore ! Parfois, même sans espoir du tout. " C'est assez de me dire que la petite part de vérité dont je dispose, je l'ai mise, ici, à l'abri des menteurs. S'il ne dépendait que de moi, je voudrais l'enfouir encore plus profond, car c'est à elle, que je tiens, non pas du tout à ce qu'elle soit approuvée ni louée... " (Enfants humiliés, Pl. I p. 901). Propos défaitistes pensera-t-on, et qui contredisent ceux que nous avons cités plus haut, et même paroles de désespérance. Non. Propos douloureux, certes — cela tient à la conjoncture. D'autres suivront qui le seront moins — mais pas désespérés.

Car l'espérance théologale n'est pas l'espoir. L'espérance se fonde sur la promesse et non pas sur la réussite visible de l'œuvre entreprise. Même si l'on croit ne plus entendre l'accent de la vérité, il ne faut pas s'imaginer qu'il est définitivement couvert par le bruit des mensonges, parce que c'est en Dieu que toute vérité a sa source : " Dieu voit et juge. Cette certitude où je sais qu'Il voit et qu'Il juge m'a soutenu toute ma vie. C'est pourquoi, j'ai toujours pu regarder en face, sans mépris ni colère, mais aussi sans illusion, ainsi que le Christ lui-même m'y invite, les docteurs de la loi, les scribes et les pharisiens " (le Chemin, Pl. II p. 333). Ne nous trompons pas sur la nature de la certitude dont il parle ici : elle n'est pas certitude d'avoir raison et de voir un jour punis ceux qu'il avait accusés. Il n'a pas de " mépris " pour eux — nous reviendrons sur la colère — ce n'est pas eux qu'il condamne, mais tel ou tel de leurs actes, ce qui n'est pas pareil, il peut " les regarder en face ", il n'a pas peur d'eux. Ni de lui-même, puisqu'il ne les juge pas. Il sait en effet que nous sommes incapables de juger. Même les personnages fictifs nés de son imagination, le romancier ne peut pas les juger, il en a fait douloureusement l'expérience : " Je ne crois plus aux imposteurs depuis que j'ai écrit l'Imposture, ou du moins je m'en fais une idée bien différente. C'est un livre qui m'a coûté beaucoup de peine, dont je suis sorti ébranlé comme d'une épreuve au-dessus de mes forces, et la dernière ligne écrite, j'ignorais encore si l'abbé Cénabre était oui ou non un imposteur, je l'ignore toujours, j'ai cessé de m'interroger là-dessus " (Enfants humiliés, Pl. I p. 830). Mais la vérité, cette vérité qui sera un jour entièrement manifestée, est d'ores et déjà dans le regard de Dieu. Dieu voit, Dieu sait, c'est Lui qui juge et non pas nous, Il sait ce que nous ne sommes pas. Et il est infiniment miséricordieux envers tous, y compris envers ceux que nous avons attaqués avec le plus de force : " À Dieu Maurras — écrit Bernanos au fondateur de l'Action Française dans sa dernière lettre — à la douce pitié de Dieu... ". Chacun n'a la garde que de sa part de vérité, le jugement ne lui incombe pas. Dès lors, si l'on parle pour rien, qu'importe ? Si l'on a l'impression de parler pour rien. Il suffit, en effet, de tenir à sa vérité de " [répondre] en face à qui [la demande] " d'en témoigner, simplement, sans se soucier du reste : le reste appartient à Dieu.

Nous pouvons maintenant en revenir à la colère. Que Bernanos se dise sans colère à l'égard des pharisiens auxquels il oppose cela peut d'abord paraître surprenant. Tout le monde sait qu'il était un colérique et ses propos à leur endroit ne sont pas précisément tendres ! Qu'il y ait, en eux, jamais aucune trace de colère, nous n'irons pas jusqu'à le prétendre, et nous ne nous rassurerons pas trop vite en disant qu'il y a de saintes colères. Certes ! mais toutes ne le sont pas. Cette réserve faite, nous affirmerons cependant que sa violence la plupart du temps n'est pas de la colère. Nous emploierons plutôt le mot d'indignation, dont il use, et qu'il définit ainsi : " le cri spontané d'une conscience outragée par le scandale " (Enfants humiliés, Pl. I p. 880). La vue du mal le blesse, immédiatement, dans tout son être. Il parle de " l'angoisse presque tout entière physique, cette suffocation que [lui] causent certaines manifestations cyniques que le monde observe d'ordinaire avec bienveillance " (ibid., p. 882). Il y réagit en criant. Cri de douleur bien plus que de colère, cri pour que la douleur n'empoisonne pas le sang. Si Bernanos est violent, c'est comme est violent un grand fleuve, parce que sa nature est généreuse. Ne confondons pas cela avec l'agressivité à quoi l'on identifie communément toute violence. Il témoigne selon sa nature, comment pourrait-il en être autrement ? Il témoigne " dans un langage d'homme et non par des phrases honteuses qui renvoient dos à dos avec une douceur exécrable, le juste et l'injuste, le riche et le pauvre, la victime et le bourreau " (Scandale, Pl. I p. 609). Gardons-nous, aussi, de croire que la sévérité de ses propos est le produit de la colère. Il dit ce qu'il voit, voilà tout, sans rien omettre ni atténuer. Le témoignage doit être exact : nous pouvons sans crainte être exacts puisque ce n'est pas nous qui jugeons. Ce n'est nullement contraire à la charité, car la charité n'est pas aveugle. À Blanche de la Force qui vient de lui dire " Ô ma mère, je ne voudrais voir ici que le bien ", la première prieure des Dialogues des carmélites, répond : " Qui s'aveugle volontairement sur le prochain sous prétexte de charité ne fait souvent rien autre chose que de briser le miroir afin de ne pas se voir dedans " (Pl. p. 1586). Nous retrouvons là, sous une autre forme, la même affirmation : " Je ne vous juge pas, je me juge avec vous. "

Cela posé, du fait que l'on refuse de s'aveugler volontairement ne résulte pas automatiquement que l'on ait toujours raison et que l'on ne puisse être aveuglé sans s'en rendre compte. Par exemple par la colère, et par toute forme de passion. Bernanos le sait bien, qui écrit dans les Grands Cimetière sous la Lune : " Oh ! je ne suis pas plus que vous au-dessus des passions ! je les défie le moins possible, de peur qu'elles ne me mangent " (Pl. I p. 425). Et il reconnaît honnêtement un peu plus loin : " Si j'avais vécu (à Majorque) dans l'intimité d'hommes de gauche, il est probable que leur manière de protester eut déclenché en moi certains réflexes de partisan dont je ne suis pas toujours maître " (ibid., p. 437). Qu'il soit injuste parfois, ou excessif dans ses attaques, nous ne songeons pas à le discuter. Il n'est pas, non plus, question de chercher à dresser une liste des cas où il l'a été. Du reste, celui qui le ferait, serait inévitablement, ici ou là, victime de ses propres passions ! Il s'agit seulement de tenter de comprendre l'intention, pour autant qu'elle nous est accessible à travers les textes qui à la fois la déclarent et la mettent en acte. Bernanos ne se croit à aucun égard infaillible : il peut être victime de ses passions. Il peut, aussi, tout simplement se tromper : " Je ne suis ni devin, ni prophète, je suis un homme de mon temps, avec les préjugés de mon temps, et je sais ce qu'il en coûte d'efforts, au milieu de tant de contradictions, pour ne pas être tout à fait un imbécile " (le Chemin, Pl. II p. 274). Passions, préjugés, tâtonnements : il est un homme comme tous les autres, ni saint, ni devin, ni prophète. On aurait donc mauvaise grâce à lui reprocher des erreurs qu'il n'a jamais prétendues ne pas commettre, et on le trahirait gravement si on s'efforçait de les nier pour faire de lui le gourou qu'il n'a jamais voulu être. Il ne lui a été donné, comme à chacun de nous, qu'une part de vérité. Cette part, encore faut-il qu'il la libère, car, dit-il dans les Enfants humiliés, " Je comprends de plus en plus que je n'ajouterai rien à la vérité dont j'ai le dépôt, je ne pourrais m'en donner l'illusion. C'est moi-même qui devrais me mettre à sa mesure, car elle étouffe en moi, je suis sa prison, et non pas son autel " (Pl. I p. 902).

La libérer, cela suppose de reconnaître ses erreurs lorsqu'il lui est permis de les constater. Dans la guerre d'Espagne, par exemple : " Je ne sens nul mépris pour ceux qui croient encore à la Croisade espagnole, car j'y ai cru moi-même quelques semaines, et si j'ai été si vite déçu, c'est que je l'ai vu de près " (le Chemin, Pl. II p. 274). Cela suppose de s'efforcer d'être juste avec ses adversaires, c'est à dire de les défendre lorsqu'ils sont mensongèrement attaqués. Songeons à cet article du 1er février 1945, intitulé " Le Saint-Office communiste ", où il s'emploie à réfuter le réquisitoire de Louis Aragon contre André Gide. Il écrit : " Loin d'être tenté de trop d'indulgence envers (Gide), j'avoue que je dois faire effort pour rester juste à l'égard d'un grand écrivain — l'un des plus grands de notre littérature — et qui honore notre langue " (le Chemin Pl. II p. 669). La lecture de cet article nous permet de voir comment Bernanos, au fil des années, a nuancé son jugement sur Gide, comme il l'a dépassionné. Juste avant le passage cité, très précisément au début de la phrase, il affirme : " Il est vrai que je saurais partager la conviction un peu trop sommaire de Paul Claudel ou de Henri Massis, qui le croient possédé du diable ". Pourtant, dans une interview de 1926, il avait souscrit en ces termes à l'énoncé de cette conviction sommaire : " Ce haut cas de perversité intellectuelle n'est pas agréable à regarder en face. D'ailleurs l'étude de Massis est vraiment définitive " (Pl. I p. 1046). Entre ces deux dates, le regard de Bernanos sur Gide s'est donc aiguisé. Or, en 1931, il a commencé à écrire Monsieur Ouine dont le héros a d'abord été, dans son esprit, un proche parent d'André Gide, Monsieur Oui-Non. De cette parenté initiale, on trouve d'ailleurs trace. Ainsi, un peu après le milieu du roman, on peut lire ceci : " Combien de fois, au retour de ses longues promenades, le soir, il est allé s'embourber dans les chemins creux, rien que pour éviter la grande rue alors déserte, avec les cernes d'or jaune des lampes, lorsque le regard plonge dans les salles, surprend la famille au gîte, le vieux qui crache sur la cendre, la grand-mère encore agile, le paquet d'un hideux marmot lié d'une serviette à la chaise de paille, les joues enflammées de la fille, parfois aussi un petit garçon qui rêve, le porte-plume enfoncé dans la bouche, et ses yeux d'ange... " (Pl. p. 1471). Ecoutons maintenant en écho les paroles de Ménalque dans les Nourritures Terrestres : " Familles, je vous hais ! foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur. Parfois, invisible de nuit, je suis resté penché vers une vitre à longtemps regarder la coutume d'une maison. Le père était là, près de la lampe ; la mère cousait ; la place d'un aïeul restait vide ; un enfant, près du père, étudiait ; — et mon cœur se gonfle du désir de l'emmener avec moi sur les routes " (Pl. Romans p. 186). Il est vrai que la haine de Minalque paraît presque simplette auprès de la haine de celui qu'Albert Béguin présentait comme un prêtre de satan. Monsieur Ouine, donc, s'est vite éloigné de son modèle, et par-là même André Gide a été rendu à sa mesure humaine. Lui aussi, au fond, Bernanos l'a " vu de près " l'ayant regardé de ce regard lucide qui est celui du romancier.

Libérer la vérité dont on est la prison, cela suppose, pour résumer tout le reste, d'accepter sa propre imperfection, par conséquent de cheminer humblement, souvent par des chemins très obscurs, vers une plus grande vérité. Cela n'est pas facile. Cela est douloureux. " Je m'efforce d'écrire aujourd'hui (en 1939 à ce que j'aurais écrit en 1915, si du moins j'en eusse été capable, mais j'étais jeune alors, j'avais encore beaucoup à souffrir, il faut acheter de beaucoup d'angoisse un pauvre don de prévoyance qui d'ailleurs ne saurait arrêter, un même retarder le cours des choses, mais peut servir à libérer certaines âmes " (Enfants humiliés, Pl. I p. 798). Impossible d'éluder la douleur, car le cheminement dont il s'agit n'est pas de l'ordre de la progression intellectuelle, mais de l'ordre de l'aventure spirituelle. Toute vérité, nous l'avons vu, " la plus humble des vérités " renvoie à Celui qui est le chemin, la vérité et la vie, toute progression, même apparemment banale, dès lors qu'elle va vers Lui, se fait sous la motion de Celui qui nous introduira dans la vérité toute entière. Et " toutes les aventures spirituelles sont des Calvaires " (Lettre à un ami, 1945). En disant cela, nous ne voulons pas, bien sûr, canoniser — comme eût dit (à peu près) sainte Thérèse d'Avila — des souffrances que Bernanos appelait volontiers des " embêtements ", ni le représenter écrivant avec le Christ pour lui tenir la main et l'Esprit Saint pour allumer la lampe, nous voulons seulement souligner le fait qu'il n'est pas ce que lui-même appelait " une bête à encre ", que ses œuvres sont des actes, qu'elles l'engagent. Sur quelle route ?... " Mes souffrances sont celles du premier venu " (Pl. I p. 876) affirme-t-il dans les Enfants humiliés. Il reste que, pour qui marche à la suite du Maître, fut-il le premier venu, la route est toujours celle du Calvaire.

Remarquons (la remarque est banale !) que Bernanos a été spécialement dur avec les chrétiens, clercs surtout, mais aussi laïcs pour peu qu'ils fussent revêtus d'une autorité morale. À ce cas particulier s'applique, bien sûr, tout ce que nous venons de dire, y compris quant à l'injustice, aux excès et aux erreurs. Mais s'agissant de l'Église, qui est son milieu vital (" je ne vivrais pas cinq minutes hors de l'Église... " (Nous autres, Pl. I p. 690)), il convient de préciser certains points. De son attitude envers elle, il s'est à maintes reprises, expliqué. Constatons d'abord que c'est en chrétien qu'il lui reproche ses fautes : " Il ne dépend de [...] personne de me contraindre à servir l'Église comme un parti, car l'Église n'est pas un parti [...]. L'homme chrétien n'est donc pas l'homme d'un parti " (ibid. p. 737). Agir comme il le fait n'est absolument pas nuire à l'Église, comme le proclame le parti clérical, au contraire, c'est témoigner pour elle, témoigner de ce qu'elle est vraiment de façon visible et efficace : " Je me jugerais le dernier des lâches si j'agissais de telle manière qu'on put raisonnablement croire que l'Église est un parti, qu'un chrétien seulement coupable de demander une enquête sur des crimes patents puisse être chassé de l'Église comme serait aujourd'hui chassé d'Allemagne n'importe quel Allemand assez courageux pour dénoncer publiquement les camps de concentration " (ibid.). Là encore, là surtout, il parle pour dire la vérité sur tel ou tel point, non dans l'intention de réformer l'institution pour éviter désormais les abus et les mensonges : " S'il m'arrive de mettre en cause l'Église, ce n'est pas dans le ridicule dessein de contribuer à la réformer. Je ne crois pas l'Église capable de se réformer humainement, du moins dans le sens où l'entendaient Luther et Lamennais " (Pl. I p. 426) écrit-il en 1936 dans les Grands Cimetière sous la Lune. En 1943, dans le texte qu'il consacre à Martin Luther et qu'il n'a pas achevé, il précise : " Qui prétend réformer l'Église [...] par les mêmes moyens qu'on réforme une société temporelle, non seulement échoue dans son entreprise mais finit infailliblement par se retrouver hors de l'Église. Je dis qu'il se trouve hors de l'Église avant que personne ait pris la peine de l'en exclure. Je dis qu'il s'en exclut lui-même par une espèce de fatalité tragique ", (Martin Luther Pl. II p. 912). Car " l'Église n'a pas besoin de réformateurs mais de saints " (ibid.). Or, les saints intercèdent, ils ne réforment pas. En effet, puisque l'Église rassemble les hommes pêcheurs, il va de soi qu'elle n'est pas parfaite.

Sinon, elle ne pourrait remplir cette mission de rassembler les hommes tels qu'ils sont : " Je ne la souhaite pas parfaite, elle est vivante " (Cimetières, Pl. I, p. 426). Elle n'est pas une institution comme les autres, elle est " une maison de famille, une maison paternelle, et il y a toujours du désordre dans ces maisons-là [...]. La maison de Dieu est une maison d'hommes et non de sur-hommes " (La liberté Pl. II p. 1381). L'Église est en ce monde " pareille au plus humble, au plus dénué de ses fils, elle va clopin-clopant de ce monde à l'autre monde ; elle commet des fautes, elle les expie, et qui veut bien détourner un moment les yeux de ses pompes, l'entend prier et sangloter avec nous dans les ténèbres " (Cimetières, Pl. I p. 426). Ces paroles de compassion et de tendresse, c'est dans les Grands Cimetière sous la Lune qu'on les trouve, dans ce livre où Bernanos demande si violemment compte à l'Église de son attitude pendant la guerre d'Espagne. Lui-même, d'ailleurs, souligne la contradiction apparente : " Dès lors, pourquoi la mettre en cause dira-t-on ? " et il répond : " Mais parce qu'elle est toujours en cause. C'est d'elle que je tiens tout, rien ne peut m'atteindre que par elle. Le scandale qui me vient d'elle m'a blessé au vif de l'âme, à la racine même de l'espérance [...]. Je me défends contre ce scandale par le seul moyen dont je dispose en m'efforçant de comprendre " (ibid.). Il n'y a pas contradiction : c'est parce qu'il aime l'Église qu'il parle d'elle avec tant de tendresse et réagit à ses fautes avec tant de violence. Il ne tentera pas de la réformer, mais il n'a pas la patience des saints, alors il crie, il crie à la fois son scandale et son amour : " Je l'aime douloureusement, voilà la vérité, je l'aime comme la douloureuse vie elle-même, je l'accepte telle quelle, telle quelle je tâche de l'accepter " (Nous autres, Pl. I p. 736). C'est en chrétien qu'il se plaint d'elle — en chrétien ordinaire, dirait-il — à la fois pour ne pas désespérer et parce qu'il ne désespère pas : la plainte qui, à vue humaine, paraît bien inutile, par cela même qu'elle est signe d'espérance, qu'elle témoigne de la vérité et qu'elle manifeste le désir de comprendre, qu'elle est un moyen pour comprendre, non seulement ne le retranche pas de l'Église, mais au contraire lui permet de contribuer — à sa mesure à lui et selon la modalité qui lui est propre — à son perfectionnement. Non de l'extérieur, mais de l'intérieur, car toute âme qui s'élève élève l'Église : " Et il me semble qu'au terme de cette acceptation, si du moins j'en étais jamais digne, je recevais mon humble part dans l'immense effort de son ascension " (ibid.). Toute âme qui entre plus avant dans la communion ecclésiale répond à la prière de Jésus à son Père en Jean, 17-22 : " Je leur ai donné la gloire que Tu m'as donnée pour qu'ils soient un comme Nous sommes un. "

Curieuse acceptation qui passe par le refus, curieux cheminement vers l'unité qui passe par l'opposition, pourra-t-on objecter. Pourtant, nous ne retiendrons pas l'objection. D'abord, rappelons encore que Bernanos refuse le mensonge, qu'il s'oppose aux actes et aux discours, mais qu'il ne juge pas les personnes, qu'il a découvert, en écrivant l'Imposture, paru en octobre 1927 que " pour mériter le nom d'imposteur, il faudrait qu'on fût totalement responsable de son mensonge, il faudrait qu'on l'eût engendré, or tous les mensonges n'ont qu'un Père, et ce Père n'est pas d'ici. Je crois que le mensonge est un parasite, le menteur un parasite " (Enfants humiliés, Pl. I p. 830 — 831). Ensuite et surtout soulignons qu'il parle pour rassembler, non pour diviser. Pour rassembler, ou plutôt pour empêcher d'irréversibles divisions. Car il ne parle pas pour lui seul, il ne parle pas uniquement en vue de son perfectionnement personnel, pour soulager sa propre conscience et pour libérer sa part de vérité. Certes, il ne parle pas pour convaincre, ni dans l'espoir de changer le cours des choses. Mais, il sait que, tout inutile qu'il soit au regard de la marche du monde, son témoignage aidera autrui. Donc, il parle, premièrement pour éviter la prolifération du mensonge. En effet " chaque mensonge est vivant, bien vivant, un mensonge, en terrain favorable se reproduit plus vite que la mouche du vinaigre " (ibid.). Or, chacun de nous est menacé, chacun de nous peut être, à son insu, ce terrain favorable au mensonge d'autrui : " Nous ne sommes jamais sûrs qu'il ne trouvera pas en notre propre fonds un autre mensonge complice, à quoi il est par avance mystérieusement accordé, pour une objecte fécondation " (ibid.). En outre et surtout, par le scandale que donnent à ceux qui sont indemnes les paroles et les actes de ceux qu'il a parasité, le père du mensonge tente de conduire le plus grand nombre d'âmes possible au désespoir, manœuvre d'autant plus efficace si le scandale vient de l'Église : " Il n'est d'autre scandale que celui qu'elle donne au monde " (Cimetières Pl. I p. 426). Parler, c'est déjouer la manœuvre : " Vous me conseillez de tourner le dos ? Peut-être le pourrais-je, en effet, mais je ne parle pas au nom des saints, je parle au nom de braves gens qui me ressemblent comme des frères. Avez-vous la garde des pêcheurs ? Eh bien, le monde est plein de misérables que vous avez déçu " (ibid.). Si l'on se tait, non d'ailleurs vraiment par méchanceté, mais par veulerie, pour ne pas faire d'histoires en se disant que cela risquerait de nuire à l'Église, par aveuglement à demi volontaire sur la gravité des fautes commises, certaines âmes courent les plus grands dangers : " Il y a peut être quelque part, à l'heure où j'écris ces lignes, un cœur, hélas ! Mystérieusement prédestiné, dont la blessure, irritée sans cesse, tourne au cancer " (Nous autres, Pl. I p. 705). Ce cœur, il ne faut pas l'abandonner. Il est urgent de dire la vérité, sans rien ménager, pour lui rendre l'espérance : " Je sais bien que ces vérités sont dures, mais je les dis parce qu'elles sont les vôtres et les miennes. Je les dis aussi durement que je puis, afin que le scandale des conformistes égale et compense celui que les conformistes donnent aux hommes de bonne volonté ? " (ibid., p. 704-705). S'agit-il de rendre coup par coup ? Certainement pas, car scandaliser les conformistes, c'est les sortir de leur torpeur et les remettre devant des vérités qui sont les leurs. Et en même temps, c'est se porter au secours des autres : " J'en sais assez long, j'ai assez vécu pour savoir que la sécurité des conformistes se paie des déceptions et du désespoir des hommes de bonne volonté " (ibid.).

À propos de ce cœur mystérieusement prédestiné, on songe à Martin Luther tel qu'il est présenté dans le texte déjà cité. On songe aussi au personnage du docteur Delbende dans le Journal d'un curé de campagne, que le pharisaïsme, l'esprit de richesse et surtout la médiocrité de l'Église officielle (le conformisme est le résultat de la médiocrité) ont poussé la révolte, jusqu'à le conduire à un probable suicide maquillé en accident de chasse. De lui, son ami le curé de Torcy dit au curé d'Ambricourt : " Maxence était un juste. Dieu juge les justes. Ce ne sont pas les idiots ou les simples canailles qui me donnent beaucoup de souci, tu penses ! [...] Tout le mal est venu peut-être de ce qu'il haïssait les médiocres " (Pl. p. 1123). Nous abordons là un autre problème. Il ne s'agit plus que secondairement du mensonge. L'épreuve à laquelle le docteur Delbende n'a pas — n'a peut-être pas résisté (mais " Dieu seul est juge " ne l'oublions pas ) n'est pas seulement celle du scandale donné par le mensonge et par les fautes de l'Église ou des hommes en général, c'est celle du juste, de celui qui s'engage tout entier, confronté à la médiocrité de ses semblables. " Le médiocre est un piège du démon — continue le curé de Torcy — la médiocrité est trop compliquée pour nous, c'est l'affaire de Dieu. En attendant, le médiocre devrait trouver un abri dans notre ombre, sous nos ailes " (ibid.). Il est malgré tout, nous l'avons vu, assez facile de se situer par rapport aux pharisiens, aux scribes et aux docteurs de la loi, car l'Évangile parle d'eux directement et sans équivoque. Leurs actes sont, si l'on peut dire, positivement répréhensibles. Mais que faire des médiocres ? Que faire des lâches lorsqu'on est un homme de courage et d'honneur, lorsqu'on s'est juré de " faire face " ? Que faire des imbéciles, les fameux imbéciles anathématisés dans la Grande Peur des biens pensants toujours mis en cause depuis ? Ils ne ressemblent pas, pourtant, aux pauvres des Béatitudes. Mais comment juger leurs actes, à eux qui ne font face à rien, à eux qui agissent par défaut ? " Et si Jésus-Christ vous attendait justement sous les apparences d'un de ces bonhommes que vous méprisez — disait le curé de Torcy au docteur Delbende —, car sauf le péché il assume et sanctifie toutes nos misères ? [...] Si vous ne le cherchez pas là, de quoi vous plaignez-vous, c'est vous qui l'avez manqué ... " (ibid.). Puis il conclut, à l'adresse du curé d'Ambricourt : " Il l'a peut être manqué, en effet ". La fierté, le courage et l'honneur sont des valeurs humaines naturelles. Elles sont, certes, des valeurs, elles peuvent être baptisées, elles doivent être prônées car elles ont un rôle éminent à jouer dans la construction de la cité des hommes : " Les plus grandes canailleries de l'Histoire n'ont pas été commises par les plus grandes canailles de l'Histoire — écrit Bernanos, en mai 1941, à la révérende sœur Marie Loyola — mais par les lâches et les impuissants " (le Chemin Pl. II p. 327). Un peu de courage et de sens de l'honneur eussent évité bien des catastrophes historiques. Il faut le dire, il ne faut pas se lasser de le répéter. Bernanos le répète jusqu'à la fin de sa vie et même, après Monsieur Ouine, au devoir de parler et de prendre parti pour le courage et pour l'honneur, il sacrifie délibérément son œuvre surchargée à laquelle l'urgence des événements ne lui laisse plus le temps de travailler. Dans l'ordre humain, la règle de l'honneur est une règle absolue. Pourtant, ultimement, l'honneur, la fierté et le courage ne sauraient constituer un désordre : " Le Christ n'est pas mort seulement pour les héros, il est mort aussi pour les lâches " (la Liberté, Pl. II p. 1381-1382) rappelle-t-il dans Nos amis les saints. Et dans les Dialogues des carmélites, l'œuvre écrite au seuil d'une mort qu'il savait imminente, il fait dire à la seconde prieure : " Lorsqu'on les considère de ce jardin de Gethsemani où fut divinisée, en le Cœur Adorable du Seigneur, toute l'angoisse humaine, la distinction entre la peur et le courage ne me paraît pas loin d'être superflue, et ils nous apparaissent l'un et l'autre comme des colifichets de luxe " (Pl. p. 1653).

L'héroïsme humain n'est pas l'héroïcité des vertus théologales. Depuis le personnage de Donissian, dans Sous le soleil de Satan, chez qui la sainteté se dégage difficilement de l'héroïsme, et dont la mort a quelque chose de terrible et d'ambigu jusqu'à celui du curé d'Ambricourt dans le Journal d'un curé de campagne, qui meurt en s'abandonnant entièrement à Dieu et dont les dernières paroles sont le " tout est grâce " de sainte Thérèse de Lisieux, jusqu'aux Dialogues enfin, où la petite Blanche de la Force monte tranquillement à l'échafaud parce que, et uniquement parce que la première prieure a assumé d'avance, dans une agonie particulièrement délaissée et humiliante, toute la peur qu'elle ne pouvait pas vaincre et qui l'eut conduite à n'importe quelle démission pour seulement sauver sa vie, Bernanos a de plus en plus nettement distingué l'un de l'autre. Non, bien sûr, que Blanche soit médiocre, l'angoisse qui l'écrase dépasse toute mesure et sa faiblesse est celle de l'enfant abandonné. Mais comment savoir ce qui, dans la démission d'un médiocre, relève de la faiblesse de l'enfant et procède d'une angoisse à laquelle il n'a pas la capacité de résister ? De plus, nous qui parlons, qui sommes-nous ? D'où vient que nous ne sommes pas des conformistes, des lâches, des imbéciles ? Dans les Enfants humiliés, Bernanos déclare : " Si je n'étais chrétien, je serais évidemment un imbécile " (Pl. I p. 780). Or, il avait une conscience aiguë du fait que la foi est une grâce. Après avoir tant tourné contre les imbéciles, tant souffert à cause d'eux, il finit par affirmer que c'est par pure grâce qu'il n'est pas l'un d'entre eux. Nous ne sommes pas juges du courage d'autrui et nous n'avons pas le droit de nous prévaloir du nôtre. Dans les Dialogues des carmélites toujours, Mère Marie de l'Incarnation qui a pris l'initiative, en l'absence de la Prieure et — elle le savait bien ! — contre son gré, de faire prononcer à la communauté le vœu du martyre, chargeant ainsi Blanche d'un fardeau qu'elle ne pouvait pas porter, est la seule à ne pas être guillotinée. Dans le jeu des circonstances qui l'ont retenue loin de ses sœurs, l'aumônier du Carmel voit clairement la volonté de Dieu. En effet, Mère Marie souhaitait le martyre pour des raisons beaucoup trop humaines, pour des raisons qui tenaient à l'honneur. Le sacrifice de sa vie ne lui coûtait pas, mais le sacrifice de son honneur lui coûte terriblement. " Voilà ce sang, oui voilà ce sang que Dieu vous demande et qu'il vous faut verser ! Vous auriez donné avec joie celui qui coule dans vos veines, vous l'auriez versé comme l'eau. Mais chaque goutte de celui-ci vous arrache plus que la vie " (Pl. p. 1718). L'honneur n'est pas une valeur absolue, et l'héroïsme peut fort bien se mettre au service du mal : " Vous savez que les nazis n'ont cessé d'opposer à la Très Sainte Agonie du Christ au jardin des Oliviers la mort joyeuse de tant de jeunes héros hitlériens " (la Liberté Pl. II p. 1382). Jésus connaît la faiblesse des hommes, et il l'a assumée : " Le Christ veut bien ouvrir à ses martyrs la voie glorieuse d'un trépas sans peur, mais il veut aussi précéder chacun de nous dans les ténèbres de l'angoisse mortelle. La main ferme, impavide, peut, au dernier pas, chercher appui sur son épaule, mais la main qui tremble est sûre de rencontrer la sienne " (ibid.).

Cela posé, il reste que dans l'ordre humain, dans l'ordre temporel, l'héroïsme a une place éminente, que le courage est nécessaire, le simple courage, celui qu'il faut toujours pour dire la vérité, même si cela ne nous conduit pas à être directement menacés dans notre vie. Or, " un chrétien du siècle ne saurait se désintéresser du temporel, n'est nullement tenu à cette démission du temporel qui honore un chartreux ou un trappiste " (Nous autres, Pl. I p. 748), Bernanos est un laïc, c'est dans le monde qu'il a été appelé à lutter (" vacatus ", comme il dit toujours). Le 31 mai 1905 (il a dix sept ans), il écrit à l'abbé Lagrange : " Si je n'ai pas l'intention de me faire prêtre, c'est d'abord parce qu'il ne me semble pas en avoir la vocation, et qu'ensuite un laïque peut lutter sur bien des terrains ou l'ecclésiastique ne peut pas grand chose " (Pl. p. 1730). Jamais il n'a changé là-dessus. C'est donc au nom de sa vocation spécifique de chrétien laïc qu'il s'engage dans les combats de ce monde : " Nous tenons le temporel à pleines mains, nous tenons à pleines mains le royaume temporel du Dieu ", écrit-il en 1929 dans Jeanne relapse et sainte. Vocation qui ne fait double emploi avec la vocation religieuse : elle est autre, son champ d'action n'est pas le même, elle n'implique pas les mêmes obligations. En 1938, dans Nous autres Français, il précise la différence : " L'Église a un dépôt, elle le garde. Elle porte cette vérité en elle comme une femme grosse son enfant [...]. Il n'est rien de noble et de grand dans le monde qu'elle ne soit prête à sacrifier dès qu'il s'agit d'épargner un risque à ce qu'elle porte dans ses flancs " (Pl. I p. 747). Tel est son devoir. " Mais puisque les gens d'Église savent cela comme moi, m'accorderont-ils que, bénéficiant d'une si colossale exception de jeu, il leur est difficile d'intervenir dans les rudes batailles d'homme où il n'est guère d'autre loi que le respect de la parole donnée, coûte que coûte ? " (ibid. 748). Mais cette vocation, pour être différente, n'est pas une moindre vocation : " Nul d'entre nous n'aura jamais assez de théologie pour devenir seulement chanoine. Mais nous en savons assez pour devenir des saints " (Jeanne p. 42). Car nous sommes tous également appelés à nous sanctifier, chacun de nous, à la place où Dieu le veut et selon son mode personnel, est appelé à la sainteté. " Car depuis que furent bénis avec nous la vigne et le blé, la pierre de nos seuils, le toit où nichent les colombes, nos pauvres lits pleins de songe et d'oubli, la route où grincent les chars, nos garçons au rire dur et nos filles qui pleurent au bord de la fontaine, depuis que Dieu lui-même nous visite, est-il rien en ce monde que nos saints n'aient dû reprendre, est-il rien qu'ils ne fussent donner ? " (ibid.). La vocation du laïc s'enracine donc aussi, peut-être parfois plus visiblement que la vocation sacerdotale — plus visiblement ne signifie pas plus réellement — dans l'amour de Dieu pour le monde, dans l'amour du Christ pour la terre : " Il a aimé comme un homme, humainement, l'humble ? ? ? ? ? ? ? ? ? de l'homme, son pauvre foyer, sa table, son pain et son vin. Les routes grises, dorées par l'averse, les villages avec leurs fumées, les petites maisons dans les haies d'épines, la paix du soir qui tombe et les enfants jouant sur le seuil. Il a aimé tout cela humainement, à la manière d'un homme mais comme aucun homme ne l'avait jamais aimé, ne l'aimerait jamais. Si purement, si étroitement avec ce cœur qu'il avait fait pour cela, de ses propres mains " (la Joie, Pl. p. 684). Vocations complémentaires et non concurrentes, qui tirent leur origine d'un unique amour et qui chacune le manifestent selon leur forme spécifique. " Quand je serai mort, dites au doux royaume de la terre que je l'aimais plus que je n'ai jamais osé dire ", écrit Bernanos en 1936, dans une dédicace, et son personnage préféré, l'humble saint du Journal d'un curé de campagne (publié la même année), le curé d'Ambricourt, à qui le docteur Laville vient d'annoncer qu'il va mourir, découvre en son cœur le même amour : " Hélas ! j'avais cru traverser le monde presque sans le voir [...] et parfois même je m'imaginais le mépriser [...], j'étais comme un pauvre homme qui aime sans oser le dire, ni seulement s'avouer qu'il aime " (Pl. p. 1242).

Nous retrouvons ici l'amour à l'origine de la parole bernanosienne en ce qu'elle a de plus actif, de plus engagé dans l'actualité, mais non plus seulement comme un élan naturel de sa propre générosité, mais comme figure de l'imitation de Jésus-Christ. Ainsi, quand il se préoccupe de l'avenir de la cité des hommes, c'est bien comme chrétien qu'il le fait. En disant cela, nous ne nous prononçons nullement sur le contenu de ses engagements, ses choix relèvent de la vertu de prudence, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas valeur absolue. Ils sont les choix d'un homme de bonne volonté, orientés par son tempérament, par son éducation, par les circonstances. D'autres chrétiens de bonne volonté peuvent en faire d'autres ; lui-même peut se tromper pour toutes les raisons que nous avons évoquées plus haut. On peut trouver, lisant les œuvres de combat plus de cinquante ans après qu'elles furent écrites, que nombre de pages concernent des batailles dont l'enjeu aujourd'hui nous échappe et dont les protagonistes ne sont pour nous que des noms vides, et se dire par conséquent qu'il nous est difficile de juger du bien fondé de ces propos... et même parfois que peut-être tout cela n'avait pas autant d'importance qu'il y paraissait. Mais d'abord, cela ne prouve rien : " Je ne demande pas mieux que de pourrir — dit Bernanos dans les Enfants humiliés — Je sais parfaitement que ce qui se trouve dans mes livres d'humaine vérité vivante sera d'abord, comme moi, mangé des vers " (Pl. I p. 873). Et puis, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Il s'agit de comprendre son engagement comme tel et de voir qu'il exprime sa charité fraternelle — d'où l'importance primordiale qu'il lui accorde.

Car ce n'est pas pour lui seul qu'il parle, nous l'avons vu. Même si sa parole est solitaire (la contradiction n'est pas apparente) même s'il lui arrive parfois de ne plus trop savoir pour qui. De fait, s'il ne sait pas pour qui, du moins sait-il devant qui. Dans les Enfants humiliés toujours, il dit : " J'ignore pour qui j'écris, mais je sais pourquoi j'écris. J'écris pour me justifier. — Aux yeux de qui ? — [...] Aux yeux de l'enfant que je fus " (Pl. I p. 870). Et déjà dans les Grands Cimetière sous la Lune : " Qu'importe ma vie ? Je veux seulement qu'elle reste jusqu'au bout fidèle à l'enfant que je fus " (Pl. I p. 404). Cet enfant — qui est lui-même, et qui est aussi, au fil des œuvres, " n'importe quel petit garçon français " n'est pas à proprement parler un destinataire, il est un juge. Il est celui dont le regard mesure les actes et les mots à l'œuvre de son innocence. Il n'est pas celui à qui on parle, il est celui dont on voudrait parler le langage, " comme si un tel langage pouvait s'écrire, s'était jamais écrit. N'importe ! Il m'arrive parfois d'en retrouver quelque accent... et c'est cela qui vous fait prêter l'oreille, compagnons dispersés à travers le monde " (ibid., p. 355). Qui sont donc ces compagnons ? Ce sont, bien sûr, ceux qui lui ressemblent de façon évidente : " Compagnons inconnus, vieux frères, nous arriverons ensemble, un jour, aux portes du royaume de Dieu. Troupe fourbue, troupe harassée, blanche de la poussière de nos routes, chers visages durs dont je n'ai pas su essuyer la sueur, regards qui ont vu le bien et le mal, rempli leur tâche, assumé la vie et la mort, ô regards qui ne sont jamais rendus ! " (ibid.). Mais ce sont aussi les victimes de la guerre d'Espagne, les soldats des tranchées, tous ceux que le mensonge révolte, tous ceux qui sont menacés par la désespérance et qui ne peuvent pas le dire... d'une manière générale, ce sont les pauvres, tous les pauvres, et d'abord ceux qui le sont matériellement. Bernanos est l'un d'entre eux : " Dans la plus antique aristocratie du monde, celle qui a pour chef Jésus Christ et saint François d'Assise pour connétable, je ne suis qu'un tout petit gentilhomme. N'importe ! N'importe ! C'est assez cependant pour que je me sente humblement solidaire de l'honneur des pauvres gens " (Enfants humiliés, Pl. I p. 896). Il ne tire de ce fait aucune gloire : " Nous n'avons pas fait vœu de pauvreté [...] c'est le bon Dieu qui a fait ce vœu pour nous, et si nous y manquons, il l'observe à notre place [...], il a percé nos mains pour que nous ne puissions rien garder dedans " (ibid., p. 897). Mais la pauvreté dont il s'agit va au-delà de la pauvreté matérielle. Les pauvres pour lesquels il écrit sont tous ceux qui n'ont pas d'importance, ceux qui ne sont personne et que nul n'écouterait si, pas impossible, il leur venait à l'idée de parler. Il peut parler pour eux, parler à leur place, leur parler, parce qu'il n'a aucune puissance et aucun appui en ce monde, n'étant d'aucun parti et ne recherchant aucune dignité : " Je ne suis inscrit à aucune ligue. Je ne brigue aucune académie, pas plus le Goncourt que l'autre. Si j'appartiens, en quelque sorte, aux classes dirigeantes, ce n'est pas à titre de capitaliste, Seigneur ! La condition actuelle d'un écrivain français se rapproche beaucoup de celle d'un prolétaire " (Cimetières, Pl. 1 p. 559). Il est solitaire, et libre : " Je n'ai pas la prétention de penser mieux qu'un autre mais j'écris ce que je pense. Je ne me flatte pas de voir plus clair, mais j'écris ce que je vois. Il me semble que c'est le moins qu'on puisse exiger d'un écrivain qui se dit libre " (le Chemin Pl. II p. 272). Ainsi, il s'adresse aux hommes libres et par conséquent solitaires qui, par cela même, sont prédestinés à être amis. " L'heure vient toujours où un écrivain digne de ce nom doit choisir entre un public ou des amitiés. J'ai choisi les amitiés " (ibid.).

Bernanos, " écrivain " chrétien

Constatons que dans les textes que nous venons de citer, il se désigne lui-même comme un écrivain. Cela signifie que, de façon tout à fait explicite, il ne distingue pas en lui l'auteur des œuvres d'imagination de l'auteur des œuvres de combat. Nous ne pouvons aborder ce point que très brièvement ici, mais il est impossible de ne pas l'aborder. Bernanos est un écrivain, ce qui implique un rapport très particulier au texte : celui-ci ne saurait être seulement un moyen de transmettre le plus clairement possible des idées ou des informations, il a une réalité en soi, il a une présence, il est, réellement, une parole. Il suffit, pour s'en convaincre, de constater à quel point, dans toute l'œuvre, la phrase vibre toujours de la même manière. La vérité qui nous est donnée a, en effet, " un accent ". Le même accent. Quand Bernanos parle, on reconnaît toujours sa voix. Le son très particulier de son " orgue de Barbarie " pour reprendre la métaphore dont il use dans les Enfants humiliés : " Je ne méritais pas d'autre instrument que l'orgue de Barbarie dont je joue sous vos fenêtres, oh ! mes vieux compagnons ! " (Pl. p. 867). De plus, il déclare à plusieurs reprises que l'image est son mode naturel d'expression — souvent il s'en excuse, de façon plus ou moins ironique — et aussi que l'image de son mode naturel de perception : " Je suis un romancier, c'est entendu, il est donc parfaitement possible que je sois plus sensible qu'un autre à certaines images " (le Chemin Pl. II p. 369). Or, ce sont ces images — ces rêves — qui ont orienté toute sa vie, et qui l'ont " préservé des illusions " (Enfants humiliés, Pl. I p. 873) autrement qui l'ont maintenu dans la vérité. " J'ai rêvé de saints et de héros, négligeant les formes intermédiaires de notre espèce, et je m'aperçois que ces formes intermédiaires existent à peine, que seuls comptent les saints et les héros " (ibid., p. 872). Il apparaît que le rêve dont il s'agit n'est nullement rêverie de compensation destinée à embellir un monde figé, trop laid, mais au contraire vision exacte du réel, vision des choses telles qu'elles sont et non telles que les médiocres les donnent. Or ces saints et ces héros dont il a rêvé, un peu plus loin, il les nomme : ils s'appellent Donissian, Menou-Segrais, Chantal, Chevance, ce sont les héros de Sous le soleil de Satan, de l'Imposture, de la Joie... C'est donc dans ces œuvres d'imagination qu'il voit le monde de la manière la plus lucide, la plus profonde, la plus achevée. Ce qui n'a rien de surprenant, en somme, car le temps de ces œuvres-là est celui du pèlerinage abouti, c'est à dire qu'il est réintégré dans l'éternel, un subspecie aeternitatis tandis que dans les essais et les œuvres de combat, c'est le pèlerin qui parle, et il est en chemin. Voilà pourquoi c'est souvent dans les romans — nous en avons vu quelques exemples — qu'est menée à terme la méditation entreprise dans le feu de l'action. Il reste que ce pèlerin regarde et montre toujours le monde de la même manière, en écrivain, que c'est comme écrivain qu'il témoigne et que c'est pour cela que son témoignage a du poids. En février 1942, déplorant le suicide de Stefan Zweig, il écrit : " Le suicide de Monsieur Stefan Zweig n'est [...] pas un drame privé [...]. Des milliers et des milliers d'hommes qui tenaient Monsieur Stefan Zweig pour un maître, l'honoraient comme tel, ont pu se dire que ce maître avait désespéré de leur cause, que cette cause était perdue " (le Chemin, Pl. II, p. 394). Tout écrivain est engagé vis-à-vis de ceux qui le lisent du seul fait qu'ils le lisent et qu'ils lui font confiance.

Mais il y a plus : " Il est vrai que, au cours de ces dernières années, un grand effort a été fait pour tourner en ridicule la mission de l'écrivain. Je crois à cette mission, aussi naïvement qu'y croyaient Hugo ou Michelet " (ibid., p. 395). C'est à cette mission-là, en effet, qu'il a été appelé (vocatus), mais pas tout à fait comme Hugo ou Michelet : ce qu'il s'efforce de faire, à travers et par delà les événements particuliers, les circonstances et les " rudes batailles d'homme ", c'est de parler un langage chrétien. " Nous croyons, nous, qu'il n'y a rien de plus difficile que parler, à propos des humbles faits de la vie quotidienne, parfois douloureux, parfois comiques, souvent comiques et douloureux tout ensemble, un langage chrétien ; c'est une œuvre qui demande beaucoup plus de clairvoyance et d'amour qu'il n'en a généralement été departi aux journalistes, fussent ils d'excellents paroissiens. Après tout, Notre Seigneur Jésus-Christ a-t-il jamais fait autre chose ? " (Enfants humiliés, Pl. I p. 843). Toute l'œuvre de Bernanos, sans distinction de genre, est, en effet, une lecture des humbles faits de la vie quotidienne à la lumière de la Parole et dans la perspective du salut. Ainsi faisant, il s'adresse à tout homme. Au seuil de sa mort, alors qu'il pensait avoir peut-être encore le temps d'écrire cette Vie de Jésus, dont il n'a rédigé que quelques pages, il disait à Mgr Pezeril, qui nous le rapporte : " Je voudrais parler de Jésus-Christ très simplement aux hommes qui ne le connaissent pas, je voudrais en parler du seuil d'une église ou derrière un pilier, étant un pauvre homme comme les autres ". La fécondité spirituelle de son œuvre atteste qu'il y est parvenu.

C. R.

[Pour la version intégrale de cet article, avec l'appareil de notes, se reporter à la version papier.]